Mediaevalia Christiana


TABLE DES MATIÈRES

 
Raymonde Foreville, ad multos annos (1904- ) ..................................... v
Michel NORTIER: Bibliographie des travaux de Raymonde Foreville .......... ix
TABULA GRATULATORIA......................................................xxxi
CONTRIBUTIONS
I. SOURCES DOCUMENTAIRES ET CRITIQUE TEXTUELLE
Henri MARTIN: Le manuscrit U.36 de la Bibliothèque Municipale de Rouen. Un homéliaire-légendier d'origine lochoise? ...................................... 3
Mgr Cosimo Damiano FONSECA: Contributo al 'Corpus Consuetudinum Canonicarum Italicarum': il ms B 32 della Biblioteca Vallicelliana di Roma..............18
Pierre BOUËT: Orderic Vital, lecteur critique de Guillaume de Poitiers ..25
Anne J. DUGGAN: The Salem FitzStephen: Heidelberg Universitäts Bibliothek Cod. Salem IX. 30 51
Charles DUGGAN: St Thomas of Canterbury in the Decretal Collections: a Calendar of Letters ..................................... ..................................... 87
ÝChristopher Robert CHENEY: The settlement between archbishop Hubert and Christ Church, Canterbury in 1200: a study in diplomatic........................136
II. VIE ECCLÉSIALE ET POLITIQUE ECCLÉSIASTIQUE
Karl Ferdinand WERNER: Observations sur le rôle des évêques dans le mouvement de paix aux Xe et XIe siècles.....................................................155
Guy DEVAILLY: Deux interventions pontificales dans les élections épiscopales en Bretagne dans la deuxième moitié du XIe siècle............................196
Coloman Étienne VIOLA: Histoire, historiographie et théologie. Saint Anselme devant l'assemblée de Rockingham (25-28 février 1095). La relativisation du pouvoir temporel 204
Marjorie CHIBNALL: Innocent II and the Canterbury election of 1138 237
Jeannine QUILLET: Saint Bernard et le pouvoir...........................246
André CHÉDEVILLE: L'application d'un canon de Latran IV relatif à la portion des desservants de paroisse dans les diocèses d'Orléans, de Chartres et du Mans.. 260
Odette PONTAL: L'albigéisme en Vivarais ................................ 270
III. ÉTUDES SACRÉES ET ORIENTATIONS SPIRITUELLES
Lucien MUSSET: Observations sur la formation intellectuelle du haut clergé normand (vers 1050 - vers 1150................................................................279
Aryeh GRABOÏS: Le concept du 'contemptus mundi' dans les pratiques des pèlerins occidentaux en Terre Sainte à l'époque des Croisades.....................290
Edmond-René LABANDE: De saint Édouard à saint Thomas Becket: pèlerinages anglais au XIIe siècle.......................................................................307
Christopher BROOKE: King David I of Scotland as a connoisseur of the religious Orders ............320
Giles CONSTABLE: Entrance to Cluny in the Elevenths and Twelfth Centuries according to the Cluniac Customaries and Statutes....................................335
Amaury D'ESNEVAL: Les quatre sens de l'Écriture à l'époque de Pierre le Mangeur et de Hugues de Saint-Cher........................................................355
INDICES................................................................................371
I. Index des manuscrits cités.................................................373
II. Index des noms des personnages historiques..........................374
* * *


HISTOIRE, HISTORIOGRAPHIE ET THEOLOGIE

Saint Anselme devant l'assemblée de Rockingham (25-28 février 1095)

La relativisation du pouvoir temporel.

«Hunc ergo morem quasi Deo sacrisque canonibus contrarium Anselmus abolere, ac per hoc injustitias inde manantes resecare desiderans, regibus ipsis invisus effectus est et patriam exire coactus.»

Eadmer, Historia Novorum, Præfatio.

INTRODUCTION

Peu de temps avant sa mort 1, Jean Charles Payen tint à souligner l'importance de la théologie et des théologiens pour traiter du problème du bonheur au Moyen âge. Cette remarque est, certes, pleinement justifiée quand il s'agit du problème du bonheur englobant toute une perspective philosophique et théologique, mais elle est justifiée aussi d'une façon générale en ce qui concerne l'histoire du Moyen âge, sa compréhension, son interprétation et en fin de compte toute description historique visant cette époque.2 Pourtant, chose extraordinaire, certains historiens de notre époque traitent des problèmes historiques du Moyen âge occidental sans référence à la théologie, même lorsqu'ils retracent la vie des personnages aussi éminents qu'Abélard, lui-même théologien. C'est un peu comme si quelqu'un voulait traiter du marxisme et de son histoire sans référence aucune à Marx.

On s'en convient, l'histoire du Moyen âge pose parfois des problèmes délicats à l'historien, surtout lorsqu'il s'agit des "historiens purs" qui, d'après je ne sais quel critère a priori voudraient décrire cette période et la comprendre sans tenir compte de sa spécificité due à l'influence du christianisme dans tous les domaines.3

D'autre part, il y aura toujours un antagonisme entre deux conceptions diamétralement opposées de l'histoire et de l'historiographie4 dont l'une veut insister sur l'influence prépondérante et quasi exclusive des personnages historiques sur le milieu, sur le cours des événements et l'autre qui au contraire entend privilégier d'une manière exclusive l'influence, sur les personnages et les événements, de ce qu'on aime appeler de nos jours l'infrasctructure. Dans le premier cas, l'événement devient intelligible grâce à la compréhension de la personne (acteur de l'histoire); dans le deuxième cas, le personnage et les événements deviennent intelligibles grâce aux infrastructures sociales ou économiques qui - selon cette conception - sont censées soutenir tout le reste.

Cependant, il existe aussi une troisième voie: celle que nous allons suivre et qui consiste dans la recherche de ce que nous appellerons volontiers la méta-structure de l'histoire. Cette méthode présuppose l'existence d'une ouverture de l'histoire vers une Transcendance précisément à travers certains personnages qui, tout en étant solidement ancrés dans leur milieu, transcendent néanmoins celui-ci et dont l'action historique revêt du coup une portée qui va au-delà de ce que l'infrastructure ou le milieu à eux seuls laisseraient prévoir.

Nous essayerons de dégager grâce à un exemple particulier le rôle de la méta-structure - cette ouverture de l'acteur des événements vers la Transcendance - et qui montre clairement que des événements contraires et inattendus peuvent se produire même si l'infrastructure des différents acteurs de l'histoire demeure identique. Bien entendu, cela impliquera logiquement l'insuffisance même de la méthode qui dans son explication ne s'intéresserait qu'à la seule infrastructure.

Par ailleurs, la tendance à vouloir tout ramener à l'infrastructure n'est qu'une des manifestations spécifiques de cette tendance plus générale - devenue une véritable "mentalité" - qui caractérise la méthode de la pensée occidentale, et qui consiste à vouloir toujours interpréter et comprendre à tout prix tous les phénomènes à partir d'un principe prétendu unique et en fonction de ce dernier, et cela précisément dans le domaine du multiple et du fini. C'est en quelque sorte l'extrapolation inconsciente et non justifiée, dans le domaine du fini et du multiple, de la réduction finale de tout multiple vers l'Un dont le cas spécifique est précisément la réduction de tout être fini et créé vers l'unique Dieu Créateur.

Sans avoir l'intention de transformer l'histoire du Moyen âge en histoire de la théologie, il y a lieu d'assigner une place importante à celle-ci dans l'explication des événements de cette période et dans l'explication de certaines attitudes de leurs principaux acteurs. Je ne veux point prétendre que tout s'explique par la théologie, mais dire simplement que sans celle-ci, les événements et leurs acteurs demeurent souvent insaisissables malgré l'effort d'une réduction purement horizontale que l'on opère quand on ramène tout à l'infrastructure ou quand, pour des raisons purement a priori, on décide d'éliminer toute interprétation théologique.5

Pour illustrer les relations étroites qui relient parfois l'histoire, l'historiographie et la théologie entre elles, je choisis la figure de saint Anselme. Pour commencer, je me permets de rappeler l'essentiel des événements qui marquèrent sa vie et son époque pour examiner ensuite l'un des événements majeurs du début de son archiépiscopat, à savoir l'assemblée de Rockingham6 où l'attitude d'Anselme et ses motivations apparaissent dans toute leur clarté et qui d'emblée nous renvoient sur le terrain de la théologie. Malgré l'effort conjoint des confrères d'Anselme dans l'épiscopat pour l'empêcher, cet événement étale au grand jour la crise ouverte entre le roi Guillaume le Roux et Anselme, archevêque de Canterbury et premier baron du royaume, crise qui était déjà latente depuis quelques temps.

I. Les événements

Voici brièvement le calendrier des événements constituant l'objet de nos réflexions: né à Aoste en 1033 (1034?), Anselme devient moine à l'abbaye du Bec à l'âge de 27 ans. Trois ans plus tard, en 1063, il est nommé prieur par Herluin. Il passe 15 ans dans cette fonction jusqu'à son élection en 1078 comme abbé à la tête de la communauté du Bec à la mort d'Herluin malgré ses protestations. Il passa 15 ans comme abbé, en maintenant des contacts fréquents avec les communautés religieuses de Canterbury. Quatre ans après la mort de son maître Lanfranc survenue en 1089, on le traîne devant le roi agonisant et on le force physiquement d'accepter la crosse pour devenir à son tour archevêque de Canterbury.7 Pourtant, peu de temps avant, Guillaume le Roux avait encore déclaré en jurant: "Ni celui-ci [Anselme] maintenant, ni aucun autre ne sera jamais archevêque, sauf moi."8 L'on connaît la convoitise du roi quant aux biens ecclésiastiques, c'est pourquoi il ne voulait nommer ni évêques aux sièges épiscopaux vacants ni archevêque au siège vacant de Canterbury. C'était la période de "veuvage"9 des églises d'Angleterre.

C'est en pleine connaissance de la situation qui régnait en Angleterre et pleinement conscient du danger qui le guette face à un roi incoercible qu'Anselme accepta son élévation sur le siège archiépiscopal. Tout de suite après, selon le droit grégorien,10 il voulut recevoir le pallium de la main du pape Urbain II. Cette volonté d'Anselme est interprétée par le roi comme un manquement grave à la promesse de soumission à son égard prononcée lors de sa nomination. En s'appuyant sur les "usus atque leges"11 , le roi prétend détenir tous les pouvoirs, y compris ceux qui concernent l'aspect spirituel de la fonction de l'archevêque. La volonté absolutiste du roi et la résistance d'Anselme basée sur une hiérarchie des valeurs engendrent une crise grave qui culmine à l'assemblée de Rockingham et dont la conséquence sera une série de vexations à Canterbury malgré la trêve et la paix consenties par Guillaume, trêve qui se terminera par l'exil de l'archevêque de Canterbury et par la confiscation de tous ses biens12 par le roi.13

II. Les circonstances de l'assemblée

Avant d'examiner en détail le déroulement de l'assemblée de Rockingham et les principes théologiques qui devaient y entrer en jeu, rappelons brièvement les causes immédiates qui amenèrent Guillaume le Roux à prendre une décision grave pour convoquer la noblesse, les évêques et les abbés14 en assemblée générale.

C'est surtout après le retour de Guillaume le Roux de sa campagne de Normandie que la situtation entre Anselme et le roi commence à s'envenimer sérieusement. En effet, il y eut à Gillingham une âpre discussion entre l'archevêque et le roi au sujet du pallium.15 Selon la coutume de l'Église anglaise, l'archevêque nouvellement créé devait se rendre à Rome dans un délai d'un an pour recevoir le pallium de la main du pape quitte à déchoir de sa dignité16. Or, Guillaume n'était point prêt à accorder le congé royal à Anselme. Car à ses yeux, Anselme contrariait la volonté royale à double titre: tout d'abord parce que malgré son interdiction, il voulait aller à Rome pour recevoir le pallium, ensuite parce qu'il persistait à reconnaître Urbain II comme successeur légitime de Pierre alors que lui, le roi, ne le reconnaissait pas. En effet, la reconnaissance du pape légitime faisait partie du domaine réservé de Guillaume le Roux selon ses "usus atque leges".17 Face à cette interdiction royale, Anselme fait prévaloir le fait qu'il avait signifié clairement avant même sa nomination qu'en tant qu'abbé du Bec, il avait déjà reçu Urbain II comme pape.18 Guillaume en colère déclare alors à l'archevêque que celui-ci ne peut pas à la fois observer la fidélité dûe à son égard et l'obéissance, contre la volonté royale, à l'égard du Siège apostolique. Malgré cette mise en demeure, Anselme maintient sa position19 et demande une trêve afin d'examiner en présence de tous les notables du royaume, si, oui ou non, il peut observer la fidélité à l'égard du roi "terrestre" tout en gardant son respect et son obéissance à l'égard du Siège apostolique. "Et s'il était prouvé - répond-il au roi - que les deux choses ne sont point possibles, j'avoue: je préfère éviter ton territoire en partant tant que tu n'as pas reconnu20 le pape au lieu de refuser, ne serait-ce que pour un instant, l'obéissance à l'égard du Bienheureux Pierre et de son Vicaire."21 C'est donc sur la demande expresse d'Anselme que le roi décrète alors la convocation de l'assemblée.22

En réalité, il y avait une double raison pour la convocation de l'assemblée: l'une financière, l'autre d'ordre théologique mais qui intéressa directement le roi dans la mesure où il entendait exercer son pouvoir absolu dans tous les domaines.

1. La raison financière: le roi exigea qu'Anselme lui verse une somme considérable.

Dans une des ses lettres adressée à Hugues, archevêque de Lyon, Anselme résume la situation et expose les raisons qui provoquèrent la crise entre lui et Rufus. Il reconnaît d'avoir offert une certaine somme - que d'ailleurs le roi refusa d'accepter car il la jugea trop modique - mais qui ne laissait pas entendre qu'il s'agissait d'un véritable "rachat" de la dignité archiépiscopale, donc d'un acte de simonie. Selon Anselme, tout a commencé par une question d'argent: le roi avait besoin de beaucoup d'argent pour sa campagne en Normandie. Avant même que Rufus le lui demande, sur le conseil de ses amis, Anselme lui offre une somme assez importante (pecuniam non parvam) à ses yeux, somme que le roi méprisa comme insignifiante (sprevit quasi modicam) afin de lui extorquer davantage. Or Anselme la refuse pour ne pas donner l'impression d'avoir acheté la dignité archiépiscopale avec cet argent. Selon Anselme, à partir de ce moment-là, le roi cherchait toute occasion pour le contrarier. C'est ainsi que Rufus lui refuse le congé royal en prétextant qu'il n'a pas encore reconnu le pape et il demande à Anselme de faire signifier au pape que c'est la raison de son atermoiement; le roi refuse la convocation d'un concile pour extirper les abus. Entre-temps, Anselme essaie de clarifier leur relation en demandant au roi par quoi il l'aurait lésé, mais celui-ci refusa vertement son amitié à son égard. Et Anselme d'ajouter: "Visus est mihi velle pecuniam."23 Toujours est-il qu'Anselme préféra distribuer alors l'argent aux pauvres et il décida de ne rien donner au roi, malgré le conseil des évêques qui savaient très bien comment amadouer leur roi.24 Anselme demeura donc intransigeant sur ce point.

2. Raison théologique

L'autre raison est d'ordre théologique. En effet, la réception du pallium de la main du pape était certes une "coutume"25 mais qui symbolisait l'obéissance et la soumission de l'archevêque - et de tous les évêques dont il avait la charge - à l'égard du successeur de saint Pierre. La situation se compliqua en l'occurrence du fait qu'il y avait à ce moment-là deux prétendants au siège épiscopal de Rome: Urbain II qu'Anselme reconnut comme pape pendant son abbatiat, donc avant même son élévation au siège de Canterbury, et l'évêque de Ravenne, anti-pape sous le nom de Clément III. Or, pour des raisons d'incertitude politique, Guillaume le Roux n'a reconnu ni l'un ni l'autre et, par ailleurs, il se réservait le droit exclusif de reconnaître le pape au nom de son royaume. Bref, ses citoyens n'avaient pas le droit de reconnaître le pape d'une part et d'autre part, lui seul avait le droit d'imposer à son royaume le pape de son choix.26

Nous pouvons donc supposer de bon droit que si, malgré sa réluctance initiale et sous la pression des barons, le roi finit par consentir à la nomination d'Anselme, ce n'était pas sans arrière-pensée. Sa déception ne devait que grandir en voyant Anselme lui refuser tout ce qu'il espérait et tout ce que par ailleurs il obtenait sans peine de ses courtisans. C'est pourquoi l'assemblée de Rockingham apparaît plutôt comme une mise en scène solennelle de la part du roi dans le but de faire plier par ses vassaux la volonté du nouvel archevêque quitte à provoquer en dernier ressort la rupture dans l'espoir de récupérer définitivement les biens de l'archevêché.27 Or, c'est bien cela qui arriva, ce qui ne fait que confirmer notre soupçon quant aux intentions secrètes du roi. En effet, avec le départ d'Anselme en exil, le siège de Canterbury retrouva le même sort qui lui avait été réparti après la mort de Lanfranc et avant la nomination d'Anselme: usurpation, pillages, exactions. Avant de quitter l'Angleterre, Anselme eut encore tout juste l'occasion de donner sa bénédiction28 à son persécuteur mais il ne le reverra plus. Dans sa bonté pleine de miséricorde, il supplia même Urbain II à Rome de ne pas l'excommunier.29 C'est à l'abbaye de La Chaise-Dieu qu'il apprendra la mort du roi tyran.30

III. Le déroulement de l'assemblée

Revenons en brièvement au déroulement de l'assemblée pour en dégager la signification. Cette assemblée qualifiée de "mystérieuse" par Southern31 fut donc convoquée par Guillaume le Roux au château royal de Rockingham sur la demande expresse du primat d'Angleterre. Selon la Vita Anselmi, le motif de la convocation fut de discuter du déchirement (discidium)32 qui s'est produit dans les relations entre le roi et l'archevêque de Canterbury, primat d'Angleterre et premier baron du royaume. Furent convoqués à l'assemblée tous les évêques, tous les abbés et tous les princes d'Angleterre pour discuter de cette nouvelle situation de crise.

L'assemblée se réunit le troisième dimanche du Carême, c'est-à-dire le 25 février 1095.33 Anselme était alors agé de 62 ans et archevêque depuis moins de deux ans.34 La réunion dura trois jours. Anselme y prononça deux discours importants de portée théologique, l'un le premier jour et l'autre, le lendemain, qui ne manqua pas de provoquer le tollé des évêques. Dans le même temps, des discussions animées eurent lieu entre les émissaires du roi et l'archevêque. Le deuxième jour, après son discours plein de fermeté, c'est Anselme lui-même qui alla trouver le roi pour lui faire part de sa position inchangée, étant donné que les évêques présents à l'assemblée n'osaient pas rapporter au roi les paroles de leur archevêque.35 Le troisième jour enfin, le roi entouré de ses courtisans, tous déçus de l'attitude ferme d'Anselme, essayaient de trouver un prétexte pour le juger et le condamner pour "infidélité".36 Comme Anselme resta inébranlable sur sa position, après trois jours de discussions parfois houleuses et mêlées d'insultes, de menaces et de mensonges37, Guillaume accorda à Anselme une nouvelle trève après avoir obtenu des évêques leur refus total d'obéissance et de soumission à l'égard du primat de Canterbury.38

L'acteur principal présenté par Eadmer est Anselme lui-même, c'est lui qui ouvre l'assemblée par un long discours. D'après le discours d'ouverture, le but de l'assemblée était de demander conseil39 aux barons et surtout à ses confrères dans l'épiscopat pour sortir de son dilemme:

"Mon but a été de vous réunir - dit l'archevêque - pour que, mettant vos avis en commun, vous examiniez s'il m'est possible de concilier l'obéissance au Saint-Siège avec la fidélité au roi... Eh bien donc, je vous en prie, et je vous en avertis tous, mais vous surtout, mes frères dans l'épiscopat, examinez cette affaire avec une attention digne de vous et donnez-moi conseil sur lequel je puisse m'appuyer pour ne rien faire contre l'obéissance due au pape, et pour ne point violer la fidélité que je dois au roi mon seigneur. Car il me répugne d'abandonner et de mépriser le Vicaire du bienheureux Pierre; il me répugne de manquer à la fidélité que j'ai promise au roi selon Dieu".40

Au fond ce qu'Anselme veut c'est de trouver un commun dénominateur, une sorte de "règle de jeu" acceptée par les deux parties: à savoir le roi et lui-même. Dans la pensée d'Anselme, ce commun dénominateur ne pouvait être que Dieu, le Dieu transcendant et ineffable et sa loi: il faut que le roi respecte aussi la loi de Dieu41 qu'Anselme, de son côté respecte aussi. Car, selon la vision d'Anselme, ainsi que nous le verrons, la volonté divine est comme un englobant auquel personne ne peut se soustraire. Refuser cette vision équivalait à rejeter tout accord possible.42

Il faut remarquer que la force du discours d'Anselme vient précisément de l'Écriture, c'est à elle qu'il fait appel face à la prétention royale, de même qu'il le fera aussi plus tard face à Henri I. Cela semble peut-être paradoxal dans l'attitude politique de celui qui, le premier dans l'histoire, introduit la méthode de recherche sola ratione dont la face négative consistait précisément à passer sous silence toute autorité scripturaire dans l'explication des mystères de la foi.43 Mais face aux excès de l'autorité royale, Anselme invoque l'autorité de la Parole divine exprimée précisément par l'Écriture.

Comme les barons et surtout les évêques refusaient de lui donner conseil - sauf selon la volonté bien connue du roi44 -, le lendemain, Anselme s'adressa solennellement devant l'assemblée

"à l'ange du grand conseil, au pasteur et au prince de tous les hommes et je suivrai - dit-il - le conseil qu'il me donnera, dans une affaire qui est la sienne et celle de son Église. Il a dit au bienheureux Pierre: 'Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église' .... nous croyons tous qu'il a dit cela en même temps au Vicaire de Pierre, et aux évêques successeurs des apôtres, et il ne l'a dit à aucun empereur, roi, duc ni comte. ...'Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César'. Ce sont là les paroles et les conseils de Dieu. Je les approuve, je les accepte et je ne veux m'en départir pour aucune raison. Sachez donc tous qu'en tout ce qui est de Dieu, je rendrai obéissance au Vicaire de saint Pierre45, et en tout ce qui revient de droit à la dignité temporelle de mon seigneur le roi, je le servirai fidèlement et de mon mieux".46

Le temps fort du discours décisif d'Anselme prononcé le deuxième jour de l'assemblée de Rockingham est constitué précisément par la citation des paroles de l'Écriture institutant la primauté de Pierre et le collège apostolique mais surtout par l'addition suivante:

"Haec, sicut principaliter Beato Petro et in ipso caeteris apostolis dicta accipimus, ita principaliter vicario Beati Petri et per ipsum caeteris episcopis qui vices agunt apostolorum eadem dicta tenemus, non cuilibet imperatori, non alicui regi, non duci, non comiti." 47

En ajoutant ces paroles à l'argument tiré de l'Écriture, Anselme fait signifier clairement la primauté du spirituel face au temporel, la primauté du Vicaire du Christ face aux empereurs, aux rois, aux princes, aux comtes, bref, face à toute la classe dirigeante de l'époque. Il devait avoir aussi présents dans l'esprit des événements récents qui bouleversèrent l'Église et qui l'amenèrent à dénoncer dans une de ses lettres tous ces "mauvais rois" qui ne veulent que se servir de l'Église au lieu de la servir.48

Pour éclairer le comportement d'Anselme - incompréhensible pour le roi et ses courtisans - il faut considérer le sommet de son discours répondant au roi devant l'assemblée de tous les notables du royaume d'abord, ensuite devant le roi lui-même. Ces paroles sont les mêmes qu'avaient prononcées l'apôtre Pierre et Jean devant le Sanhédrin: "Si iustum est in conspectu Dei, vos potius audire quam Deum, iudicate; non enim possumus quae vidimus et audivimus non loqui." (Act. IV, 19-20) De même la réponse de Pierre et des autres apôtres devant le Grand Prêtre: "Obedire oportet Deo magis, quam hominibus." (Act. V, 29) Pour Anselme dont toute la pensée philosophique et théologique tendait vers Dieu, cette parole des Actes ne pouvait que retentir d'une résonance toute particulière.49

Le discours d'Anselme montre donc clairement qu'il s'agissait à ses yeux de l'affaire de Dieu.50 En effet, le pouvoir spirituel qu'il détenait venait directement de Dieu par l'intermédiaire de son Église et de son Vicaire l'"Apostolicus", c'est à dire le Pape. De plus, il engage et implique la primauté absolue de Dieu - avant tout il faut obéir à Dieu - et, dans ce rapport d'obéissance lorsqu'il y a un conflit de "devoir" c'est l'obéissance à l'égard de Dieu qui doit primer51, ainsi que le déclaraient déjà Pierre et les Apôtres devant le Grand Prêtre. Homme rempli de Dieu dont les réflexions théologiques avaient atteint un sommet rare dans toute l'histoire de la pensée, Anselme remonte, pour justifier son attitude, aux sources bibliques de la primauté, à savoir la Parole de Dieu.

IV. Les motivations d'anselme

Les motifs de l'action "politique" d'Anselme en général ont été présentés magistralement par Raymonde Foreville qui, en historien, n'a pas hésité à proposer l'explication de l'action de l'archevêque en se plaçant expressément sur un plan spéculatif et moral: à savoir en faisant appel à la conception anselmienne de la rectitudo telle qu'elle est exposée dans les traités composés au Bec, notamment dans le De Veritate.52

Pour ceux qui voudraient comprendre Anselme, les événements majeurs de sa vie ainsi que les événement majeurs de son époque dont il fut l'acteur principal en partant des infrastructures et en s'y enfermant, Anselme demeurera le "pauvre Anselme".53 Or ces événements, ainsi que l'attitude d'Anselme qui les a déclenchés sont longuement préparés par des méditations, par des considérations d'ordre théologique, en particulier par des méditations sur l'obéissance. Sans cette théologie, voire même mystique de l'obéissance que nous voyons se développer chez Anselme, la plupart des événements de sa vie demeurent une énigme insoluble pour l'historien.

V. Anselme homme de l'obéissance

Southern reconnaît qu'Anselme fut l'homme de l'obéissance.54 Cela peut paraître paradoxal à première vue surtout quand on pense à sa "carrière". En effet, seulement trois ans après son entrée à l'abbaye du Bec, il se voit d'ores et déjà investi des pouvoirs de plus en plus étendus de prieur: il commande à ses inférieurs malgré l'hostilité ouverte de certains et quinze ans après, il est élu abbé de la même abbaye. Quinze ans plus tard, il se voit octroyer le siège primatial de Canterbury.55 Aussi bien remarquera-til dans une de ses lettres qu'il avait passé une partie considérable de sa vie dans la prélature tout en ajoutant qu'il aurait préféré vivre en simple moine soumis à l'obéissance.56

Apparemment donc, la vie d'Anselme, depuis qu'il trouva le chemin de sa vocation, est celle de la commande: il est supérieur, il est très haut placé dans la hiérarchie monastique d'abord, ensuite dans la hiérarchie du clergé séculier.

Pourtant, les événements de sa vie s'inscrivent dans une ligne tout à fait droite de l'esprit d'obéissance qui, à son tour, ainsi que Claudio Leonardi l'a souligné récemment, est en relation étroite avec son esprit prophétique qui entend toujours demander conseil.57

I. L'obéissance est la base et le motif des actions principales d'Anselme.58 C'est par obéissance au conseil de Maurille qu'il entre à l'abbaye du Bec; c'est par obéissance à son conseil qu'il décide de ne pas demander à être déchargé de sa fonction de prieur59; c'est par obéissance qu'il accepte son élection comme abbé; c'est par obéissance qu'il acceptera d'être l'archevêque de Canterbury en dépit de l'incompréhension des moines du Bec60; c'est par obéissance qu'il se déclare prêt à renoncer à cette "dignitas" - c'est le terme qu'utilisent des historiens de l'époque61 - au risque de sa vie. Les événements majeurs de la vie d'Anselme concernent non seulement sa vie de moine ou d'archevêque, mais également celle de penseur profond. Or, dans ce domaine-là aussi, il se laisse guider continuellement par l'esprit d'obéissance. En effet, même sa démarche intellectuelle - jugée entièrement nouvelle par les historiens de son temps62 et qui deviendra plus tard un véritable mouvement européen - est soutenue par l'obéissance à l'égard de ses disciples.63 L'origine de certains de ses traités - ainsi le Monologion et le Cur Deus Homo - est dûe aussi à la demande de ses disciples. Bref, pour Anselme, la vie idéale est celle de l'obéissance.

Dès le début du conflit qui l'opposait au roi, il s'agissait aussi d'un dilemme d'obéissance: choisir entre Dieu et le roi, entre la "loi et la volonté de Dieu et les décrets apostoliques" d'une part et, d'autre part, la "volonté de l'homme"64, ainsi qu'Anselme lui-même résumera plus tard son dilemme dans la lettre qu'il envoya au pape Paschal II. Dans ce conflit qui ne tarda pas d'éclater au grand jour durant l'assemblée de Rockingham, il s'agissait d'obéir65: ou bien à Dieu, au Christ et à son Vicaire, ou bien au roi qui s'appuyait sur des coutumes non écrites et arbitraires ("usus et leges")66 désavouées par ailleurs par le Vicaire du Christ. Car au fond, l'investiture comportait deux aspects: un aspect de dignité politique: baron du roi et un aspect purement spirituel. Dans son discours et dans ses réponses au roi, Anselme fait très bien la part de ces deux choses. Seulement, le roi ne veut pas comprendre que, si Anselme reçoit les insignes de son pouvoir spirituel de celui qui seul peut le lui donner - à savoir le Vicaire du Christ - il pouvait tout de même rester son fidèle serviteur sur le plan politique dans le royaume.

D'autre part, Guillaume - ne saisissant pas la profondeur de la pensée anselmienne - pouvait penser qu'Anselme agirait de la même façon que ses collègues évêques67, également vassaux du roi, prêts à racheter les faveurs de celui-ci au prix de sommes considérables. Il espérait que son archevêque - et de ce fait premier baron du royaume - se rangerait de son côté avec les autres évêques, même si les barons laïques se montraient plutôt favorables à Anselme68 alors que les évêques l'ont presque tous renié et abandonné en choisissant les faveurs du roi contre Dieu.

II. Face à l'intransigeance de l'absolutisme royal, Anselme montre les limites de l'obéissance humaine. Car, nous le savons, même dans le domaine purement ecclésial, Anselme met des limites à l'obéissance ainsi que cela appert de l'une de ses lettres adressée au prieur Hugues69 où il demande à celui-ci de continuer à obéir à son abbé malgré le conflit qui l'oppose à ce dernier, sauf si l'abbé veut l'entraîner vers le mal. Sur le plan humain, même entre supérieur et inférieur religieux, l'obéissance a ses limites. Puisque l'objet ultime de l'obéissance est Dieu, le moine doit obéir à ses supérieurs dans la mesure où ceux-ci représentent effectivement la volonté de Dieu.70 L'obéissance suppose donc toujour un discernement. Anselme ne fait qu'appliquer ce principe à l'égard du roi. Comme il voyait clairement une incompatibilité entre la volonté de Dieu et celle du roi, il fut amené à prendre ses distances à l'égard de celui-ci. D'autre part - et c'est important à noter - Anselme insiste fort sur la différence entre obéissance et soumission: au roi, il ne doit pas d'obéissance, mais seulement soumission. L'obéissance est dûe uniquement à Dieu, à ses représentants, l'Apostolicus et aux lois de l'Église; la vraie obéissance est précisément celle qui est dûe soit à Dieu, soit à l'Église de Dieu et, après Dieu, surtout aux prélats.71 Cette hiérarchie doit être respectée dans l'obéissance soumise à un discernement, et tout doit être examiné à la lumière de la volonté divine qui est la Vérité.

VI. La conception anselmienne de Dieu et l'obéissance

I. - La structure hiérarchique de l'obéissance nous amène d'emblée au problème de Dieu. En effet, l'obéissance chez Anselme est fondée sur Dieu, elle est fondée sur sa conception de Dieu qui implique toute une hiérarchie, une hiérarchie des devoirs. Anselme obéit avant tout à Dieu, car c'est un homme épris de Dieu et plein de Lui. Si l'attitude d'Anselme - surtout celle de Londres qui déclenchera la crise entre le roi et lui - paraît si raide ou obstinée aux yeux de certains historiens c'est que ceux-ci oublient toute référence au Dieu d'Anselme, ce qui est, à mon avis, fondamental pour comprendre son attitude. Or celle-ci apparaît sous un nouveau jour dès que l'on pense à ses longues et profondes méditations de moine. D'après le témoignage d'Eadmer, depuis son entrée au Bec, Anselme est littéralement envahi par les choses divines.72 C'est cela qui explique aussi la genèse du Monologion et du Proslogion, les deux ouvrages n'étant que des méditations sur l'existence et la nature de Dieu. Si pour Anselme Dieu a tant de valeur face au roi et ses coutumes c'est qu'il a compris dans ses méditations que Dieu c'est l'infini: summa natura, summa essentia, summa veritas, summa bonitas, summa magnitudo, summa unitas, summe ens73 au delà duquel il n'y a rien. Pour lui Dieu devient la grandeur unique, la Grandeur même - "ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé" - le "id quo maius cogitari non potest"74 voire même le "quiddam maius quam cogitari possit."75, Celui dont la grandeur dépasse toute capacité de penser.76 Pour Anselme, Dieu c'est l'"Absolu"77, Dieu "seul existe d'une manière absolue"; tout le reste est créature et partant relatif parce que tiré du néant par l'acte créateur78.

Cette montée anselmienne dans le domaine de la pensée pour arriver à Dieu détermine toute sa vie, toutes ses attitudes: Dieu est plus grand que n'importe quelle chose créée (c'est le moment dialectique de la critique de la finitude des êtres créés79), Il est infiniment plus grand que l'homme, Il est plus grand même que l'intelligence de l'homme puisqu'Il transcende même les limites de celle-ci. Dieu c'est l'Infini, l'infinie Grandeur. C'est cette vue extraordinaire sur la grandeur de Dieu qui conditionne son attitude et c'est elle qui fonde à ses yeux la relativisation des créatures, en l'occurrence celle du roi et de son arbitraire.

Car en insistant sur la grandeur infinie de Dieu, Anselme montrait aussi dans le Monologion que, par rapport à Dieu, la créature est quasi néant80. Le roi ne devait donc pas se faire des illusions: quelqu'un qui se faisait une idée si grande de Dieu, ne pouvait pas s'incliner devant une créature - fût-ce le roi d'Angleterre - lorsqu'il voyait dans sa conscience un conflit de devoir: l'un à l'égard de Dieu, l'autre à l'égard du roi. C'est seulement contre sa propre conviction et uniquement par faiblesse qu'Anselme aurait pu capituler devant le roi, ainsi que l'ont fait presque tous les évêques présents à l'assemblée.81

Lorsqu'Anselme répondra au roi qu'il faut obéir plutôt à Dieu qu'aux hommes, il a devant son esprit cette conception d'un Dieu infiniment grand, perpétué depuis dans l'histoire de la pensée par le souvenir du Proslogion. C'est donc sa conception de Dieu qui conditionnera l'attitude d'Anselme et qui servira de modèle plus tard pour Thomas Becket.82

Ajoutons aussi que l'obéissance implique logiquement la reconnaissance des limites de sa propre liberté. Quand Anselme répète devant Guillaume le Roux qu'il doit obéir à Dieu, il ne fait autre chose que demander à celui-ci aussi l'obéissance à l'égard de Dieu, et par conséquent, reconnaître les limites de la liberté royale qui, autrement, se transformerait en arbitraire et en tyrannie. D'autre part, la conception anselmienne même de la liberté est telle que tout arbitraire en est exclu a priori. En effet, la liberté anselmienne est la "potestas servandi rectitudinem voluntatis propter ipsam rectitudinem"83, ce qui implique un ordre, une subordination à la "rectitudo" qui est la Vérité même.84

II. - Pour compléter les fondements doctrinaux de l'obéissance anselmienne, il faut se reporter surtout aux considérations théologiques dans le Cur Deus Homo, traité commencé en Angleterre et achevé en Italie pendant le premier exil d'Anselme85. C'est bientôt après les événements de Rockingham - suivis de l'exil - qu'Anselme eut l'occasion d'y exposer ses vues profondes sur l'obéissance.86 Or, la conception anselmienne de l'obéissance est étroitement liée à la conception du Dieu souverain, du Dieu absolu. Le modèle est le Christ - Homme et Dieu - qui par un acte d'obéissance suprême s'immole au Père pour le salut des hommes. Nous sommes donc en pleine considération théologique, motivée par les textes bibliques, notamment par le célèbre passage de l'Épître aux Philippiens (II, 8): "factus oboediens usque ad mortem...".87

Mais ce qui nous intéresse dans notre contexte c'est le passage où Anselme montre que la voie normale de toute créature et, en particulier, de toute nature douée de raison est celle de l'obéissance:

"Verum quando unaquaeque creatura suum et quasi sibi praeceptum ordinem sive naturaliter sive rationabiliter servat, Deo oboedire et eum honorare dicitur, et hoc maxime rationalis natura, cui datum est intelligere quid debeat. Quae cum vult quod debet, Deum honorat; non quia illi aliquid confert, sed quia sponte se eius voluntati et dispositioni subdit, et in rerum universitate ordinem suum et eiusdem universitatis pulchritudinem, quantum in ipsa est servat. Cum vero non vult quod debet, Deum, quantum ad illam pertinet, inhonorat, quoniam non se sponte subdit illius dispositioni, et universitatis ordinem et pulchritudinem, quantum in se est, perturbat, licet potestatem aut dignitatem Dei nullatenus laedat aut decoloret."

L'obéissance est certes un "debere", un devoir à l'égard de la volonté de Dieu, une soumission à la volonté divine, mais ce devoir d'obéir coïncide avec le respect de l'ordre qui convient à la créature dans l'"université88 des choses" et avec le respect de la "beauté de l'université". C'est le résultat immédiat et tangible de cette soumission spontanée de la volonté de la nature douée de raison à la volonté et à la disposition de Dieu. Dès lors nous comprenons le but suprême de l'obéissance: c'est maintenir l'ordre et la beauté de l'université des choses et par là-même honorer Dieu, Créateur de cet ordre et de cette beauté. Anselme insiste sur le fait que l'obéissance est le propre de la nature douée de raison à laquelle il a été donné de "comprendre ce qu'il doit", de prendre conscience de son devoir. Il insiste aussi sur la "spontanéité" (sponte se... subdit) qui doit caracériser la soumission. L'obéissance exclut donc toute contrainte et toute nécessité: elle est au contraire le signe d'une authentique liberté.

Anselme fonde donc l'obéissance sur l'acceptation libre et spontanée de l'ordre89 et de la beauté voulus par Dieu. Mais il va plus loin encore. En effet, inspiré par saint Augustin, il montre l'impossibilité absolue de se soustraire à la volonté divine qui est absolue et omniprésente si bien que la créature est incapable de s'en affranchir, de même que, dans le kosmos, rien de ce qui est contenu dans l'orbite céleste n'est capable de s'évader de l'emprise de celui-ci:

"Si enim ea quae caeli ambitu continentur, vellent non esse sub caelo aut elongari a caelo, nullatenus possent nisi sub caelo esse nec fugere caelum nisi appropinquando caelo. Nam et unde et quo et qua irent, sub caelo essent; et quanto magis a qualibet caeli parte elongarentur, tanto magis oppositae parti propinquarent. Ita quamvis homo vel malus angelus divinae voluntati et ordinationi subiacere nolit, non tamen eam fugere valet, quia si vult fugere Deum sub voluntate iubente, currit sub voluntatem punientem; et si quaeris qua transit: non nisi sub voluntate permittente; et hoc ipsum quod perverse vult aut agit, in universitatis praefatae ordinem et pulchritudinem summa sapientia convertit."90

Il n'y a donc pas moyen d'échapper à la volonté divine. En effet, l'homme qui refuserait de se soumettre à l'ordre voulu par Dieu, fuirait, certes, la volonté divine qui commande, mais il retombera automatiquement sous le coup de la volonté divine qui punit. Et si l'on demande quel est alors le chemin que l'homme peut emprunter pour achever sa rébellion, on est amené à la conclusion évidente: l'homme ne peut se révolter contre Dieu si ce n'est parce que Dieu le permet. Tout le monde est donc soumis à la volonté de Dieu: soit à la volonté divine de commande: aussi bien ceux qui lui obéissent que ceux qui lui refusent l'obéissance; soit à la volonté divine de permission et de punition: tous ceux qui veulent s'affranchir de sa volonté de commande. Bref, pour Anselme, la volonté de Dieu est un englobant absolu auquel il est impossible d'échapper et dont on ne peut pas se débarrasser.

Dans ces conditions, la seule attitude raisonnable est celle de l'obéissance qui permet alors à l'homme de se maintenir dans l'ordre et dans la beauté de l'ensemble de la création. Voilà ce qui met sous un nouveau jour l'attitude d'Anselme à l'assemblée de Rockingham. Si aucune créature ne peut se soustraire à la volonté divine qui veut le respect de l'ordre et de la beauté de l'université des choses, il convient que tout le monde, sans exception, aussi bien le roi que ses sujets, se soumettent à cette volonté. Ce qu'Anselme demande à Guillaume le Roux, à savoir sa soumission à la volonté divine, n'est que la conséquence logique de cette doctrine.

L'attitude de l'Archevêque ne peut être pleinement comprise que par la dialectique que le Prieur du Bec établit entre l'"insipiens" - l'insensé - du Psaume et celui qui cherche Dieu par dessus tout, par dessus même l'intelligence. Cette attitude, loin d'être celle de quelqu'un d'aveuglé ou dépourvu de raison, apparaît bien au contraire celle d'une personne parfaitement raisonnable. En effet, en un premier temps, elle est fondée, certes, sur la foi reçue, mais après avoir accompli la démarche de la dialectique, elle s'avère parfaitement conforme à la raison si bien qu'elle devient la seule attitude raisonnable, étant donné qu'elle est soutenue par une logique implacable fondée sur l'impossibilité de la négation de l'existence de Dieu.

En conséquence, le comportement d'Anselme s'expliquera par une double motivation: celle venant de sa foi en Dieu d'une part et d'autre part celle - concomitante - fondée sur la certitude logique inébranlable d'une démarche rationnelle au terme de laquelle Dieu apparaît dans toute sa grandeur d'Être infini. Dès lors, peut-on faire abstraction de ces faits dans l'explication "historique" du comportement de l'archevêque de Canterbury? Cette dimension verticale est tellement enracinée dans sa vie, elle est tellement soutenue par tout son être, y compris son effort intellectuel, que l'on marcherait en contre-sens de l'histoire en affirmant le contraire. Sa conception dialectique de la grandeur de Dieu est aussi la clef de sa théorie et de sa pratique de l'obéissance qui implique nécessairement une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve le Dieu Créateur et Rédempteur.

VII. Portée méta-historique de l'attitude d'Anselme motivée par une théologie

Grâce à la motivation de son attitude et de son comportement par le Dieu Infini au dessus de tout être créé, Anselme relativise du coup toute créature, y compris le roi et sa politique. Loin d'être "aliéné" par sa foi ou par sa conviction rationnelle concernant Dieu, il devient le champion de la liberté face à la tyrannie. Par son attitude "intransigeante", il pose des limites au pouvoir royal absolu, il s'oppose à la tyrannie. Du coup, son attitude devient libératrice par rapport aux citoyens91 - sujets du roi. Ses confrères dans l'épiscopat soucieux de préserver leurs propres privilèges n'ont pas saisi l'enjeu, mais le peuple et les barons laïques l'ont très bien compris. Ces derniers ne faisaient-ils pas remarquer que s'ils ne prenaient pas la défense de l'archevêque de Canterbury, ils laisseraient le plein pouvoir au roi, un pouvoir sans limite, un pouvoir absolu qui, tôt ou tard, risquerait de retourner contre eux-mêmes?

Toutefois, alors que le raisonnement et la motivation des barons laïques réunis à Rockingham s'explique très bien par un simple réflexe d'autodéfense face à un danger potentiel que représentait le roi tyran, chez Anselme, la motivation est d'ordre théologique: la grandeur du Dieu ineffable et Infini, le "id quo maius cogitari non potest" et le "quiddam maius quam cogitari possit", devant Lequel tout être créé et fini doit s'effacer ou se relativiser, ainsi qu'Anselme l'a exprimé clairement dans le Monologion et le Proslogion.

Dès lors, cette doctrine philosophique et théologique de la grandeur absolue de Dieu, revêt dans ces circonstances une importance "politique", puisqu'il s'agit de la "cité", du "royaume" où il faut remettre de l'ordre, il faut rétablir la "hiérarchie des valeurs" qui comporte nécessairement une limitation et une relativisation du roi et de son pouvoir, à la fois pour le bien de l'Église et pour le plus grand bien des sujets du royaume. C'est bien le cas où même un esprit purement pragmatique peut reconnaître sans peine l'utilité pratique de la théologie en matière de politique puisque cette théologie, c'est-à-dire "discours sur Dieu et sa grandeur", entraîne nécessairement la défense de l'homme - sujet du roi - face à la tyrannie. C'est là - me semble-t-il - la portée historique majeure et en même temps méta-historique92 de l'attitude de l'archevêque de Canterbury qui, grâce à son discours sur Dieu se transforme en champion de la liberté des sujets d'un roi tyran. Car, face à la prétention absolue dans le domaine du fini et du relatif, il n'y a plus de place pour la liberté. Or, précisément, Anselme entend chasser définitivement l'absolu du domaine du fini et du relatif et le remettre à la place qui lui revient: il entend rétablir l'absolu en Dieu. Car, en dehors de Lui, il n'y pas d'Absolu possible. Toute prétention à l'absolu dans le domaine du fini est une usurpation qui est d'emblée repoussée par la Réalité elle-même dès que l'on réfléchit sur sa structure métaphysique. En affirmant et en posant Dieu comme Réalité suprême dans le domaine de la cité et de la politique, Anselme trace clairement les limites du pouvoir temporel, limites sans lesquelles non seulement la liberté de l'Église qu'elle défend d'une manière formelle, mais toute liberté deviendrait précaire sinon impossible.

C'est ainsi qu'enfin, par ses effets immédiats même, la théologie d'obéissance pratiquée par Anselme devient une véritable "théologie de liberté et de libération", du fait qu'elle pose clairement ses limites à l'arbitraire royal et par là-même à tout pouvoir arbitraire. Chez Anselme, la liberté, la libération sont inconcevables sans une référence explicite à la grandeur divine, elles ne sont praticables qu'à l'intérieur d'une théologie de l'obéissance. Ce n'est pas tout à fait dû au hasard qu'Anselme, le théologien de la "grandeur" de Dieu est aussi le théologien de la "liberté".93 Car la vraie et authentique liberté n'est concevable que dans un rapport dialectique avec la grandeur ou la transcendance absolues de Dieu, dialectique qui d'une part impose nécessairement ses limites à cette liberté humaine - ayant toujours la tentation de s'absolutiser, surtout lorsqu'elle se mêle au pouvoir et à l'argent - mais qui d'autre part garantit la liberté de tout le monde par le refus de cette tendance absolutisante du pouvoir de l'homme.

Par ailleurs, l'arbitraire de Guillaume le Roux - ses "usus voluntarii" - démontrent aussi à quel point, chez lui, le désir effreiné du pouvoir - conçu comme une 'liberté' sans limite - fut lié à un désir effreiné de possession des richesses. Preuve en est la confiscation de tous les biens ecclésiastiques, non pas en faveur des pauvres du royaume, mais précisément en sa propre faveur. En s'opposant, au nom d'une théologie de la grandeur de Dieu, à l'arbitraire royal, Anselme devint défenseur de la liberté des sujets du royaume et en même temps défenseur des pauvres face à la convoitise du souverain désireux de s'enrichir aux dépens des démunis. L'attitude de l'Archevêque de Canterbury en matière de politique est en quelque sorte la mise en pratique de cette ouverture vers l'Infini qui relativise tout le reste telle que le Prieur du Bec l'a prouvée par la raison dans le Monologion; son attitude est en quelque sorte le "vécu" de cette incomparable dialectique de la Grandeur94 qu'il avait déployée dans le Proslogion, cette dialectique qui pointe précisément au-delà du fini et du relatif, au-delà des contraintes imposées par le temps et l'espace, au-delà des contraintes de l'histoire, au-delà des contraintes des infrasctructures. Car la pensée d'Anselme est suspendue en dernière analyse sur la Transcendance absolue. Or c'est justement cette pensée qui motive toutes ses actions et, dès lors, ses actions - grâce à l'intention profonde qui les porte -, renvoient sans cesse à leur source qui est l'unique Grandeur absolue, à savoir Dieu.

CONCLUSIONS

Je voudrais tirer deux conclusions de ces considérations. 1° la motivation proprement théologique de la vie d'Anselme est plus qu'évidente; 2° ces mêmes motivations ont une portée historique en ce qui concerne les événements de la vie d'Anselme mais aussi au delà, elles ont une portée méta-historique. En effet, par son attitude basée sur une théologie de l'obéissance et une théologie de la rédemption fondée, elle aussi, sur l'obéissance, il dépasse le temps et montre le chemin à la postérité d'être prêt à des sacrifices dans des situations critiques où un choix crucial s'impose, un choix qui implique un conflit de conscience où l'homme est contraint de choisir. Choisir d'après quels critères? En acceptant et en mettant en pratique une hiérarchie des valeurs et une hiérarchie des devoirs, en d'autres termes, en sauvegardant l'ordre et la beauté de l'univers voulus par Dieu. Il s'agit donc là d'une véritable 'écologie' qui ne se borne pas au seul environnement biologique de l'homme, mais qui embrasse tout le réel accessible à l'homme, y compris l'homme lui-même.

Il faut souligner surtout une chose qui me semble primordiale dans l'attitude d'Anselme et qui a une valeur méta-historique: c'est sa qualité d'homme détaché de tout, celle d'un homme libre. En effet, Anselme apparaît face au tyran comme le défenseur de la liberté. Les historiens n'ont cessé de souligner - et à juste titre - qu'Anselme s'affirmait comme le défenseur intrépide de la liberté de l'église, celui de la liberté de l'église dans le domaine du spirituel; mais à mon avis c'est aussi le champion de la liberté tout court, de la liberté individuelle face à toute forme de tyrannie.

Qu'est-ce qui donne la force à Anselme de résister au Tyran? C'est précisément l'idée qu'il se fait de Dieu, qui est le "summum", le "id quo maius cogitari non potest", le "quiddam maius quam cogitari possit." Comment Anselme est-il arrivé à cette conception? Par une démarche métaphysique de montée, en s'élevant toujours plus haut, d'abord en dépassant toute créature, en montant au dessus de toute créature pour libérer son esprit. Lorsqu'en rédigeant son Monologion et Proslogion, il dépasse toutes les créatures, pour arriver à sa notion de Dieu, les futurs rois d'Angleterre y étaient déjà inclus. Logiquement, ni Guillaume II, ni Henri Ier plus tard ne devaient s'attendre à voir Anselme s'incliner devant eux que dans la mesure où ils représentaient effectivement la volonté de Celui qui dépasse tout et qui maintient tout dans l'ordre et dans la beauté. Or Anselme savait très bien que, dans le concret, ceux qui devaient représenter la volonté de Dieu soit dans le domaine purement temporel, soit dans le domaine du gouvernement spirituel pouvaient très bien dévier par la faiblesse du péché. C'est pourquoi l'obéissance à leur égard ne pouvait jamais constituer un absolu. Le dernier critère demeure toujours cette conception pure et parfaite de Dieu à la lumière de laquelle la conscience de chacun doit évaluer dans quelle mesure ceux qui passent de droit pour les représentants de Dieu le sont effectivement.

En tout cas, il est évident que l'attitude de détachement, de liberté est chez Anselme la conséquence logique de sa conception de Dieu qui dépasse tout y compris l'intelligence de celui qui prétend le comprendre.95 Son attitude lui paraît tout à fait logique et raisonnable, puisqu'elle est fondée sur une logique irrésistible, à savoir l'impossibilité absolue de nier l'existence de Dieu. Dieu est si grand que l'on ne peut même pas penser qu'il n'existe pas. "C'est pourquoi, ajoute-t-il dans le Proslogion, si je ne voulais plus croire, je ne pourrais plus ne pas comprendre"96. C'est cette montée irrésistible vers Celui qui est l'Absolu et le Nécessaire qui a libéré Anselme de tout le reste, y compris des rois. Cette montée vers l'Infini entraîne la relativisation de tout être devant l'Infini. C'est cette montée qui lui a conféré cette liberté suprême, c'est elle qui lui a donné la force d'être prêt à se séparer de tout, lorsqu'il voyait que l'affaire de Dieu était en cause. Ainsi la résistance d'Anselme face au roi devient un symbole de liberté suprême fondée précisément sur sa conception de Dieu.

Et pour terminer, une dernière question. L'attitude d'Anselme est-elle le fruit d'infrastructures sociales et économiques? Celle de ses collègues évêques, peut-être... - qui préféraient s'inféoder au roi pour garder leurs privilèges temporels, socio-économiques. Mais celle d'Anselme, diamétralement opposée à l'attitude servile des évêques97, s'impose comme une force qui libère des servitudes de l'infrastructure socio-économique et politique. C'est l'irruption même de la théologie dans l'histoire. Ou si l'on veut, c'est l'ouverture de l'histoire vers ce qui la dépasse, vers une dimension verticale au-delà de toute infrastructure. De même qu'Anselme a dépassé ses contemporains par la vigueur et la portée de sa réflexion de penseur, de même son attitude, son comportement solidement ancrés dans ses réflexions théologiques dépassent ses contemporains, surtout ceux qui n'ont pas été capables de faire le chemin de la réflexion avec lui. Le comportement d'Anselme demeure aussi insaisissable et incompréhensible aux historiens qui ne veulent pas ou qui ne peuvent pas parcourir ce chemin avec lui.


N O T E S

Dans les notes, nous utiliserons les abréviations suivantes:

HN = EADMERI, Historia novorum in Anglia, éd. M. Rule (Rerum Britannicarum Medii Ævi Scriptores) London 1884.
VA = The Life of St Anselm archbishop of Canterbury by Eadmer. Éd. par R.W. Southern (Oxford Medieval Texts), Oxford 1972.
RAGEY = P. RAGEY, Histoire de saint Anselme archevêque de Cantorbéry, t. I , II, Paris-Lyon, 1889.
Les oeuvres de saint Anselme sont citées d'après les sigles de:
S. ANSELMI, Opera omnia, t. I (vols. I-II), t. II (vols. III-VI), éd. F.S. Schmitt, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968. Les chiffres romains indiquent les volumes (I-VI) de l'édition.


1. Lors du Colloque international "L'idée de bonheur au Moyen âge" qui eut lieu à Amiens les 22, 23, 24 et 25 mars 1984.

2. Nous renvoyons dans ce volume, p. 25-50 à l'étude pénétrante de Pierre Bouët, Orderic Vital, lecteur critique de Guillaume de Poitiers, qui montre l'importance des visions théologiques dans l'historiographie d'Orderic Vital. Depuis la Cité de Dieu de saint Augustin, la vision de l'histoire en Occident est empreinte d'une vision proprement théologique. Cf. H.-I. Marrou, Théologie de l'histoire, Paris 1968. - Indépendamment du problème de ce qu'on appelle l'"objectivité historique" ou l'"objectivité dans l'historiographie" qui exige que l'historien tienne compte, dans sa description et dans son évaluation, de tous les éléments que les sources historiques mettent à sa disposition, il faut reconnaître une évidence: pour un croyant catholique, l'histoire et ses événements auront un sens alors que pour un incroyant ils n'en auront pas du tout ou bien ils n'auront pas le même sens que pour un incroyant, athée ou un "anti-clérical". Rien d'étonnant en cela. Peut-on reprocher à un musicien de parler de la musique avec une conviction et une résonance totalement différentes du discours de quelqu'un qui n'a même pas d'oreilles musicales? Le discours de ce dernier sur la musique serait-il "plus objectif" - voire même "seul objectif" - du fait qu'il n'a aucune sensiblité musicale? De même, le discours sur l'histoire du christianisme d'un incroyant ou d'un athée militant serait-il "seul objectif" du fait qu'il lui manque toute "sensibilité" à l'égard de la foi chrétienne et de son impact sur l'histoire? Selon cette même logique, il faudrait interdire au physicien tout discours sur la physique, il faudrait interdire au chimiste tout discours sur la chimie etc. et le confier, par un "souci d'objectivité" à des ignares en ces matières.

Sans vouloir y insister davantage, nous nous permettons de rappeler les remarques pertinentes et toujours actuelles d'Étienne Gilson concernant le manque d'objectivité historique à l'égard de l'histoire chrétienne. Cf. é.Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale, Paris 1944, c. XIX: Le Moyen âge et l'histoire, p. 365 svv. Quant à l'hypocrisie qui règne toujours dans certain milieu d'historiens, voir dans ce volume l'étude profonde de K.F. Werner, Observations sur le rôle des évêques dans le mouvement de paix au Xe et XIe siècles, ici, p. 174, 193 note 97..

3. Cf. é.Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale, Paris 1944, c. XIX: Le Moyen âge et l'histoire, p. 365 svv.

4. Contrairement à l'usage qui semble prévaloir chez les historiens, nous nous permettons d'utiliser ce terme dans son sens étymologique: le fait d'écrire l'histoire, la description de l'histoire, le "métier d'historien".

5. C'est la prétention du rationalisme pur et dogmatique. Mais on peut se demander s'il est "conforme à la raison" de ne pas tenir compte, dans la description historique basée sur la critique historique, de tous les éléments qui ont contribué au façonnement d'une époque et de ses hommes?

6. Rockingham était un château royal situé entre Northamptonshire and Leicestershire. Cf. VA, p. 85, note 4.- La source historique principale attestant les événements de l'assemblée de Rockingham est: Eadmeri, Historia Novorum in Anglia (éd. M. Rule, London 1884), p. 53-67, cité désormais HN. Cet événement fut résumé plus tard par Eadmer dans la Vita Anselmi (The Life of St Anselm Archbishop of Canterbury by Eadmer. Ed. R. W. Southern, Oxford 1972, II, c. 15, p. 85-87, cité désormais VA). Nous en trouvons également un récit raccourci chez Jean de Salisbury: "Regem de transmarinis partibus redeuntem Anselmus adiit, humiliter petens, ut pro necessitate officii et more ecclesiastico Urbanum papam adire liceat pro pallio, sine quo plenitudinem officii sui exercere non poterat. At ille ad Urbani nomen intumuit, asserens in regno suo neminem sine ipsius electione debere apostolicum nominare. Praefigitur archiepiscopo dies et locus, ut de hac temeritate respondeat. Adsunt partes, et voluntati regis omnes acclamant. Praecipue tamen episcopi argutius allegabant papam non recipiendum in regno Angliae, nisi regis electio praecessisset. Quos cum Anselmus, volens reddere Caesari quae sunt Caesaris, et malens Deo quam hominibus obedire, canonicis et plane divinis rationibus infrenasset, uno impetu vociferati sunt eum deliquisse in regiam maiestatem, qui voluntati eius suas praeposuerat leges. Nam nec Deo miseri quidquam nisi rege consulto audebant ascribere. Igitur ad unam regis vocem quidam archiepiscopo suo omnem obedientiam abnegant, et fraternae societatis communionem abiurant; alii vero in his quae praeciperet ex parte Urbani romani pontificis. Omnes enim, excepto roffensi solo, obedientiae vinculum solvunt, et praestitae promissionis fidem. Insuper rex archiepiscopo et suis omnem securitatem adimens, manifestas denuntiat inimicitias, nisi se exinde romano pontifici non obediturum publice profiteatur. At ille, perseverans in fide, conductum et recedendi licentiam petit a rege." Voir le texte latin c. VIII, dans Giovanni di Salisbury, Vita di Sant'Anselmo d'Aosta. Introduzione, traduzione e note di Inos Biffi, Milano 1989, p. 69-70. - L'événement est longuement relaté dans P. Ragey, Histoire de saint Anselme archevêque de Cantorbéry, II, Paris-Lyon, 1889, ch. X-XIII, p. 63-90. Southern donne un bref résumé des circonstances dans Saint Anselm and his Biographer. A Study of Monastic Life and Thought 1059- c. 1130, Cambridge, 1966, p. 154-155.

Dans ses lettres, saint Anselme ne fait aucune mention explicite de l'assemblée de Rockingham, mais il y fait allusion en décrivant la situation grave dans laquelle il se trouva. Ainsi dans sa lettre adressée à Urbain II dans laquelle il fait état des graves difficultés qu'il doit supporter en Angleterre face aux excès du pouvoir royal (E 193 adressée à Urbain II pendant la deuxième moitié de 1095, donc peu de temps après l'assemblée de Rockingham, cf. Schmitt, V, p. 82-83); dans une lettre adressée aux évêques d'Irlande (E 198, Schmitt V, 88-89, probablement en 1095 pendant la trêve accordée par le roi à la fin de l'assemblée de Rockingham, cf. ibid., p. 88, note); dans une autre lettre adressée de Lyon au pape Urbain II pendant son premier exil au début de 1098 (E 206, Schmitt V, 99-101); enfin dans une lettre écrite à Paschal II (E 210, Schmitt V, 105-107) récemment élu pape, toujours de Lyon (fin 1099 ou début 1100, cf. Schmitt V, p. 105, note).

7. Cf. HN, I, p. 32. Anselme fut forcé physiquement d'accepter la crosse, cf. HN, I, p. 33 svv. et VA II, c. 2, p. 65. Aussi bien ne manquera-t-il pas de rappeler cette circonstance dans ses lettres chaque fois qu'il exposera la situation en Angleterre ou quand il demandera aux papes à être déchargé de ses fonctions. Cf. E 176, IV, p. 58, 8-13; E 193, IV, p 83, 39-40; E 206, IV, p. 99, 22-23. C'est Eadmer qui rapporte dans le discours d'ouverture d'Anselme à l'assemblée de Rockingham les sentiments de ce dernier lors de sa nomination. Anselme y dit qu'il aurait préféré, s'il avait eu le choix, qu'on le jette dans les flammes du bûcher au lieu d'accepter la dignité archiépiscopale: "...maluissem illa die, si optio mihi daretur, in ardentem rogum comburendus praecipitari, quam archiepiscopatus dignitate sublimari." Cf. HN, I, p. 55. - Nous savons que la nomination d'Anselme a provoqué des remous dans la communauté du Bec. Voir à ce sujet l'étude récente de I. Biffi, Anselmo dal Bec à Canterbury: l'itinerario di un discernimento, dans Anselmo d'Aosta Figura Europea (Atti del Convegno di studi, Aosta 1° et 2 marzo 1988) Milano 1989, p. 185 svv., surtout p. 202-223. Cf. Ragey, I, p. 524.

8. "Et adjecit [Willelmus rex], 'Sed, per Sanctum Vultum de Luca', sic enim jurare consueverat, 'nec ipse hoc tempore, nec alius quis archiepiscopus erit, me excepto.'" Cf. HN, I, p. 30.

9. Cette image est couramment utilisée par Eadmer et d'autres pour décrire la situation de l'Église sans pasteurs: "Desaevit immanitas ista etiam in cunctis per Angliam constitutis filiabus ejus, quae viris suis, episcopis scilicet seu abbatibus, decidentibus, in viduitatem ea tempestate cadebant." cf. HN, I, p. 26-27; "viduata suo pastore", cf. HN, I, p. 29; "Interea regi a bonis quibusque suadetur, quatinus communem totius regni matrem instituendo illi pastorem solvat a pristina viduitate." cf. HN, I, 32.

10. Depuis 801, tous les archevêques de Canterbury avaient l'habitude de recevoir le pallium de la main du pape. "Dès l'an 801, le voyage du pallium était regardé comme une tradition. En 1031, le roi Canut, parlant de ce voyage, l'appelle le voyage d'usage. Il constituait pour tout nouvel archevêque de Cantrobéry le premier et le plus grand des devoirs." Cf. Ragey, II, p. 61. Lanfranc lui-même se rendit à Rome pour recevoir le pallium. En demandant au roi de lui donner la permission d'aller à Rome, Anselme fait précisément appel à cette coutume. On peut relever une certaine incohérence dans l'attitude de Guillaume le Roux. En effet, lui qui - tout comme plus tard Henri I Beauclerc - aimait tellement invoquer les "usus" face à Anselme, comment put-il refuser catégoriquement à Anselme de suivre des "coutumes" sans tomber en contradiction avec ses propres principes de gouvernement fondés également sur des "coutumes"?

11. Cf. Voir W. Fröhlich, Anselm and the Bishops of the Province of Canterbury, dans Les Mutations..., p. 125 svv., surtout 140-141. Vu ses préoccupations théologiques, Eadmer s'abstient de mentionner explicitement tous les abus qu'entraînaient dans le domaine purement politique l'application de ces "usus". Cf. HN, p. 9-10. Anselme lui-même les dénonce dans ses lettres: cf. E 176, IV, p. 58, 22 svv.; E 206, IV, p. 100, 27 svv.; E 210, IV, p. 106, 14-35.

12. Cf. HN, II, p. 88-89.

13. L'édition critique des oeuvres d'Anselme n'a recensé aucune correspondance entre Rufus et Anselme. Anselme parle de Guillaume, sans le nommer explicitement, dans E 147 adressée d'Angleterre aux moines du Bec avant son élection au siège de Canterbury; de même dans E 176 (IV, p. 58-59) adressée à Hugues, archevêque de Lyon.

Pour comprenrdre la position d'Anselme à l'égard des rois, il est intéressant de comparer les titres de ses lettres adressées au roi Henri I et aux papes Urbain II et Paschal II. Les titres des lettres adressées à Henri contiennent toujours l'expression "fidele servitium" (cf. E 319, 368, 378, 391, 393, 402, 404, 424) avec une promesse de prières ("cum fidelibus orationibus"). Quant aux papes, Anselme leur promet toujours ses prières et il exprime en même temps sa "debita subiectio" (cf. E 126, 193, 206, à Urbain II et E 210, 214, 217, 218, 219, 220, 272, 280, 315, 338, 340, 388, 430, 463 à Paschal II) voir même sa "debita oboedientia" (cf. E 441 et 451 également à Paschal II). Il est important de souligner la différence entre "servitium" d'une part qui exprime les relations d'Anselme avec le roi et d'autre part la "subiectio" et l'"oboedientia" qu'il doit à l'égard de l'"Apostolicus". Anselme se considère comme serviteur du roi, mais il ne lui doit pas une véritable "subiectio": celle-ci revient à Dieu et à son représentant légal sur terre.

14. Cf. VA II, c. 16, p. 85.
15. Cf. HN, I, p. 52-53.

1616. "Si metropolitanus sacratus episcopus per totum primum annum nec papam viventem nec pallium requiro, cum possum: iuste ab ipso honore removendus sum. Quod si hoc facere nequeo sine amissione archiepiscopatus, melius mihi est ut mihi violenter auferatur, immo melius est ut ego archiepiscopatum reiciam, quam apostolicum abnegem." Cf. E 176, IV, p. 60, 68-72. Voir aussi Southern, Saint Anselm..., p. 154.

17. "Requisitus ergo a rege a quo papa usum pallii petere voluisset, respondit, 'Ab Urbano'. Quo rex audito dixit illum pro apostolico se nondum recepisse, nec suae vel paternae consuetudinis eatenus extitisse, ut praeter suam licentiam aut electionem aliquis in regno Angliae papam nominaret et quicunque sibi hujus dignitatis potestatem velle praeripere, unum foret ac si coronam suam sibi conaretur auferre." Cf. HN, I, p. 52-53. Voir aussi l'autre texte d'Eadmer qui résume ainsi la situtaiton générale: "Non ergo pati volebat [rex Willelmus] quemquam in omni dominatione sua constitutum Romanae urbis pontificem pro apsotolico nisi se jubente recipere, aut ejus litteras si primitus sibi ostensae non fuissent ullo pacto suscipere." Cf. HN, I, p. 10. Cette "prérogative" royale faisait partie des "usus atque leges" dont se réclamait Rufus. Voir ici note n. 11. Anselme lui-même explique les raisons de ses dissensions avec le roi Guillaume dans sa lettre (E 210) écrite au pape Paschal II vers 1099-1100 (cf. éd. Schmitt, IV, p. 105, note) où il insiste sur les abus dont il fut témoin en Angleterre, abus "contra voluntatem et legem Dei", cf. E 210, IV, p. 106, 24. Aux yeux d'Anselme, c'est toujours la volonté et la loi divines qui étaient en cause. Voir aussi "Legem autem Dei et canonicas et apostolicas auctoritates voluntariis consuetudinibus obrui videbam." Cf. E. 206, IV, p. 100, 40-42.

18. Cf. HN, I, p. 53; voir aussi VA, p. 85, note 1. Anselme insistera encore sur ce fait au début de son discours du premier jour de l'assemblée, cf. HN, I, p. 54. - Dans le même temps, se dressait contre Urbain II l'antipape Clément III, archevêque de Ravenne qu'apparemment Guillaume n'était pas pressé non plus de reconnaître.

19. "...divina clementia iuvante, ubicumque fuero, vobis [Urbano papae] oboedire ac servire et celsitudienm vestram honorare paratus ero." Cf. E 193, IV, p. 83, 28-30. Plus tard Anselme écrira à Paschal II qu'il est prêt à souffrir même le martyre pour l'obéissance à l'égard du Siège apostolique et pour la liberté de l'Église: cf. E 280, IV, p. 195, 32-36.

20. Guillaume finit par reconnaître Urbain II, avant même l'exil d'Anselme. Cf. HN, I, p. 69; voir aussi Southern, Saint Anselm..., p. 155.

21. Pour cet entretien entre Anselme et le roi, voir HN, I, p. 52-53.

22. "Anselmus igitur, salva ratione sua quam de subjectione et oboedientia Romanae ecclesiae in medium tulerat, petivit inducias ad istius rei examinationem, quatinus episcopis, abbatibus, cunctisque regni principibus una coeuntibus, communi assensu definiretur, utrum salva reverentia et oboedientia sedis apostolicae posset fidem terreno regi servare annon. 'Quodsi probatum', inquit, 'fuerit utrumque fieri minime posse, fateor malo terram tuam donec apostolicum suscipias exeundo devitare, quam Beati Petri ejusque vicarii oboedientiam vel ad horam abnegare.' Dantur ergo induciae, atque ex regia sanctione ferme totius regni nobilitas quinto Idus Martii pro ventilatione istius causae in unum apud Rochingeham coit." Cf. HN, I, p. 53.

23. Cf. E 176, IV, p. 58-59, et p. 59, 37. C'est toujours l'envie de l'argent qui hantait le roi.

24. Voici le conseil que les évêques donnèrent à leur primat: "...'Si pacem ejus vis habere necessario te oportet ei de pecunia tua copiosa praebere. Jam nuper obtulisti ei quingentas libras; sed, quoniam parum sibi visum fuit, noluit illas recipere. Nunc, si vis nostro consilio credere, et quod in simili negotio facimus tu quoque facere, suademus ipsas ei quingentas libras ad praesens da, et tantundem pecuniae quam ab hominibus tuis accipies illi promitte, et confidimus quod et tibi amicitiam suam restituet, et tua ut voles pacem habere permittet. Aliam qua exeas viam non videmus, nec nos pari angustia clausi aliam exeundi habemus.' Et ille continuo intelligens quid consilii hujus effectus in se praetenderet, ait, 'Absit hic exitus a me...'" Cf. HN, I, p. 50-51. Sur l'attitude corrompue des évêques lors de l'assemblée de Rockingham voir HN, I, p. 65. Sur la corruption et la vénalité sous Guillaume le Roux, voir encore HN, I, p. 50, 52; II, p. 69. Guillaume lui-même reconnaissait qu'il n'était pas obligé de tenir toutes ses promesses: "Quis est qui cuncta quae promittit implere possit?" Cf. HN, I, p. 25; Ragey, I, p. 469, note 1.

25. Cf. Ragey, II, p. 61 svv.

26. Une crise semblable devait éclater plus tard sous Henri I Beauclerc qui, pour contraindre Anselme à la soumission, convoqua le 29 septembre 1102 une assemblée générale des évêques et des barons à Londres. Cette fois encore, le conflit se termina par l'exil d'Anselme qui, d'ailleurs, fut encouragé par le pape Paschal II dans ses luttes contre l'investiture laïque. Voir E 222, IV, p. 125,19-22; cf. HN, II, p. 135 et Ragey, II p. 319. Une fois la paix rétablie entre le roi Henri I et Anselme regagne Canterbury où il meurt le 21 avril 1109.

27. Au fond, l'attitude de Guilllaume le Roux était exactement la même que sera sept siècles plus tard celle des révolutionnaires singulièrement avides des biens de l'Église. Aussi paradoxal que cela apparaisse, on peut dire qu'en cela, le roi d'Angleterre était le prédécesseur de ces derniers avec, entre autres, cette différence qu'à leur tour, les révolutionnaires devenaient en même temps des assassins du roi...

28. Cf. HN, I, p. 87.
29. Cf. HN, II, p.107.

30. Cf. HN, I, p. 61. Eadmer donne un jugement très sévère de Guillaume le Roux, de même que son compatriote, Orderic Vital appellera le Conquérant un tyran. Cf. M. Chibnall (éd.), The Ecclesiastical History of Orderic Vital, Oxford 1980, II, p. 170 et II, p. 220. Urbain II usa du même terme au sujet de Guillaume le Roux: "Ecce vita illius tyranni, qualis ad apostolicam sedem saepe delata est." Cf. HN, II, p. 106.

31. Cf. VA, p. 85, note 4. Tout en reconnaissant que les événements de Rockingham occupent une place importante dans l'ouvrage d'Eadmer et qu'ils constituent la description la plus vivante de celui-ci, Southern ajoute: "It remains nevertheless in many ways mysterious." Cf. VA, p. 85, note 4. - Cependant, il n'y a pas lieu de mettre en doute l'existence de l'assemblée de Rockingham, même si Eadmer en est la seule source explicite et que par ailleurs la Chronique Anglo-Saxonne n'en fait pas mention, d'autant plus qu'Eadmer en reparlera plus tard explicitement dans la Vita Anselmi. Cf. VA, p. 85-86, note 4. En effet, le fait qu'Eadmer résume dans la VA les événements de l'assemblée racontés jusqu'aux moindres détails dans la HN montre à l'évidence l'importance de cette dernière. D'autre part, dans la HN Eadmer fait comprendre au lecteur que l'historiographe lui-même était présent à ces événements: "Factum est ita, et mane juxta condictum reversi sumus" (éd. Rule, p. 56); "Hinc ad regis praeceptum repetivimus hospitium nostrum. Mane autem reversi sedimus in loco solito, expectantes mandatum regis." (éd. Rule, p. 62) "Fit juxta verbum illorum, et perturbatis etiam curialibus plurimis, hospitium repedavimus... Ascendimus, ivimus, et, supremam de negotio nostro sententiam avidi audire, in quo soliti eramus loco consedimus." (éd. Rule, p. 66). Eadmer parle dans ce récit en témoin direct des événements. D'autre part, il s'agit d'une assemblée d'importance nationale à laquelle assista presque toute la noblesse du royaume: "ferme totius regni nobilitas in unum apud Rochingeham coit." Cf. HN, I, p. 53; "Jubetur ergo ut totius Angliae episcopi, abbates et principes ad discussionem discidii hujus apud castrum quod Rochingeham dicitur una veniant." Cf. VA, I, c. XVI, p. 85-86. De même, Eadmer revient encore plus loin dans la HN aux événements de Rockingham: "...placitum quod totius regni adunatione contra te apud Rochingeham habitum est...", cf. HN, II, p. 83. La lettre d'Anselme envoyée à Paschal II contient aussi une claire allusion à l'assemblée de Rockingham: "In omnibus his et similibus si consilium petebam, omnes de regno eius, etiam suffraganei mei episcopi, negabant se mihi consilium daturos, nisi secundum voluntatem regis." Cf. E 210, IV, p. 106, 21-23.

32. Cf. VA, II, c. 16, p. 85.

33. La date donnée par Eadmer dans la HN pour l'assemblée de Rockingham n'est pas correcte. "Dantur ergo induciae, atque ex regia sanctione ferme totius regni nobilitas quinto Idus Martii pro ventilatione istius causae in unum apud Rochingeham coit." Cf. HN, lib. I, Rule p. 53. Ce qui équivaut à la date de 11 mars 1095, date suivie également par Ragey, II, p. 63. Rule (p. lxii et p. 53) est le premier à avoir remarqué l'incohérence entre la chronologie proposée par Eadmer dans la Historia Novorum et la Vita Anselmi. Voici le texte de cette dernière: "Jubetur ergo ut totius Angliae episcopi, abbates et principes ad discussionem discidii hujus apud castrum quod Rochingeham dicitur una veniant. Factum est, et tertia septimana quadragesimae juxta edictum convenerunt." Cf. VA, I, c. XVI, p. 85-86. En suivant Rule, Southern explique l'erreur d'Eadmer dans la Historia Novorum - à supposer bien entendu que la chronologie donnée dans la Vita Anselmi soit exacte - du fait que celui-ci a mal calculé le jour qui correspondait à la période liturgique (troisième dimanche du Carême). Cf. VA, p. 84-85, note 4. En corrigeant l'erreur de calcul commise par Eadmer, on peut donc dire que l'assemblée s'est réuni le troisième dimanche du Carême ce qui correspond au 25 février 1095.

34. Son élévation "forcée" sur le siège de Canterbury eut lieu le 6 mars 1093.

35. Cf. HN, I, p. 58. Voir aussi les paroles d'Eadmer exprimant l'atmosphère de terreur qui régnait pendant l'assemblée: "Nemo quippe palam pro eo [i.e. Anselmo] loqui audebat ob metum tyranni." Cf. HN, I, p. 61.

36. Cf. HN, I, p. 61-63. Anselme répondit calmement à cette tentative de condamnation: "Qui, propterea quod venerabilis sancate Romanae ecclesiae summi pontificis oboedientiam abnegare nolo, vult probare me fidem et sacramentum violare quod terreno regi debeo, assit; et in nomine Domini me paratum inveniet ei sicut debeo, et ubi debeo, respondere." Cf. HN, I, p. 61. Anselme savait très bien qu'il ne pouvait être jugé ou condamné légalement que par le pape dans cette affaire. Cf. Ibid.

37. Voir la remarque amère d'Eadmer: "Quid agam? Si minas, si opprobria, si contumelias, si mendacia viro objecta singulatim describere voluero, timeo nimius judicari." Cf. HN, I, p. 61.

38. Cf. HN, I, p. 65. Certains évêques hésitants, menacés d'être condamnés par le roi, réussirent à sauver leur situation en offrant beaucoup d'argent à Guillaume: "Sed reperto statim salubri et quo niti solebant domestico consilio, hoc est data copiosa pecunia, in amicitiam regis recepti sunt." Cf. Ibid.

39. Sur l'importance du conseil dans la vie d'Anselme voir Claudio Leonardi, La Profezia nell'epistolario di s. Anselmo, dans Les Mutations socio-culturelles.au tournant des XIe-XIIe siècles (éd. R. Foreville), Paris 1984, p. 383 svv. Il est vrai que le conseil au sens biblique du terme joue un rôle important dans la vie d'Anselme chaque fois qu'il s'agit de décider d'un problème d'imporatance communautaire. Mais, contrairement à ce que Leonardi semble suggérer, le conseil joue aussi un rôle important chez lui lorsqu'il s'agit de son propre destin. Ne s'est-il adressé d'abord à Lanfranc et ensuite à l'archevêque Maurille pour demander conseil concernant sa propre vocation de moine? Cf. VA, I, c. 6, p. 10-11. Voir aussi VA, I, c. 12, p. 21-22.

40. Cf. HN, I, p. 56; voir aussi Ragey, II, p. 67. Plus tard, le roi et ses courtisans contesteront le fait qu'Anselme avait prêté serment de fidélité avec la restriction importante: "selon Dieu" Cf. HN, II, 84-85. À quoi Anselme répliqua: "Papae, si nec Dei nec rectitudinis mentio, ut dicitis, facta fuit, cujus tunc? Absit ab omni Christiano, absit leges vel consuetudines tenere aut tueri quae Deo et rectitudini contrariae esse noscuntur." Cf. HN, II, p. 84-85. Et Anselme d'ajouter encore, pour exprimer clairement sa conception du serment et du droit: "... omnis fides quae cuivis homini legaliter promittitur, ex fide Dei roboratur. Sic enim spondet homo homini, 'Per fidem quam debeo Deo, fidelis tibi ero'. Cum ergo fides quae fit homini per fidem Dei roboretur, liquet quod eadem fides siquando contraria fidei Dei admittit, enervetur." Cf. HN, II, p. 85.

41. C'est bien cela qu'il répondra aussi plus tard à Henri I Beauclerc auquel il pose comme condition de son retour de l'exil sa soumission à la loi de Dieu: "Nullli homini magis expedit quam regi se subdere legi Dei, et nullus periculosius se subtrahit a lege eius. Dicit enim sacra scriptura, non ego: 'Potentes potenter tormenta patientur'; et: 'fortioribus fortior instat cruciatus'; quod Deus a vobis avertat!" Cf. E 319, IV, p. 248, 24-27.

42. C'est cela qu'Anselme fait signifier plus tard à Paschal II: la condition sine qua non de son retour en Angleterre est qu'il lui soit possible d'observer la loi de Dieu et les prescriptions canoniques de l'Église. Cf. E 210, IV, p. 106, 39- 107, 48.

43. Cf. M, Prologus, I, p. 7, 7-8 et Cu, Praefatio, II, p. 42, 12-13.

44. "Cum vos ... consilium mihi patri vestro non nisi ad unius hominis voluntatem dare vultis ... ego ad magni consilii angelum curram..." Cf. HN, I, p. 57. Voir aussi l'allusion d'Anselme à cet événement: "...negabant se mihi consilium daturos, nisi secundum volutatem regis.", E 210, IV, p. 106, 23, où la "voluntas regis" éclaire le sens de "unius hominis voluntas" dans le récit d'Eadmer.

45. Nous ne pouvons pas passer sous silence une lacune importante dans le livre de Karl Barth exposant la méthode de la théologie selon Anselme. (K. Barth, 'Fides quaerens intellectum'. Anselms Beweis der Existenz Gottes im Zusammenhang seines theologischen Programms. Hrg. von E. Jüngel und I.U. Dalferth. Zürich 1981.) De toute évidence, la primauté du successeur de saint Pierre joue chez lui un rôle primoridial: la pensée théologique d'Anselme se développe en relation étroite avec l'autorité du Pape (voir les dédicaces de certains de ses écrits et ses lettres); d'autre part cette pensée théologique s'exprime dans la vie d'Anselme par une attitude de réelle soumission à cette autorité à tel point que pour la défense de celle-ci, ils se déclara prêt à souffrir même le martyre. Cf. E 280, IV, p. 195, 32-34. En exposant la méthode et la pensée théologiques d'Anselme, on ne peut pas faire abstraction de son véritable Sitz im Leben.

46. Cf. HN, I, p. 57; voir aussi Ragey, II, p. 75, dont la traduction comporte des lacunes, notamment il a laissé tomber la restriction importante: "...domini mei regis dignitati jure competunt..." Anselme ne promet pas au roi une fidélité absolue, mais une fidélité qui lui revient selon le droit.

47. Cf. HN, I, p. 57.

48. "multi mali reges", voir la lettre adressée au roi Baudouin de Jérusalem vers 1102 (cf. E 235, V, p. 142, note), à peine quelques années après l'assemblée de Rockingham. Après une brève introduction qui relève d'une vision théologique de l'histoire et qui essaie d'expliquer la reprise de Jérusalem, Anselme exhorte Bauduoin, en le suppliant, à l'observation de la loi divine dans son gouvernement: "Unde, mi carissime domine, etiamsi mea exhortatione non egeatis, tamen ex cordis abundantia ut fidelissimus amicus precor vos, moneo, obsecro et Deum oro, quatenus sub lege Dei vivendo voluntatem vestram voluntati Dei per omnia subdatis. [La soumission totale de la volonté du roi à la volonté de Dieu sera aussi le refrain de la deuxième lettre qu'Anselme adressera à Baudouin, cf. E 324, V, p. 255, 16-20.] Tunc enim vere regnatis ad vestram utilitatem, si regnatis secundum Dei voluntatem. Ne putetis vobis, sicut multi mali reges faciunt, ecclesiam Dei quasi domino ad serviendum esse datam, sed sicut advocato et defensori esse commendatam. Nihil magis diligit Deus in hoc mundo quam libertatem ecclesiae suae. Qui ei volunt non tam prodesse quam dominari, procul dubio Deo probantur adversari. Liberam vult Deus esse sponsam suam, non ancillam. Qui eam sicut filii matrem tractant et honorant, vere se filios eius et filios Dei esse probant. Qui vero illi quasi subditae dominantur, non filios sed alienos se faciunt, et ideo iuste ab haereditate et dote illi promissa exhaeredantur. Qualem illam constituetis in regno vestro in hac nova resuscitatione, talem illam diu sucipient et servabunt in futura generatione. Quod autem ego vobis persuadere desidero, oro Deum omnipotentem ut ipse persuadeat, et sic vos in via mandatorum suorum deducat, ut ad gloriam regni caelestis perducat. Amen." Cf. E 235, V, p.142, 15 - 143, 31.

Dans ce texte lumineux qui d'une part affirme le devoir primoridal du roi de conformer sa volonté à la volonté divine, et qui est, dans la pensée d'Anselme, l'image du roi parfait, remarquons l'insistance exprimée par toute une effusion de verbes: precor vos, moneo, obsecro, et deum oro; ensuite l'image de l'épouse qui représente l'Église, épouse dont la parure principale est précisément la "libertas". L'Église est épouse et non pas servante. Le bon et le mauvais roi se reconnaissent précisément selon la manière dont ils traitent l'Église: le bon roi la traite en épouse libre, le mauvais roi - et ils sont nombreux selon Anselme ("multi mali reges...") - en revanche la traite en servante. L'Église n'est pas donnée au roi seigneur comme une servante, mais elle lui est donné pour qu'il soit son avocat et protecteur. Et voici la phrase centrale que prononce Anselme: "Dieu n'aime rien dans ce monde autant que la liberté de son Église". C'est cette phrase qui explique toute l'attitude d'Anselme. Dans les luttes contre la simonie, dans les luttes d'investiture, il s'agit précisément de préserver cette liberté qui constitue le sommet de l'amour que Dieu présente au monde. Toute atteinte à la liberté de l'Église est aux yeux d'Anselme une atteinte à cet amour. C'est parce que Dieu aime la liberté de l'Église qu'Anselme s'engage aussi à défendre cette liberté au risque de sa propre vie.

49. Notons en passant, que l'historiographe d'Anselme, qui rapporta scrupuleusement l'essentiel de ces discours était lui-même témoin des événements. Sur le rôle et la valeur du témoignage d'Eadmer, voir. R. W. Southern, Saint Anselm..., p. 274-275.

50. C'est en ces termes qu'Eadmer résume l'enjeu des discussions: "Si minas, si opprobria, si contumelias, si mendacia viro objecta singulatim describere voluero, timeo nimius judicari. Quae tamen omnia pro fidelitate apostolicae sedis aequanimiter sustinebat, et, juvante Deo, invicta quaeque ratione destruebat, ostendens potius in veritate sese consistere, atque in cunctis quae negotii summa respiciebat Deum auctorem habere." Cf. HN, I, p. 61-62.

51. Anselme exprime clairement sa position dans sa lettre adressée à Paschal II: "Precor igitur et obsecro quanto possum affectu, ut nullo modo me in Angliam redire iubeatis, nisi ita ut legem et voluntatem Dei et decreta apostolica voluntati hominis liceat mihi praeferre; et nisi rex mihi terras ecclesiae reddiderit et quidquid de archiepiscopatu propter hoc, quia sedem apostolicam petii, accepit, vel certe quod pro horum digna recompensatione ecclesiae prosit. Aliter enim ostenderem me hominem Deo debere praeponere, et iuste spoliatum esse, quia sedem apostolicam volui requirere. Quod satis patet quam noxium exemplum sit posteris et exsecrabile." Cf. E 210, VI, p. 106

52. Cf. R. Foreville, Saint Anselme et son temps, Discours d'ouverture du Colloque, dans Les Mutations..., p. 46; et surtout Id., L'ultime 'ratio' de la morale politique de saint Anselme: 'rectitudo voluntatis propter se servata', dans Spicilegium Beccense I (Congrès international du IXe centenaire de l'arrivée d'Anselme au Bec), Le Bec-Hellouin-Paris 1959, p. 423-438.

53. Cf. Les Mutations socio-culturelles au tournant des XIe-XIIe siècles, (éd. R. Foreville), Paris 1984, p. 38.

54. Cf. R.W. Southern, Saint Anselm..., p. 103-105. - Pour préciser les circonstances, il faut insister sur le fait qu'Anselme ne refuse point au roi le respect et la soumission qu'il lui doit en tant que premier baron du royaume, il l'entoure avec le respect qui lui est dû. Cf. HN, II, p. 84 où Anselme précise le sens de son serment de fidélité et les limites des "usus et consuetudines" (voir ici note n° 40) que Guillaume entendait lui imposer. Mais le comportement du roi, à ses yeux, dépasse certaines limites et par le fait même il est en contradiction avec ce qui, aux yeux d'Anselme, est la volonté de Dieu. C'est pourquoi sa soumission à son égard atteint ses limites. Et par là même Anselme devient le champion de la liberté. Sur l'esprit d'obéissance chez Anselme voir aussi Ragey, I, p. 65 svv.

55. Pour les raisons d'acceptation d'Anselme voir l'étude récente de I. Biffi, Anselmo dal Bec à Canterbury: l'itinerario di un discernimento, dans Anselmo d'Aosta Figura Europea (Atti del Convegno di studi, Aosta 1° et 2 marzo 1988) Milano 1989, p. 192 svv.
56. Cf. E 156, IV, p. 18, 27-28; p. 19, 51-54..
57. Cf. Cl. Leonardi, art. cit., dans Les Mutations..., p. 383 svv.

58. Anselme a une formule qui permet de comprendre son attitude dès le départ: pour lui, le moine peut avoir trois attitudes: l'obéissance, la désobéissance et la permission. La permission est pour lui ce faux-semblant d'obéissance qui cache en fin de compte sa propre volonté. Il apostrophe sévèrement les moines qui essayent de se soustraire à l'obéissance par la voie des permissions, obtenues, certes, légalement de la part des supérieurs religieux mais qui, sur le plan de la vertu, n'ont aucune valeur, car elles ne font que camoufler leur propre vouloir. "Licentia multos decipit. Oboedientia enim et inoboedientia, contraria sunt. Harum media, licentia est." Cf. VA, II, c.11, p. 77. Anselme reprend aussi vertement le moine Lanfranc, neveu de l'archevêque naguère décédé, d'avoir désobéi lors de son élection à l'abbatiat. Cf. E 137, III, p. 281-283.

59. Cf. C. Viola, Un célèbre prieur du XIe siècle: Saint Anselme. Contribution à l'histoire de la notion et de la fonction de prieur, dans Prieurs et prieurés dans l'Occident médiéval (éd. J.-L. Lemaître), Genève 1987, p. 37-39.
60. I. Biffi, Anselmo dal Bec à Canterbury: l'itinerario di un discernimento, dans Anselmo d'Aosta Figura Europea (Atti del Convegno di studi, Aosta 1° et 2 marzo 1988) Milano 1989, p. 204-217.
61. Cf. C. Viola, Un célèbre prieur ..., p. 33.
62. Cf. C. Viola, L'influence ..., p. 16.
63. "hanc mihi formam praestiterunt ut nihil in eis....", cf. M Prologus, I p. 7,7.
64. Cf. E 210, IV, p. 107, 42-43.
65. Southern a souligné l'importance de l'obéissance dans la vie d'Anselme. Cf. Saint Anselm..., p. 103-105; voir aussi VA, II, c. 11, p. 74-78.
66. Voir ici note n. 11.

67. Il n'est pas dépourvu d'intérêt de noter que les collègues d'Anselme dans l'épiscopat en Angleterre étaient presque tous des Normands: seul Jean, évêque de Bath et de Wells (1088-1122) était français et Wulfstan évêque de Worcester (1062-1095) était le seul représentant anglo-saxon. Cf. W. Fröhlich, Anselm and the Bishops of the Province of Canterbury, dans Les Mutations socio-culturelles..., p. 144-145. La nouvelle hiéarchie ecclésiastique établie en Angleterre fut donc constituée presqu'exclusivement d'étrangers, y compris Anselme originaire d'Aoste. Mais Anselme le Piémontais se trouve seul face à l'immense majorité d'évêques d'origine normande qui, tout naturellement, prennent le parti du roi, également Normand. Mais cette infrasctructure "nationale" est loin d'être suffisante pour expliquer tout. Car Anselme se trouvait dans la même situation que son prédécesseur Lanfranc, également ultra-montain, et pourtant quelle distance sépare l'un de l'autre quant à leur attitude pratique dans une situation analogue.

68. Cf. HN, I, p. 64. L'attitude ferme des barons laïques provoqua la confusion des évêques: "Igitur episcopi haec videntes confusione vultus sui operti sunt, intelligentes omnium oculos in se converti, et apostasiam suam non injuste a cunctis detestari." Cf. Ibid.

69. Cf. E 6, III, p. 107-108.
70. Cf. E 156, IV, p. 20, 93 svv.

71. "Vera autem oboedientia aut est Deo aut ecclesiae Dei, et post Deum maxime praelatis. Hanc ergo non abiuravi nec abnegavi, sed potius servavi, cum dixi: 'in nomine Domini'. Discite itaque quid vobis tunc dedi. Hoc utique, ut me vestro non possem subtrahere propria voluntate servitio nec quaerere ut subtraherer, nisi ea cogente dispositione et oboedientia, quarum prius secundum Deum servus eram. Quod autem feci, si aliter fecissem quam dixi: certe vos monachi non essetis, si quod contra Deum vobis promissionem exigeretis." Cf. E 156, IV, p. 20, 93- 21, 101.

72. Cf. VA, I, c. 7, p. 11-13.
73. Cf. M c. 16, I p. 31, 3-8.
74. Cf. P c. 4, I p.104, 2.
75. Cf. P c. 15, I p.112, 14-15.

76. Dans le Proslogion, Anselme déploie une véritable dialectique de la grandeur divine. Cf. C. Viola, La dialectique de la grandeur. Une interprétation du 'Proslogion', dans Rech. de Théol. ancienne et médiévale, 37 (1970), p. 23-55.

77. "Quod vero sic simpliciter et omnimoda ratione solum est perfectum, simplex et absolutum: id nimiurm quodam modo iure dici potest solum esse." Cf. M c. 28, I, p. 46, 24-26.

78. "...cum omnia quaecumque aliud sunt quam ipse [Spiritus i.e. Deus], de non esse venerint ad esse non per se sed per aliud (i.e. per Deum)..." Cf. M c. 28, I, p. 46, 16-17.

79. Cf. C. Viola, La dialectique..., p. 45.

80. "Videtur ergo consequi... quod iste spiritus [Deus] quadam ratione solus sit, alia vero quaecumque videntur esse, huic collata non sint. Si enim diligenter intendatur, ille solus videbitur simpliciter et perfecte et absolute esse, alia vero omnia fere non esse et vix esse... Secundum hanc igitur rationem solus ille creator spiritus est, et omnia creata non sunt; nec tamen omnino non sunt, quia per illum, qui solus absolute est, de nihilo aliquid facta sunt." Cf. M c. 28, I p. 45, 25-46, 3 et p. 46, 29-31.

81. Cf. HN, I, p. 65.

82. Cf. R. Foreville, Saint Anselme et son temps, Discours d'ouverture du Colloque, dans Les Mutations..., p. 46; Id., L'ultime 'ratio' de la morale politique de saint Anselme: 'rectitudo voluntatis propter se servata', dans Spicilegium Beccense I (Congrès international du IXe centenaire de l'arrivée d'Anselme au Bec), Le Bec-Hellouin-Paris 1959, p. 423-438; et surtout Id., L'Église et la Royauté sous Henri II Plantagenêt, Paris 1943, p. 268-273.

83. Cf. L c. 13, I, p. 225, 6-7 et C I, c. VI, II, p. 256, 15-16.

84. Cf. La relation intime entre rectitude et vérité est déjà établie dans le De Veritate, cf. V C. 12, I, p. 192, 8; L c. 9, I, p. 221, 18-32. Sur les rapports entre "rectitudo" et "veritas" chez Anselme voir l'étude importante de Robert Pouchet, La 'rectitudo' chez saint Anselme. Un itinéraire augustinien de l'âme à Dieu, Paris 1964, p. 55 svv. Voir aussi H. Kohlenberger, 'Libertas Ecclesiae' und 'Rectitudo' bei St. Anselm, dans Les mutations.., p. 689-700. - Quitte à vouloir renier ses propres principes, Anselme ne pouvait nullement consentir à l'offre des évêques qui lui proposèrent de devenir "libre" en s'affranchissant de l'obéissance à l'égard du pape: "Sed recogita, rogamus te, et Urbani illius qui, offenso domino rege, nil tibi prodesse, nec, ipso pacato tibi, quicquam valet obesse oboedientiam abjice, subjectionis jugum excute, et liber, ut archiepiscopum Cantuariensem decet, in cunctis actibus tuis voluntatem domini regis et jussionem expecta..." Cf. HN, I, p. 58-59. Par ailleurs, ce conseil ne manquait pas de cynisme. En effet, la "liberté" proposée par les évêques devait entraîner certes l'affranchissement à l'égard du pape mais en retour elle aurait eu comme conséquence la soumission totale d'Anselme à la volonté et aux ordres du roi. Nous constatons aussi souvent même dans l'histoire récente combien la "liberté" offerte ou "imposée" par la force aux peuples ne fait qu'entraîner de nouvelles servitudes, voire même l'esclavage...

85. Il est important de noter que c'est précisément à ces moments de "grande tribulation du coeur" (Cu Praefatio, II, p.42, 6-8) qu'Anselme commença en Angleterre le traité Cur Deus Homo qu'il ne devait achever que pendant son premier exil à Schlavia durant l'été 1098, donc trois an après les événements de Rockingham. C'est dire que la pensée théologique d'Anselme sur l'obéissance mûrissait en pleine crise politico-religieuse. L'attitude pratique d'Anselme dans cette crise fut déjà motivée par les fruits d'une profonde réflexion théologique qu'il commença à mettre par écrit à cette époque, probablement dès 1094, donc avant même la convocation de l'assemblée de Rockingham. - Quant à ces grandes épreuves, René Roques écrit: "L'archevêque sans doute a pu subir en l'absence du roi cette épreuve dont nous ignorons complètement la nature. En revanche, nous savons que les contrariétés les plus grandes lui sont venues du roi lui-même..." Cf. Anselme de Cantorbéry, Pourquoi Dieu s'est fait homme. Texte latin. Introduction, bibliographie, traduction et notes de R. Roques (Sources chrétiennes n° 91) Paris 1963, p. 49. Nous pensons que dans la préface du Cur Deus homo, Anselme fait précisément allusion à cette grande épreuve spirituelle qu'il avait subie peu de temps après sa consécration à Canterbury et dont nous avons le récit détaillé dans la VA II, c. 8, p. 69-71. D'après le récit, cette épreuve était bien entendu en relation avec la situation grave de l'Église en Angleterre.

86. Cf. Cu, I, c. 8-10, I, p. 59 svv.
87. Cf. Cu, I, c. 8-10; I, p. 59 svv.

88. Sur le sens de ce terme voir C. Viola, L'homme dans l'univers anselmien, dans Journal philosophique (Bulletin du Centre de recherche philosophique saint Thomas d'Aquin), n° 13, mars-avril 1987, p. 110-116. L'"universitas rerum" a une signification ontologique profonde chez Anselme: elle signifie le fait que toutes les choses (res) tournent vers l'Un (uni-verti), c'est-à-dire qu'elles tournent vers la source unique de leur être, à savoir le Dieu Créateur.

89. Cf. R. Pouchet, op. cit., p.114.
90. Cf. Cu, I, c. 15, II, p. 73, 10-19.

91. "Nemo quippe palam pro eo loqui audebat ob metum tyranni. Veruntamen miles unus de multitudine prodiens viro astitit, flexis coram eo genibus, dicens, 'Domine pater, rogant te per me supplices filii tui, ne turbetur cor tuum ex iis quae audisti, sed memor esto beati Job vincentis diabolum in sterquilinio, et vindicantes Adam quem ipse vicerat in paradiso.' Quae verba dum pater comi vultu accepisset, intellexit animum populi in sua secum sententia esse. Gavisi ergo exinde sumus et animaequiores effecti, confidentes, juxta scripturam, 'vocem populi vocem esse Dei.'" Cf. HN, I, p. 61.

92. En insistant sur l'influence de son exemple sur la postérité, Anselme lui-même montre clairement qu'il était conscient de la portée méta-historique de son attitude: "Quod satis patet quam noxium exemplum sit posteris et exsecrabile." Cf. E 210, IV, p. 107, 47-48. Voir aussi la réponse d'Anselme à Guillaume: "Ego tamen sciens ad quid assumptus sim, et quid in Anglia gerendum susceperim, non michi honestum esse pronuncio cujusvis transitorii commodi causa illud omittere, quod in ope misercordiae Dei spero futuris temporibus aecclesiae ejus utile fore." Cf. VA, II, c. 20, p. 92.

93. Cf. De libertate arbitrii et De concordia praescientiae et praedestinationis et gratiae Dei cum libero arbitrio, de même les considérations métaphysiques sur la nature de la liberté dans le Cur Deus Homo.

94. Cf. C. Viola, La dialectique ..., p. 43 svv.

95. "Si enim aliqua mens posset cogitare aliquid melius te, ascenderet creatura super creatorem, et iudicaret de creatore; quod valde est absurdum." Cf. Pr c. 3, I, p. 103, 4-6. Voir aussi Pr c. 16, I, p. 112-113.

96. Cf. Pr. c. 4, I, p. 104, 6-7.

97. Ces derniers temps, nous assistons à une tentative de "réhabilitation" des évêques d'Angleterre de l'époque. On fait prévaloir la nécessité d'une "sympathie universelle" que l'historien devrait manifester à dose égale vis-à-vis de tous les acteurs de l'histoire; on souligne aussi le fait que ces évêques étaient d'excellents administrateurs, très compétents dans la gestion des biens que le roi leur avait confiés... Cf. Les mutations..., p. 35-38; 60; 194; voir aussi dans ce volume L. Musset, Observations sur la formation intellectuelle du haut clergé normand (vers 1050 - vers 1150). - Nous nous permettons de rappeler simplement qu'un évêque est avant tout le successeur des apôtres du Christ, investi d'une mission spécifiquement spirituelle et que c'est en cette qualité que l'historien tant soit peu soucieux d'objectivité doit le "juger". En faisant abstraction de cette mission essentielle, l'historien, dans son jugement de valeur, risque de commettre une omission impardonnable. L'exemple d'Anselme montre précisément la voie royale que constitue l'obéissance dans l'imitation du Christ, fondateur de l'Église et du collège des apôtres dont l'évêque est le successeur. Quand il s'agit d'émettre un jugement de valeur sur un personnage historique qui est en même temps évêque, ne devrait-on pas appliquer en premier lieu les critères (certes "théologiques"!) qui permettent de faire ressortir ses qualités d'évêque? Ce n'est pas parce qu'on est bon administrateur qu'on est bon évêque. Le bon évêque est celui qui accomplit sa mission apostolique qui est une mission hautement spirituelle. Cependant, cela ne signifie pas qu'il s'agisse là d'une mission "désincarnée" et entièrement "désintéressée" aux conditions matérielles de l'exercice de cette mission. Le comportement d'Anselme montre précisément le paradoxe éternel de la mission de l'Église dans le monde, comportement que certains voudraient à tort ramener à la 'mentalité de l'époque' où il vivait. Cf. M.R. Barral, Truth and Justice in the Mind of Anselm, dans Les mutations..., p. 580-581. Voir ici note 92.

E N D