Le 5 juin 1996
Cher Père D.,
Je viens de lire votre compte-rendu paru dans l'Officiel de l'Eglise de Meaux (n° 127 juin 1996, pp. 21-23) sur les réunions organisées autour de l' "ouvrage" de Jean Rigal. Je regrette de ne pas avoir pu assister à ces réunions - ne fût-ce que pour poser quelques questions pertinentes à votre invité - mais qui, de toute façon, avaient pour moi un "coût élevé" et auraient exigé un "déplacement" important. Je suis donc nostalgique, mais notre nouvelle situation familiale depuis ma retraite ne me permet pas de dépenses extra. Sinon j'ai suivi ces rassemblements avec l'attention qu'ils méritaient, et je me suis permis d'envoyer la veille à Mgr Cornet une lettre qui a plutôt l'aspect critique concernant l' "entreprise". J'ai également fait part de mes réflexions personnelles à M. l'abbé de Montalembert - insigne rejeton du Comte, apologiste réputé du siècle précédent -, à l'occasion de la lecture de l' "ouvrage" qui constituait la base des réflexions communes de ces rassemblements.
Les réunions ont donc eu lieu sous le magistère vivant de notre théologien ecclésiologue. Vous l'appelez vous-même "guide" (Führer...). Votre compte-rendu me fait comprendre le grand enthousiasme que manifestaient aussi bien les 60 prêtres... que les quelque quatre-vingts laïques dont, à mon grand regret, je n'ai pu faire partie pour la raison que je viens d'évoquer. Avant d'entrer dans le vif du sujet, chercheur et philologue, je me permets d'attirer votre attention sur deux coquilles qui se sont glissées dans votre texte imprimé. La première: in personna (p. 22). C'est seulement dans le mot français personne qu'on double le 'n' mais en latin ça s'écrit persona. La deuxième coquille est plus qu'une coquille, c'est une erreur théologique due sans doute à une inadvertance du langage spontané: "Jésus Fils de Dieu, s'est incarné Juif" (p. 21). Ce n'est pas Jésus qui s'est incarné, mais c'est le Verbum qui caro factum est, et le Verbum caro factum c'est Jésus. Il y a là une petite nuance qui dépasse le domaine d'une simple faute de logique.
Ce qui m'a toujours étonné depuis que j'ai pris connaissance de ce projet de rassemblement diocésain c'est cet enthousiasme naïf, pour le moins excessif, devant un théologien qui, grâce à Dieu, ne représente que lui-même. Maintenant que dans le monde certes, mais aussi dans l'Eglise, on s'efforce d'introduire la démocratie (voir Chantier, pp. 227 svv) qui, comme système socio-politique ne tolère aucune autorité puisqu'il prêche l'égalité de tout citoyen, il est surprenant d'imposer avec tant d'empressement et avec tant de manque de discernement et d'esprit critique l'autorité de Jean Rigal. Je crains que ce rassemblement diocésain ne fut finalement autre chose qu'une tentative anachronique d'astreindre une fois encore nos laïques "à la docilité et à l'obéissance plus qu'à l'initiative et à l'engagement" (p. 23) ayant "besoin d'éclaircissements sur la manière dont se construit l'Eglise (?) à notre époque" (p. 21), bien entendu sous la conduite de notre théologien-promoteur, puisque nos fidèles ne connaissent pas l'Eglise et surtout, ils ne savent pas comment elle se construit... Il s'agissait donc d'apprendre à nos prêtres et à nos laïques un nouveau métier qu'ils ignoraient jusque-là : celui de "maçon"...
Ne faudrait-il pas instituer aussi un débat autour de Jean Rigal pour soumettre à une critique objective aussi bien ses positions pastorales que ses positions théologiques - voire philosophiques - sous-jacentes ? Un débat public de ce genre-là aurait permis aux prêtres et aux fidèles rassemblés de voir un peu plus clair. Je vous communique la lettre que j'ai adressée à cette occasion à notre évêque. Je n'insiste plus maintenant sur les différentes questions qui se soulèvent à ce sujet. J'ajoute en passant que Jean Rigal ne jouit pas - et pour cause - d'une adhésion unanime de la part de ses collègues théologiens: on lui reproche même des erreurs graves. C'est normal puisqu'à ce niveau-là, on ne doit pas être à l'abri de critiques et de mises au point. Si le pape ne jouit de l'infaillibilité pontificale que dans des circonstances rares et précises, il est normal que le charisme de l'infaillibilité - s'il ne veut pas se transformer en une "infaillibilité-plus-que-pontificale" - ne couvre pas l'oeuvre tout entière d'un théologien aussi compétent et aussi saint qu'il soit.
Je crois que cette brève réflexion suffit pour modérer un peu l'enthousiasme qu'a suscité la présence de Jean Rigal dans notre diocèse. Vous savez que le bon Père Congar a dénoncé - avec la véhémence qui fut la sienne - ce qu'il appelait, lui, la "papolâtrie"... Allons-nous la remplacer par l'adoration de nos théologiens ? Allons-nous ériger ces derniers en maîtres, en "guides", et tout ce qu'ils enseignent, en magistère absolu et autonome, ainsi que le veulent certains groupements de théologiens "catholiques" des Etats-Unis qui s'auto-proclament comme instance suprême en matière doctrinale et qui prétendent retenir en eux tout le souffle de l'Esprit? Par ailleurs, il est logique que la déclaration de Jean Rigal "nul n'est détenteur de la Vérité" (Chantier... p. 236) soit appliquée aussi à son auteur...
Le ministère des prêtres doit être "éveil, accompagnement et coopération plutôt que direction et encadrement". Je crains que le but non avoué des organisateurs de ces réunions n'ait été plutôt la "direction et encadrement", voire l'endoctrinement sous l'égide d'un "guide" sûr et sous son "magistère". Selon la doctrine de l'Eglise - fondée sur les Evangiles! - outre le sacerdoce ministériel qui est propre à lui seul, le prêtre participe aussi au rôle du suprême Pasteur: c'est aussi un pasteur, qualité qui ne revient point aux laïques. Ce serait un point à souligner aussi bien devant nos prêtres - afin qu'ils reprennent courage - que devant les laïques afin qu'ils comprennent leur vraie place et les limites de leur place dans l'Eglise authentique.
Passons à la vocation des laïques. Bien sûr, elle est fondée sur le baptême en premier et dernier lieu. Mais permettez-moi de reprendre ici le paradigme de l'édifice. Celui-ci a ses fondations, certes, mais il s'élève au-dessus. Faut-il pour autant laisser dans l'ombre ce que signifie de plus le sacrement de l'ordre, voulu par Jésus? Celui-ci n'exclut pas son fondement qui est le baptême, mais il est plus. Une théologie du baptême - et celle du sacerdoce royal commun des fidèles baptisée - ne doit pas occulter, voire nier, une théologie de la structure hiérarchique de l'Eglise. Mises à part certaines tendances oecuméniques volontiers oublieuses de la Vérité, pour moi, bien des discours théologiques dans ce domaine ressemblent à des discours purement démagogiques sous l'influence de l'idéologie démocratique qui domine nos sociétés actuelles. Mais il y a autre chose. C'est la dérobade devant les devoirs imposés par la gérontocratie d'un clergé diocésain atteint largement par la limite d'âge et désespéré devant une situation que, pourtant, certains d'entre eux, souhaitaient de leurs propres voeux. C'est ainsi que ce que Jean Rigal appelle situation d'exception doit devenir dans l'avenir la situation normale: paroisses sans prêtre, dirigées par des laïques triés au hasard selon on ne sait quels critères... Dans son discours, aurait-il insisté sur son thème favori, je veux dire l'"ordination des femmes" (La Croix, 22 nov. 95 p. 15 )? En tous cas, l'argument qu'il invoque à partir de la sémantique du mot latin persona est une ignorance grave de l'histoire de la sémantique puisque, par anachronisme, il impute à un nom une signification qui, incontestablement, était présente à l'origine, mais qui dans le contexte théologique chrétien n'a vraiment plus rien à faire, ainsi que le prouve la célèbre définition de Boèce. Drôle de méthode théologique qui "manipule" l'histoire sémantique du terme...
J'ajoute encore quelques réflexions suggérées par la lecture récente du livre Le mystère de l'Eglise de notre théologien. Je vous avoue que Jean Rigal réussit très bien à planer sur les surfaces, sans approfondir aucun problème, en choisissant bien ses exemples parmi tant d'autres possibles pour appuyer sa vision selon la méthode bien connue du 'grand Delumeau'... (entre parenthèses, je ne suis pas le seul chercheur à mettre en doute son autorité et son objectivité...) Cette lecture me rend perplexe. C'est une critique sévère et implacable de l'histoire de l'ecclésiologie catholique des temps précédant "Le Concile". La lecture de ce nouvel ouvrage n'inciterait guère personne à entrer dans l'Eglise décriée à chaque page par sa structure institutionnelle, pyramidale, hiérarchique, autoritaire etc... tellement opposée à nos habitudes de démocrates. Cette vision vraiment noire et pessimiste de l'ecclésiologie ne pouvait aboutir logiquement qu'à l'idée d'ouvrir le chantier d'une nouvelle 'Eglise' qui ne sera plus comme elle était, ou peut-être qu'elle ne sera plus du tout (pour utiliser l'expression pleine de paradoxe de Malraux), sinon l'oeuvre exclusive de notre théologien-promoteur, ou, selon les termes de Rigal, "FAIRE EGLISE, AUTREMENT" (Chantier, p. 235). C'est ainsi que je vois la genèse logique, psychologique et doctrinale de l'Eglise en chantier. On a l'impression que tout était mauvais, faussé, oublié. Sur chaque page, on sent la nostalgie de quelqu'un qui veut changer radicalement l'Eglise. Cette pauvre Eglise romaine, pontificale, cléricale, centralisatrice, pyramidale, autoritaire apparaît comme un monstre de l'histoire, malgré les tentatives, - bien entendu regrettables -, des apologistes de présenter la beauté de l'Eglise jusqu'à la veille du "Concile". Les Clunisiens, les Jésuites, les Dominicains etc. sont tous renvoyés dos à dos. Et en même temps, sur chaque page apparaît la nostalgie de la vérité du protestantisme, vérité occultée, oubliée par le "Tridentisme". On sent sur chaque page le cri secret, inhibé et non avoué de l'auteur: 'Il faut que ça change'. Dans son épilogue, l'auteur est quand même forcé de reconnaître que "l'Eglise est un mystère qui a sa source en Dieu" et qu'elle est en même temps "une institution humaine sujette aux défaillances..." (seulement aux 'défaillances'?), "l'un et l'autre en relation de dépendance". Mais - et c'est ici qu'apparaît en plein jour l'idéologie du changement perpétuel, "le mystère interroge l'institution et lui demande de se transformer sans cesse". Seulement, hélas pour Jean Rigal!, "l'institution renâcle"... (p. 265). Et de continuer:
"Le temps de l'histoire demeure celui de la confrontation et de la vérification. La communauté ecclésiale dispose aujourd'hui du message dynamique de Vatican II. Elle est sommée de le mettre en oeuvre! Qu'elle se méfie d'un discours idéaliste et exhortatif sans répercussions concrètes sur le fonctionnement des structures, le renouvellement des attitudes, le service de la Mission. C'est un immense chantier!" (p. 265)
Voilà comment l'idéologie de la transformation perpétuelle ("sans cesse") nous amène au 'chantier'. D'après cela, hélas! avant 'Le Concile', il n'y avait pas de 'vérification', tout était soumis à une autorité insupportable et sans borne, il manquait ce 'dynamisme' auquel nous ne pouvons plus résister. J'espère que ce 'dynamisme' ne s'identifie pas à l'"Esprit" tout court, car dans cette hypothèse, la vie deux fois millénaire de l'Eglise (jusqu'au 'Concile'), devrait être caractérisée par l'absence (quasi?) totale de l'Esprit et alors la conception tripartite de l'histoire sainte à la manière de l'Abbé Joachim de Flore devrait être reconnue définitivement fausse et erronée puisque notre Abbé cistercien nous a plantés tous d'emblée dans le troisième âge, celui de l'Esprit, et cela depuis la Résurrection... (Je me permets d'ajouter cette réflexion purement 'historique' sans avoir le moins du monde l'intention de justifier les vues mystiques, par ailleurs contestées, de notre célèbre Abbé...)
Pour terminer mes réflexions, je reprends seulement le "service de la Mission", afin de faire une suggestion. Tout en avouant que je n'aime pas le paradigme du chantier choisi par Jean Rigal pour des raisons théologiques - mais aussi philosophiques et phénoménologiques -, je me permets de vous proposer un autre 'topo' de rassemblement, infiniment plus important et plus actuel. Il s'agit d'une tâche apostolique primordiale devant laquelle l'Eglise-qui-est-en-France s'est dérobée jusqu'à présent: l'annonce de l'Evangile aux Musulmans qui se sont installés nombreux dans notre pays. Il ne s'agit pas là d'un projet 'platonique' ou abstrait, "d'un discours idéaliste et exhortatif sans répercussions concrètes", mais d'un projet apostolique de première nécessité, et cela aujourd'hui même! Et au lieu d'ouvrir des chantiers, au lieu de "débattre" de la construction de l'Eglise - qui heureusement, "est déjà là" ('Befindlichkeit'...) depuis 2000 ans avant même que nos "théologiens-promoteurs" aient pu concevoir leur 'projet de chantier' d'une autre 'Eglise' ("Eglise autrement...")-, mettons nous en marche ensemble vers cette tâche primordiale qu'est l'évangélisation des Musulmans en France, c'est-à-dire l'"élargissement" de la "Maison du Père", pour utiliser le paradigme de la construction. Et le reproche que nous faisons à nos ancêtres d'avoir "forcé la foi et la conversion" (qui?, où?, quand?...) ne doit pas être un prétexte de nous dérober définitivement devant cette tâche, cette obligation évangélique, aussi difficile et aussi périlleuse qu'elle apparaisse. C'est là que devrait se concentrer tout le dynamisme de notre Eglise locale au lieu de 'creuser' un nouveau "chantier", dont on ne sait point s'il pourra jamais être achevé faute de moyens... (Vous voyez la hantise du paradigme de chantier dans mon esprit.) Mais alors nous n'aurons plus le temps de penser à l'ouverture de nouveaux chantiers... Et en toute humilité, nous pourrions aussi prendre exemple des épopées héroïques de l'Eglise missionnaire 'pré-conciliaire'... où, en même temps, grâce à l'élan missionnaire, foisonnaient aussi les vocations...
Jean Rigal est de ma 'génération': né en 1929, il est mon cadet juste d'un an... Nous vivons dans la même époque, mais nous ne voyons pas le Réel de la même façon, nous ne vivons pas le mystère de l'Eglise de la même façon, peut-être aussi grâce à mes nombreux pèlerinages d'immigré à travers un certain nombre de grandes cultures...
Vous pouvez faire connaître mes réflexions à votre entourage - et pourquoi pas aux lecteurs de l'"Officiel de l'Eglise de Meaux"? - afin de faire entendre aussi un autre son de cloche. Décidément, le Réel - et la Vérité qui le reflète dans notre esprit - est infiniment plus riche et plus complexe pour que les vues de Jean Rigal puissent pleinement l'exprimer. Relativisons avec courage et clairvoyance ce qui, par sa nature même, ne peut pas être absolu... La pensée de Saint Anselme nous y aidera.
Avec ma vieille amitié et dans l'esprit pastoral de la Vérité...