Adoro Te devote latens deitas
quae sub his figuris vere latitas.
Mon Révérend Père,
C'est avec une certaine appréhension que j'ai décidé d'assister le 18 octobre à notre soirée de réflexion nourrie par votre conférence sur "L'Eucharistie, fait de société bimillénaire" et mon attente n'a pas été déçue. Je me suis permis de vous poser timidement juste deux questions après votre exposé, mais la deuxième a suscité une réaction de désapprobation de la part de M. le curé... C'est ainsi que je suis amené à vous faire part par écrit de quelques réflexions au sujet de ce que vous aviez dit.
Quant au sous-titre de votre conférence 'fait de société'... un remarque rapide. Je n'aime pas ce jargon médiatique. Qu'est-ce à dire 'eucharistie comme fait de société'? L'Eucharistie, pour moi -et pour l'Eglise- est un fait, un grand 'fait' de l'amour du Dieu incarné. Les 'faits' de société sont des inventions d'hommes, des événements provoqués par l'homme et qui propagent entre les hommes et qui sont fait pour les influencer par les médias. Dès que l'on présente quelque chose comme fait de société, un événement qui est érigé en un 'véritable fait de société' signifie que tous les regards du 'public' doivent se tourner vers cette chose... Quels sont les faits de société? Le Sida, l'intégration, le divorce, la pilule, le concubinage, le monoparentalisme, l'exclusion etc. et la liste n'est pas complète... Présenter l'Eucharistie comme un 'fait de société' contribue aussi en quelque sorte à sa laïcisation, à sa désacralisation du fait que l'on le dégrade au niveau des faits de société, tels que l'on nous les présente dans les médias. Pour ma sensibilité d'homme d'aujourd'hui, connaissant le sens et la portée de ce qu'on appelle fait de société, présenter l'Eucharistie comme un fait de société est choquant. Ne banalisons et ne désacralisons pas les choses sacrées par l'usage de jargons journalistiques.
Votre entrée en matière commença par une présentation de votre autorité doctrinale. Vous nous avez averti que vous étiez 'chargé officiellement de dire le sens des Ecritures aujourd'hui'. Cette entrée en jeu demande quelques remarques. Je vous avoue que l'usage du verbe 'dire' me rend perplexe. Ce verbe -avec le verbe 'lire'- est devenu monnaie courante dans la pratique ecclésiastique actuelle. Cet usage me rend perplexe et allergique du fait de la neutralité existentielle de ces deux verbes dépourvus de toute connotation de vérité, de toute connotation d'engagement et de toute résonances en profondeur dans l'âme et dans le coeur de celui qui 'dit' ou 'lit' simplement. En utilisant ces verbes, il n'y a pas de danger de se compromettre puisqu'il ne s'agit pas de "profession de foi" ... (expression pourtant couramment utilisée par nos candidats aux élections démocratiques...). Lorsqu'il s'agit de notre foi, personnellement, je préfère utiliser l'expression biblique 'in corde credere' et 'in ore profiteri' (Rom. 10: 9-10), reprise aussi tout à fait à point par saint Anselme précisément face à Roscelin de Compiègne dont l'orthodoxie doctrinale fut mise en cause. L'usage des verbes neutres 'dire' et 'lire' fait partie de cette tendance généralisée de nivellement: lorsqu'un chrétien 'dit' et/ou 'lit', il est au même niveau que celui qui n'a pas la foi ou qui la combat. N'importe quel athée peut 'lire' et 'dire' la "Parole de Dieu" mise par écrit sans y croire vraiment et sans la prendre vraiment comme 'parole de Dieu', si tant est que Dieu existe pour lui... Donc, démocratie oblige, le chrétien et l'athée ne se distinguent plus, tout au moins sur le plan de la parole extériorisée qu'est le discours.
Vous êtes donc chargé officiellement selon votre parole introductoire. Vous avez oublié d'ajouter quelques précisions - ou restrictions - : votre charge n'est pas un absolu inconditionnel sans règles à observer. Vous êtes chargé dans l'Eglise et en union avec l'Eglise, entendons le peuple de Dieu sans oublier son Chef... Votre charge est donc intimement liée à une obéissance, charge qui peut être même révoquée par celui qui vous a chargé. Je dit cela aussi en connaissance de la Tradition de l'Eglise et en connaissance de la récente Instruction de la Congrégation pour la doctrine de la foi (Rome, le 24 mais 1990) au sujet du travail du théologien. Cela veut dire aussi que vous n'êtes pas 'chargé' de dire n'importe quoi et n'importe comment...
Je remarque aussi la présence, dans vos paroles introductoire, du complément circonstanciel de temps 'aujourd'hui'. Cette expression fait partie du jargon habituel de la pastorale post-conciliaire ( 'post' entendu par rapport au concile Vatican II...), qui met l'accent (absolu?) sur le temps présent et qui, la plupart du temps, implique une opposition larvée au passé et, par conséquent, à la Tradition (apostolique). C'est en tout cas le sens profond de l'usage de cette expression dont le but est l'oubli total du 'passé' et le lancement du progrès sans fin (progressisme!). Pendant mes recherches, j'ai appris à être très sensibles au sens et à la signification de chaque mot. C'est pourquoi l'oeil de mon esprit ne pouvait ne pas s'arrêter à ces points de détail.
Dès le début, vous avez donné le ton: vous avez dénoncé le 'rationalisme suranné'...; vous avez affirmé avec conviction que l'Eucharistie est 'partage' (seulement partage?); vous avez décrit l'homme comme individu social, dialogal qui s'ouvre à autrui par la sexualité' (seulement par la sexualité?) ; vous avez présenté d'emblée la messe comme 'le condensé de notre existence' etc... etc...
Une remarque encore au sujet de votre présentation de l'homme comme' individu social, dialogal qui s'ouvre à autrui par la sexualité'. Ce qui m'a étonné c'est que vous n'ayez présenté comme ouverture à autrui que celle qui passe par la sexualité. Il faut d'abord s'entendre en ce qui concerne le sens de 'sexualité' dans notre contexte actuel, étant donné que la 'sexualité' a été bel et bien érigée en 'véritable fait de société' de notre temps. 68 nous a apporté, comme l'un des 'acquis sociaux', l'"ouverture de l'homme par le sexe", l'ouverture vers la libération sexuelle totale (!?). Je comprends donc bien que dans la perspective soixante-huitarde, l'ouverture à autrui par la sexualité soit -ou doive être- considéré comme l'ouverture de l'homme "par excellence", l'affirmation de sa dimension sociale principale ou unique. Cela correspond aussi à la théorie pan-sexualiste. Je voudrais remarquer deux choses. La sexualité est ce qu'il y a de moins spécifiquement humain dans l'homme, étant donné qu'elle s'exerce au niveau purement animal, comme chez les animaux et elle n'a rien de spécifiquement humain. Poser donc l'ouverture à autrui par la sexualité comme ouverture (unique ou principale) équivaut à dégrader l'homme au niveau purement animal. Je me permets de rappeler que, dans la perspective de certains théologiens, comme celle de saint Anselme, même la sexualité devait être soumis à la ratio, partie supérieure et noble de l'homme, dans le cas de l'homme idéal non atteint du péché 'originel' (pardonnez-moi l'usage de ce terme 'désuet'...).
Toujours est-il que même la sexualité -conçue comme seule ouverture ou ouverture principale de l'homme vers autrui- devrait aussi participer à la puissance supérieure de l'homme -je veux dire la raison- pour ne pas sombrer au niveau purement animal où seul l'instinct aveugle domine. Une philosophie (ou 'théologie'?) qui concevrait l'homme dans cette perspective ne serait que l'avatar du pansexualisme soixante-huitard. Par ailleurs, il faut noter aussi que la sexualité -et le libertinisme sexuel- ne signifie pas nécessairement l'ouverture vers un 'partenaire', mais aussi l'ouverture vers soi-même du fait de la propagation et la banalisation du péché solitaire... Donc dans le contexte sociologico-idéologique de la société actuelle, la sexualité est loin de représenter toujours et nécessairement l'ouverture vers l'autrui, mais souvent et aussi souvent le repli sur soi-même. Déjà à cet égard il est boiteux de désigner la sexualité comme ouverture de l'homme vers l'autrui.
D'autre part, toujours dans la perspective du soixanthuitardisme, le seul but de la sexualité est le plaisir, conçu individuellement. Le sexualisme ainsi conçu est loin d'être l'ouverture vers l'autrui, mais plutôt, encore une fois, un repli sur soi-même étant donné le but recherché, à savoir le plaisir individuel du sujet.
Mais ce qui est grave c'est de ne présenter que la sexualité comme ouverture. Car l'homme est ouvert avant tout vers l'Infini, l'infini du Bien et du Vrai, l'Infini de l'Etre qui lui permet de dépasser tout ce qui est fini ou éphémère et de placer ces derniers chacun à la place qui lui convient par sa nature de fini. Si l'homme a une dimension sociale, si l'homme peut s'ouvrir vers autrui c'est essentiellement dû à l'ouverture de son 'esprit' vers l'Infini qui lui ouvre un champ illimité de perception et de désir. Je peux m'ouvrir vers l'autrui précisément parce que mon esprit est fait essentiellement d'ouverture. Donc le fondement métaphysique et philosophique même de l'ouverture se trouve dans la nature ouverte de l'esprit de l'homme.
Vous avez fait 'profession de foi' de votre désaccord avec le catéchisme que vous aviez reçu (sans mentionner le 'Catéchisme de l'Eglise catholique'...) et d'emblée, vous nous avez invités à abandonner ce qu'enseigne le catéchisme, notamment au sujet de la nature unique -et de la trinité des Personnes- dans la Trinité. Vivant 'aujourd'hui', il faut donc abandonner ce qu'on nous a enseigné ', -disiez-vous. Et d'emblée, vous nous avez introduit à votre pensée concernant l'Eucharistie. Pour vous la 'messe est le condensé de notre existence'
Après avoir nié la doctrine traditionnelle de l'Eglise concernant la Trinité, vous faites de même en ce qui concerne la doctrine de la 'présence réelle' et de la 'transsubstantiation' (expressions utilisées par le concile de Trente et reprises par le Catéchisme n° 1376-1378. 'Christ Jésus est... présent de multiples manières à son Eglise... Mais au plus haut point il est présent sous les espèces eucharistiques' (SC 7 cité par le Catéchisme..., n° 1373). Vous déclariez que personne ne comprend ce qui signifie 'substance'... Sans entrer ici en des considérations d'histoire doctrinale, je vous conseille de consulter Larousse ou n'importe quel manuel de physique ou de chimie -sans parler de quelques manuels d'histoire de la philosophie. On y parle couramment de substances (chimiques) et de transformation de substances... Ce mot, dont le sens est d'origine philosophique aristotélicienne et boétienne, mais qui doit en définitive, son existence à une option des traducteurs du grec du XIIe siècle, est devenu même très technique et il constitue un outil conceptuel incontournable chez les pratiquants des sciences de la nature. Mais, dans ce contexte, je me permet aussi de vous rappeler un passage lumineux de Saint Anselme plein de clairvoyance et de perspicacité:
«Sed priusquam de quaestione disseram, aliquid praemittam ad compescendam praesumptionem eorum, qui nefanda temeritate audent disputare contra aliquid eorum quae fides Christiana confitetur, quoniam id intellectu capere nequeunt, et potius insipienti superbia iudicant nullatenus posse esse quod nequeunt intelligere, quam humili sapientia fateantur esse multa posse, quae ipsi non valeant comprehendere.»
Anselme a vu juste -et l'histoire des hérésies lui donne entièrement raison- que le rejet des doctrines (traditionnelles) de l'Eglise est causé par un manque d'intelligence...
Le sommet de votre énormité (non seulement théologique, mais même logique et philosophique) fut atteint lorsque vous disiez que 'celui qui ne dit pas "amen" reçoit du pain'. Ayant bien fréquenté la philosophie et la théologie scolastiques, je me permets d'ajouter un distinguo: "celui qui ne dit pas "amen" reçoit du pain" selon son opinion à lui, transeat; considérée la chose en elle-même, nego. Car, ce n'est pas la re-connaissance de celui qui reçoit la chose qui détermine ou change l'essence de la chose qu'on lui présente. Je présente à quelqu'un un objet, par exemple une pomme. Je lui dis: tiens une pomme. Alors, selon votre philosophie, s'il dit 'oui' (amen...), c'est une pomme que je lui donne et s'il dit 'non', ce n'est pas une pomme que je lui donne. De toute évidence, vous confondez ici deux choses: d'une part le problème de l'objet et de son identité et d'autre part le 'nom' que l'on donne à l'objet en question. Vous pouvez certes changer le nom de l'objet, mais ce changement n'affectera jamais l'objet lui-même, mais seulement sa relation à un contexte linguistique bien déterminé. Ce qui se passera alors c'est que votre interlocuteur ne vous comprendra plus. Une fois que l'on s'est mis d'accord sur le nom que l'on donne à un objet déterminé - en l'occurrence la pomme - quand je dis: tiens la pomme, mon interlocuteur comprendra de quel objet (désigné par le nom 'pomme') il s'agit et il dira: oui. Ou alors il y a une autre hypothèse: quand par exemple je veux offrir la pomme à quelqu'un qui ne connaît pas le mot 'pomme' (Apfel, apple, alma, ringo etc.) je lui dit simplement: "tiens ça!" sans dire le nom de la pomme, et du moment qu'il percevra l'objet présenté, il pourra exprimer son consentement de le recevoir et, même sans connaître son nom, il recevra une pomme et non pas autre chose. Cela vaut même dans le cas où n'ayant aucune possibilité de communication linguistique (avec un enfant perdu chinois par exemple), je lui tend simplement la pomme et du moment où il reconnaît l'objet présenté comme pomme, il le prendra en main et il mangera... Son consentement ou son refus ne changeront en rien l'objet et la nature de l'objet que je lui offre. Conclusion: ce n'est pas le 'communiant' par son acceptation ou son refus (de dire 'amen') qui changera la nature de "Ce" que le prêtre (ou le 'laïque...') lui donnera. Ou alors qu'est-ce qui déterminera la 'nature' du pain consacré: les paroles prononcées par le prêtre, ou la parole d'acceptation du communiant ou, -addo tertium membrum-, les deux à la fois? Quelle philosophie étrange, quelle théologie étrange... En tout cas, je vous remet 'ma lettre'. Si vous ne dites pas 'amen', ce ne sera pas ma lettre... et l'affaire est terminée... Je me rappelle les remarques pertinentes de Saint Anselme dans sa discussion avec Roscelin: celui qui déraille dans la foi, arrive aussi à dire des absurdités en matière de science profane, en l'occurrence en philosophie...
Si vous êtes allergique à des notions philosophiques comme 'nature', 'substance', 'personne', 'res', 'cause', 'causalité', 'efficience' etc. c'est qu'il vous manque une culture philosophique et un approfondissement intellectuel suffisants. Face à des imbéciles des siècles précédents qui prétendaient comprendre, vous découvrez que l'on ne peut pas comprendre ce que nous prédécesseurs prétendaient comprendre... Vous savez, chaque fois que je pense à Bultmann que vous tenez en grand estime et dont vous pratiquez la méthode et fréquentez les pensées depuis longtemps, je me pose toujours le dilemme: Comment se fait-il que de longues générations d'humains comprenaient certaines choses que les humains de notre génération ne comprennent pas, ou ne doivent pas comprendre, ou n'ont même pas le droit de comprendre selon nos démythologisateurs. Pour dire que je ne comprends pas quelque chose, je dois déjà le comprendre (aliquatenus, voir Saint Anselme...). Quand je commence à comprendre quelque chose, je ne me trouve plus devant le néant absolu. Et Bultmann ne s'est jamais posé une question pertinente: comment peut-il démythologiser sans comprendre, alors qu'il prétend que l'objet qu'il veut démythologiser est -selon lui- incompréhensible aux gens de notre époque -comme si lui-même ne faisait pas partie de ces gens- et qu'il doit être démythologisé pour pouvoir le comprendre? Ce qui manque à notre exégète c'est un minimum de logique. Tout ce qu'il fait après, peut apparaître intéressant, voir passionnant pour certains curieux qui pourront ainsi défouler leur esprit plein de doute, mais tout cela ne tient pas debout devant la réflexion. Je vous envoie à un passage d'Henri Duméry pour voir claire à ce sujet et je vous rappelle aussi l'avertissement de Karl Barth dans son Römerbrief : "Kritischer müssten mir die Historisch-Kritischen sein!" Voyez, l'exégèse n'est pas seulement une question de charcutage textuel, ou 'travestissement' conceptuel ou expressionnel, invention imaginaire de cadres et de procédés fictifs, mais, avant tout, elle exige une réflexion sérieuse pour prendre conscience de ce que l'on fait (conscience méthodologique) pour établir la validité de celle-ci et les conditions de sa validité et, surtout, ses limites qui nous mettra en garde contre toute tentative d'affirmations catégoriques et péremptoires.
Je relève à bâton rompu quelques unes de vos opinions et déclarations: présence réelle= langage abstrus; 'nous ne répétons pas le sacrifice de la Croix, mais nous imitons le geste de la Cène'; 'j'ai le besoin vital de m'exprimer ce que je suis'; 'causalité: catégorie qui a fait le plus de mal en théologie'; 'messe= mystère et pas sacrement'; 'messe= expression symbolique de la communion'; 'je suis déjà Dieu naissant'; 'je suis déjà Christ naissant'...; 'la messe n'est pas un sacrifice réel, mais commémoration';
Tout en exprimant votre rejet allergique à l'égard des notions philosophiques traditionnelles assumées par le Magistère, vous introduisez d'autres notions philosophiques comme symbole, symbolisme, synergie (de connotation néoplatonicienne?), expression (exprimer Dieu, exprimer le Christ, exprimer ce que je suis), mystère...
Votre pensée a oscillé paradoxalement entre deux extrêmes: une interprétation collectiviste de l'Eucharistie et une interprétation individualiste. La messe pour vous est une expression, elle correspond à un 'besoin vital de m'exprimer ce que je suis' et d'autre part 'je m'exprime en communauté pour manifester mon existence'
Vous avez déclaré lors d'une question que le Père Charles de Foucauld s'appuyait sur une fausse théologie en croyant qu'il était plus proche du Christ quand il était devant le tabernacle. Dont acte. Je constate seulement que le Catéchisme... continue à prôner cette 'fausse théologie' (n° 1378-1381). Vous nous avez averti que certains d'entre nous, surtout d'éventuels disciples de l'Abbé de Nantes seront sans doute scandalisés à entendre certaines de vos positions. N'ayez pas peur. Pour mettre au crible vos positions, il n'est pas nécessaire de se réclamer de l'Abbé de Nantes, mais il suffit d'avoir une certaine culture religieuse et philosophique, voire logique.
Je vous ai demandé comment vous interprétez les paroles de la consécration 'Ceci est mon corps', chose que vous avez complètement omis dans votre conférence. Vous m'avez répondu en prenant comme exemple l'énoncé: 'c'est mon livre'. Comme je n'ai pas pu continuer la discussion avec vous, je me permets de faire les remarques suivantes. 1° votre exemple n'a rien à faire avec les paroles prononcées par Jésus et par le célébrant. En effet, dans le cas de 'mon livre', il s'agit d'une relation de possession purement extérieur qui n'a rien à faire avec ma réalité et mon être et elle en est réellement distincte. En revanche, dans le cas de la parole de Jésus, il s'agit d'une relation unique, sui generis, qui n'a jamais existée auparavant, car cette relation établit une identité mystérieuse entre l'objet que désigne Jésus (le pain et le vin) et son Corps et son Sang. La différence entre les deux cas est précisément celle qui existe entre habere et esse, une différence irréductible. La révolte de l'auditoire de Jésus après son discours eucharistique (Jn 6.) montre aussi clairement qu'il s'agissait là de quelque chose d'inouï, jusqu'alors inconnu. C'est pourquoi aucune catégorie linguistique, logique ou philosophique n'est apte à qualifier ou caractériser la relation que Jésus a établi entre ceci et mon Corps. Bref, dans ce cas précis, il s'agit de toute évidence d'un hapax aussi bien au point de vue linguistique qu'au point de vue de la pensée tout court.
Votre exposé fut basée essentiellement sur les des textes extra-évangéliques. C'est cela que je vous ai reproché en vous demandant une explication des paroles de Jésus. Ce procédé vous a permis de mettre en valeur l'aspect 'repas communautaire', donc les dimensions 'sociales' de l'Eucharistie, en l'occurrence une Eucharistie sans présence réelle (expression abstruse... selon vous), sans sacrifice, conçu à la manière d'un repas communautaire où chaque participant "défoule" son besoin d'exprimer ce qu'il est..., jusqu'à 'exprimer Dieu' jusqu'à 'exprimer le Christ'. J'ajoute en passant que pour l'Aquinate, les deux aspects -sacrificiel et présentiel- sont inséparablement unis.
Cependant, pour montrer les lacunes de votre théorie et pour rejoindre le problème linguistique que posent les paroles de la consécration, j'ajoute aussi les remarques extraordinaires de Saint Paul qui rend au 'repas' une allure exceptionnelle et toute différente: 'Probet autem seipsum homo... iudicium sibi manducat et bibit... (I Cor. 11:27-29 ). Voici l'Eucharistie comme 'juge', qui nous met en présence du Juge. Une nourriture qui comporte un jugement ne doit pas être une nourriture ordinaire. Il ne s'agit donc pas simplement d'un repas, car aucun repas ne comporte un jugement de l'individu qui y participe. C'est que ce que l'on 'mange' et 'boit' au repas eucharistique possède une puissance de jugement. Ce n'est donc pas simplement un 'repas', mais c'est aussi un événement de jugement précédé par un examen de conscience et un 'discernement' du Corps du Seigneur. C'est encore du jamais vu et du jamais entendu au sujet des repas, des nourritures ou des boissons. Il s'ensuit aussi que désigner l'Eucharistie simplement par le terme générique de 'repas' est insuffisant, car on y mange et boit 'quelque Chose' qui juge. Il est regrettable que vous ayez complètement oublié cet aspect du 'repas' eucharistique, pourtant si bien mis en lumière par Saint Paul.
Allons-nous remplacer la 'présence réelle' par une 'présence imaginaire'? Une présence 'imaginaire' serait-elle plus compréhensible que la présence 'réelle'? Nos informaticiens parlent de présence virtuelle, voire de 'réalité virtuelle'. On pourrait même contester la validité de cette dernière expression, vu le sens habituel du terme 'réalité' qui signifie précisément le contraire de la 'virtualité'. On peut parler d'une image virtuelle comme en optique, mais la notion de 'réalité virtuelle' demanderait quelques clarifications... Pour expliquer ce qui se passe au moment de la consécration, préfériez-vous vous servir de l'imagination et proposer le terme 'transfinalisation' à la place de 'transsubstantiation' en suivant le feu Père Yves de Montcheuil? Les philosophes avertis vous diront que la chose et sa finalité sont deux 'choses' différentes (voyez comme il est difficile de se passer du terme 'res' dont dérive 'realis'...) et que le changement de la finalité d'une chose n'entraîne pas nécessairement le changement de la chose elle-même. Une montre demeure une montre indépendamment de sa destination (finalité), que je m'en serve pour regarder l'heure ou que je la mette dans une vitrine comme décor. C'est ainsi que le pain ordinaire ou le vin ordinaire -même 'transfinalisés'- demeureraient malgré tout du pain et du vin ordinaires. Tout le problème 'philosophique' impliqué dans le mystère de l'Eucharistie est là: il faut essayer de rendre compte de cette mystérieuse relation d'identification (estin) -relation unique dans son genre et partant supra-catégorielle-, entre 'ceci' (touto) et le Corps du Christ (to sôma mou). Luther , par son nominalisme hérité de Gabriel Biel, a pu très bien nier la présence du Christ dans le pain et le vin consacré en dehors de la messe et désavouer l'adoration eucharistique étant donné le divorce qu'il a accepté entre la parole et la 'res', trait commun de toute forme de nominalisme.
Dans votre exposé personnel, il n'y avait aucune allusion à l'autorité du Magistère, si ce n'est pour la rejeter sur des points essentiels. Votre théologie eucharistique telle qu'elle se présente dans votre conférence ne s'intéresse qu'au 'cadre' (repas, repas communautaire, expression 'existentiel' de soi-même) ou au circonstances (partage, pauvres... etc.) sans s'intéresser à l'essentiel, à savoir à ce que l'on mange et à ce que l'on boit au repas. Je m'excuse de vous le dire, mais quand on m'invite à un repas, j'aime savoir aussi ce que l'on m'offre à manger et à boire. C'est peut-être le fait d'un gourmand. Toujours est-il que dans votre approche de l'Eucharistie, je découvre l'effet d'une déformation professionnelle de l'exégète moderne qui passe tout son temps exclusivement -ou presque- à analyser la manière dont il pense que nos textes sacrés se seraient formés (Formgeschichte...) ou transformées, leur 'emplacement' probable dans la vie de l'Eglise dite 'primitive'(Sitz im Leben), leur relations avec d'autres écrits de la littérature ancienne ou contemporaine etc., sans s'intéresser à la Parole même et à la portée théologique, spirituelle, mystique qui y est contenue. Je m'intéresse aussi et, en premier lieu, bien avant même de regarder les autres 'invités', à ce que sont en eux-mêmes le pain et le vin consacrés, leur relation identitaire mystérieuses avec le Christ à travers les paroles prononcées par le prêtre, leur relation mystérieuse avec celui qui le mange et celui qui le boit, leur relation avec ce mystérieux 'jugement' dont Saint Paul prévient ceux qui ne s'examinent pas avant de le manger et de le boire et qui n'y discernent pas le Corps (du Seigneur). Par ailleurs, la perception de la réalité même de Ce qu'on nous donne au repas eucharistique doit affecter aussi profondément ma vision de la communauté dans laquelle je le reçois. Si l'eucharistie n'est qu'un repas comme les autres, même si l'on dit que c'est un repas de partage fraternel, communautaire etc., je voudrais savoir ce que je partage, Ce don inestimable qui permet de prendre conscience de ma propre grandeur ('eius divinitatis esse consortes...') et de la grandeur de ceux qui le partagent avec moi. Et ce partage va bien loin au delà d'une simple incitation ou invitation à vider mon portefeuille pour le CCFD... dont les représentants m'attendent à la sortie de la messe.
Pour terminer avec une comparaison, j'ai l'impression que les exégètes de nos jours font exactement le contraire de ce que font leur collègues paléontologistes. Ceux-ci découvrent quelque part un fragment d'os dont il pense qu'il s'agit d'un fragment de mandibule par exemple et, à partir de ce fragment, ils essayent de reconstituer l'ensemble de la squelette qu'il ne tarderont pas de couvrir de chair imaginaire pour arriver à la forme imaginée de l'animal auquel ils attribut le fragment d'os. Nos exégètes appliquent un procédé diamétralement opposé: ils (certains...) essayent de réduire à un fragment (les 'logia' de Jésus, les 'feuillettes' de Saint Paul) de ce qu'est l'ensemble de la Parole vivante de Dieu dans l'Eglise pour la priver de tout signe de vie, de toute sève, de toute chair vivante.