This Anthology of Mediaeval Philosophical Texts in French translation was supposed to be published as a substantial contribution to the Encyclopédie philosophique (éd. A. Jacob), Vol. IV (Anthologie des textes philosophiques), Presses Universitaires de France, Paris,which could not be accomplished for technical reasons according to the original publishing program.
For all these authors and their works you may consult the same Encyclopédie philosophique universelle (éd. A. Jacob), Vol. III: Les Ïuvres philosophiques. (volume dirigé par Jean-François Mattéi), Tome 1: Philosophie occidentale: IIIe millénaire av. J.-C. - 1889, Presses Universitaires de France, Paris 1992 :
DIETRICH DE FREIBERG [ou THIERRY DE FRIBOURG] (THEODORICUS TEUTONICUS DE VRIBERG) vers 1250 - après 1310
Né probablement vers 1250, Dietrich de Freiberg entre chez les dominicain à Freiburg in Sachsen où il obtient un premier poste de lecteur. Envoyé à Paris vers 1276 pour poursuivre ses études, il y écoute l'enseignement de Henri de Gand. A son retour en Allemagne, il devint prieur à Würzburg, puis provincial des dominicains d'Allemagne entre 1293-1296. En 1297, on le retrouve à Paris comme maître en théologie et il y enseigne. La dernière trace chronologique de sa vie remonte à 1310 quand il est vicaire de la province allemande.
Considéré à tort par certains comme un représentant de la première école thomiste, ce Maître dominicain allemand a produit - dans des domaines aussi variés que la théologie, la philosophie, la logique et les sciences naturelles - un nombre important d'ouvrages plus ou moins longs, dont le célèbre traité sur l'arc-en-ciel (De iride et radialibus impressionibus) qui présente la première explication optique de ce phénomène. Fort influencée par le courant néoplatonicien, son oeuvre doit être placée plutôt dans les sillons d'Albert le Grand. La chronologie de l'ensemble de ses écrits n'a pas encore été établie avec certitude.
Bien qu'exprimée par la terminologie de l'époque, sa conception de la conscience est très proche de celle de la philosophie moderne. Ses considérations métaphysiques sont marquées d'une profondeur exceptionnelle. Tout en approfondissant les thèses fondamentales de la philosophie aristotélicienne - en corrigeant ou précisant certaines interprétations de saint Thomas d'Aquin -, il développe, avec un sens critique aigu, les théories néoplatoniciennes reçues directement de Proclus ou du Pseudo-Denys, mais aussi à travers saint Augustin et la philosophie arabe. Son influence sur la mystique allemande postérieure fut déterminante. Son importance dans le développement de l'esprit scientifique moderne est non négligeable.
La vision béatifique (De visione beatifica) vers 1290
Ce traité - avec deux autres (De animatione caeli et De accidentibus) - fait partie de l'oeuvre intitulée De tribus difficilibus articulis et constitue essentiellement une réflexion critique sur la nature de l'intellect agent en vue d'établir la possibilité et les modalités de la vision béatifique. L'opuscule se divise en quatre parties. La première, consacrée à l'intellect agent ordonné vers Dieu, essaye de tirer au clair la nature de ce dernier en discutant largement certaines vues concernant la doctrine de saint Augustin. Les principales questions soulevées dans cette partie concernent l'intellect agent en tant que substance, en tant qu'image de Dieu et en tant que capable de Dieu ("capax Dei") et la manière dont l'intellect agent se tourne vers Dieu. La deuxième partie traite de l'intellect agent par rapport à l'intellect possible et aux autres êtres. La troisième partie démontre l'impossibilité de la vision béatifique pour l'intellect possible qui ne peut pas voir Dieu directement. A cette occasion, l'auteur examine certains principes métaphysiques concernant l'essence et l'opération, les modes d'être, les différentes espèces d'opérations et une nouvelle catégorie d'être qu'il appelle l'ens conceptionale. La quatrième partie expose le mode de la vision béatifique. Après avoir soumis à une critique les positions de certains philosophes (Aristote, Alexandre d'Aphrodise, saint Augustin, Proclus, Alfarabi, Averroès) à cet égard, l'auteur examine les différentes manières de comprendre la chose dans sa raison.
La modernité de Dietrich apparaît - avant même Eckhart - par le fait qu'il essaye de fonder l'être de l'intellect humain par son activité de connaître. En s'appuyant sur l'autorité de saint Augustin et du Pseudo-Denys, il montre que l'université des êtres est caractérisée par un ordre. C'est un ordre triadique qui s'articule toujours selon la structure triadique et dans chacune de ses articulations, nous retrouvons une réalité suprême, une réalité intermédiaire et une réalité infime, sans pourtant produire un processus in infinitum. En effet, l'ordre s'arrête aux deux extrêmes dont l'un est quelque chose de suprême - le sommet absolu - et l'autre est quelque chose d'infime. Cet ordre veut que les inférieurs soient ramenés aux supérieurs par les intermédiaires. C'est pourquoi il est nécessaire que les êtres placés dans cet ordre possèdent les uns par rapport aux autres une sorte de "confinité communicative". Grâce à cette confinité, les bontés et les perfections des êtres supérieurs se communiquent aux êtres inférieurs et ainsi les êtres inférieurs se tournent vers les êtres supérieurs.
Dietrich introduit le terme "ens conceptionale" afin de distinguer des choses naturelles l'intellect, son activité et son produit et de montrer par là même que l'intellect est la chose essentielle parmi les choses de la nature. Il essaye de donner aussi un nouveau sens aux termes substantia, individuum, causa, sens qui ne relève pas du monde empirique mais qui est lié essentiellement à une philosophie de l'intellect. L'ens conceptionale ne signifie pas seulement les choses (produits) de l'esprit, mais il inclut aussi les étants intellectuels dont l'entité se trouve de soi dans l'université des êtres. Il admet, comme Thomas d'Aquin, que l'ens est le premier que saisit l'intention de l'intellect, mais en même temps il identifie l'esse avec l'essentia sous l'influence de Proclus. L'intellect agent se connaît lui-même et il connaît toute chose par sa propre essence parce qu'il est, par son essence même, l'"exemplar" de tout l'être en tant qu'être.
Il rejette aussi la doctrine de saint Thomas selon laquelle l'union béatifiante de l'homme avec Dieu se réalise par l'intermédiaire de l'intellect possible. Dietrich met en valeur l'intellect agent dans toute sa philosophie de l'intellect. On voit là aussi l'influence de l'augustinisme avec sa théorie de l'illumination. C'est précisément l'aspect "lumière" de l'intellect agent qui permet ce jumelage. La vraie image de Dieu c'est l'intellect par essence que Dietrich identifie avec l'abditum mentis ("fond secret de l'âme") et l'abstrusior profunditas nostrae memoriae ("profondeur cachée de notre mémoire") d'Augustin et l'intellect agent aristotélicien. La preuve en est la suivante: c'est en raison de son émanation de Dieu, en raison de sa réduction en Dieu comme principe et en raison de sa relation (habitudo) à Dieu quant à la ressemblance de la représentation que l'intellect agent est image de Dieu. Car, pour être l'image de l'autre, il ne suffit pas que la chose soit simplement produite par l'autre moyennant la causalité efficiente. L'objet produit par un artisan ne reproduit pas l'image de l'artisan comme tel. Il faut que cette expression ou production s'effectue selon les propriétés de la nature ou de l'essence de l'imaginatum. L'idée parfaite et complète de l'image exige que l'image de celui dont il est l'image soit représentative selon sa nature ou son essence, c'est-à-dire de l'imaginatum et de tout ce qui, de soi, appartient à son essence. Il faut aussi que l'image soit quelque chose de produit (expressum) par l'imaginatum, qu'il soit exprimé selon la raison de sa nature ou de son essence dont il est l'image; il faut que, dans l'expression même qu'il fait de son image, l'imaginatum soit producteur de soi même dans l'autre, il faut même qu'il soit en lui même quelque chose par sa propre essence et qu'il soit le même dans son image mais selon un autre être (esse) si bien que son esse dans son image soit l'esse dans l'autre même et, enfin, que tout ce qui vient d'être dit, puisse être trouvé dans les substances aussi bien quant à l'image que quant à l'imaginatum. Cette métaphysique de l'image est indispensable pour fonder la possibilité de la vision béatifique qui consiste en une union intime entre Dieu est l'intellect agent.
Seul l'intellect agent est donc d'une manière parfaite et au sens propre du terme image de Dieu aussi bien en raison de son émanation de son principe qu'en raison de sa réduction à celui-ci. Remarquons la conception circulaire de Dietrich exprimée par l'emanatio et la reductio: sortie et retour. Nous savons que c'est aussi cette idée qui a présidé au plan de la Somme théologique de saint Thomas.
Dietrich de Freiberg réalise donc une tentative de fonder la vision béatifique sur une conception radicalement intellectuelle de celle-ci, laissant de côté complètement son aspect affectif. D'autres dominicains après lui - comme Berthold de Mosburg ou Henri Suso - essayeront de mitiger cet intellectualisme. Dietrich apporte aussi des précisions au sens de la théologie: c'est la métaphysique au sens strict du terme (science de l'être); le sens de la théologie chrétienne change aussi: elle signifie la science des événements qui dépendent essentiellement de la libre décision de Dieu contrairement aux sciences de la nature où la nécessité règne.
De l'intellect et de l'intelligible (De intellectu et intelligibili) vers 1296
C'est l'autre traité important de Dietrich qui approfondit les fondements de sa métaphysique centrée sur la primauté de l'intellect agent. L'opuscule se divise en trois parties principales: dans la première, il est question des intellects en général, dans la deuxième, l'auteur examine l'intellect agent et dans la troisième, l'intellect possible en particulier.
Le traité commence par la mise en valeur de l'opération ou activité qui constitue l'un des aspects dynamiques de la métaphysique de Dietrich. Toute chose existe pour sa propre opération qui fait partie de la perfection de la chose et qui possède en elle-même la raison de son bien et de sa fin pour laquelle la chose existe et sans quoi aucune chose n'aurait plus sa raison d'être. L'essence de la chose quant à son être seul n'explique pas suffisamment l'intention de la nature, car celle-ci vise aussi l'opération. Toutefois, une certaine catégorie d'êtres - tels les intellects qui sont toujours en acte par leur essence même - font exception, puisque chez ces derniers l'opération est l'essence même de la chose. Il s'agit donc dans le cas des intellects d'une opération essentielle qui émane même vers l'extérieur grâce à la fécondité de leur nature.
Il distingue deux sortes d'opérations: l'une passive, l'autre active. Les deux opérations se retrouvent aussi bien chez les être corporels que chez les êtres intellectuels. C'est le cas notamment de l'intellect possible dans la mesure où l'intellect constitue une chose et une passion de la nature. Toutefois en tant qu'il est un être appartenant au genre des êtres conceptionnels, l'intellect possède la force de son principe actif dans la mesure où il détermine les principes propres à chaque chose et dans la mesure où il constitue cette chose à partir de ses propres principes. Grâce à cette force, l'intellect produit, par l'opération de la raison, même des choses qui ne sont pas des êtres ou qui ne sont que du néant selon leur esse naturel. C'est pourquoi l'opération passive ne convient pas aux intellects qui sont des intellects en acte par leur propre essence.
Toutefois, même dans les corps et dans les vivants, on constate l'existence d'un principe d'opération active. En effet, les vivants possèdent aussi nécessairement - au moins dans certaines de leur parties - une sorte de transfusion qui leur permet une redondance vers l'extérieur de sorte qu'une partie meuve l'autre. C'est le cas du coeur dont le mouvement est transmis dans tout le corps par les artères. C'est par ailleurs la définition même du vivant qui doit avoir en lui-même le principe de son mouvement lui permettant de mouvoir une partie du corps par l'autre.
Il existe aussi deux sortes d'intellects dont l'un est passif et l'autre actif. Notre intellect agent appartient à ce dernier genre, étant donné qu'il n'est nullement en puissance passive: c'est une substance qui ne tolère aucun accident et dans laquelle tout est à l'état de pure substance. Le principe actif qui est leur essence, leur permet de revenir sur leur essence par un retour complet ("réflexion totale") en se comprenant soi-même par essence. Un autre signe de cette émanation du principe actif est précisément l'émanation des êtres à partir de la cause première. De toute façon, tout intellect qui est intellect par essence doit avoir en lui-même une force active grâce à laquelle il redonde vers l'extérieur en causant une autre chose.
Tout intellect en tant qu'intellect est par son essence même la ressemblance de tout l'être c'est-à-dire de l'être en tant qu'être. Cela vaut même pour l'intellect possible qui est tout être par participation. Cette participation descend en lui quand il devient acte grâce à l'intellect agent. Par ailleurs, celui-ci est le principe causal et intrinsèque de la substance même de l'âme comme le coeur dans l'animal. Par la suite, Dietrich examine longuement le problème du principe de l'individuation des intellects et il rejette la thèse de saint Thomas d'Aquin dans ce domaine. Il considère que l'intellect agent est une sorte d'individu et qu'il se multiplie selon la multiplication de ceux dont il est le principe. Il s'ensuit que les intellects agents, tout en étant égaux selon leur nature commune, se distinguent néanmoins entre eux d'une manière individuelle et qu'ils peuvent procéder et être multipliés jusqu'à l'infini selon le principe de division du continu.
La troisième partie réfute l'opinion de ceux qui pensent que l'intellect possible est une essence positive, une sorte d'organe spirituel en puissance apte à recevoir la "species" intelligible à la manière des organes corporels qui deviennent actes par les formes sensitives. Ces gens là conçoivent en même temps l'intellect possible comme un intellect par essence. Or c'est une incohérence, puisque tout intellect par essence est un acte, qu'il est en acte et nullement en puissance. D'autre part, la forme par rapport à laquelle il est en puissance, ne peut être ni une forme essentielle ni une forme accidentelle. Si elle est essentielle, on doit conclure que l'essence même de l'intellect possible est absente, ce qui équivaut à nier la réalité même de l'intellect possible. L'objet de l'intellect possible est de soi la quiddité, c'est-à-dire "ce par quoi la chose est ce qu'elle est selon l'acte formel": soit dans le genre de substance, soit dans le genre des accidents, soit dans le genre des choses simples ou composées. Cependant, voir une chose dans sa raison signifie voir cette chose dans la lumière de la Vérité première qui est Dieu. Mais il y a plus: la chose est vue aussi dans la lumière de l'intellect agent comme dans son principe immédiat.
L'opuscule - qui semble inachevé - se termine par une question soulevée par saint Augustin: peut-on affirmer que "tout ce qui est compris comprend aussi, comme il est vrai que tout ce qui comprend est aussi compris". D'après Dietrich cette dernière partie est vraie quand il s'agit de ce qu'on comprend par soi-même et en premier lieu, puisque pareille chose perçue est précisément l'intellect par essence. Mais cela n'est plus vrai, quand il s'agit des choses en dehors de l'intellect, comme le bois ou la pierre, qui sont, certes, objets de considération de l'intellect, mais qui ne se comprennent jamais eux-mêmes. Seul dans le cas des choses séparées de la matière est identique "ce qui comprend" et "ce qui est compris". Ce que les choses séparées de la matière saisissent en premier lieu par leur principe c'est leur propre essence dans laquelle émergent en clarté toutes les autres choses. Les choses séparées de la matière saisissent ces dernières précisément du fait qu'elles comprennent leur propre essence.
Dietrich de Freiberg défend un intellectualisme radical de l'homme avec, au sommet, l'intellect agent présenté comme une pure substance et, partant, comme une pure source d'opérations. Toutefois, il évite le monopsychisme des philosophes arabes dont il s'inspire pourtant, en esquissant une nouvelle théorie d'individuation indépendante d'une relation quelconque avec la matière.
> DIETRICH VON FREIBERG, Opera omnia. Veröffentlicht unter Leitung von K. Flasch. T. I: Schriften zur Intellekttheorie. Mit einer Einleitung von K. Flasch. Hrg. von B. Mojsisch, Hamburg 1977; T. II: Schriften zur Metaphysik und Theologie, Hamburg 1980; T. III: Schriften zur Naturphilosophie und Metaphysik, Hamburg 1983; T. IV: Schriften zur Naturwissenschaft. Briefe, Hamburg 1985.
¥ E. KREBS, Meister Dietrich. Sein Leben, seine Werke, seine Wissenschaft. Beumkers Beiträge, V, 5-6, 1906; F. STEGMÜLLER, Meister Dietrich von Freiberg über die Zeit und das Sein, dans Archives d'histoire doctr. et litt. du Moyen Age, 13 (1942), p.153-221; F. STEGMÜLLER, Meister Dietrich von Freiberg über den Ursprung der Kategorien, dans Archives d'histoire doctr. et litt. du Moyen Age, 24 (1957), p. 115 svv.; W. A. WALLACE, The scientific methodology of Theodoric of Freiberg. A case study of the relationship between science and philosophy, Fribourg (Suisse) 1959; R. D. TÉTREAU, The agent intellect in Meister Dietrich of Freiberg. Study and texte, Toronto 1966; K. FLASCH, Kennt die mittelalterliche Philosophie die konstitutive Funktion des menschlichen Denkens? Eine Untersuchung zu Dietrich von Freiberg, dans Kant-Studien 63 (1972) p. 182-206; P. MAZZARELLA, Metafisica e gnoseologia nel pensiero di Teodorico di Vriberg, Napoli 1967; R. IMBACH et Ch. FLÜELER (éd.), Albert der Große und die deutsche Dominikanerschule. Philosophische Perspektiven, Freiburg 1985; R. IMBACH, Die deutsche Dominikanerschule: Drei Modelle einer Theologia mystica, dans Grundfragen christlicher Mystik (Mystik in Geschichte und Gegenwart. Texte und Untersuchungen, Abt. I: Christliche Mystik, hrg. M. Schmidt und H. Riedlinger) Bd 5, Stuttgart-Bad Cannstatt 1987, p. 157-172; C. VIOLA, L'école thomiste au Moyen âge, dans Contemporary Philosophy. A new survey edited by G. Floistad. Volume 6: Philosophy and Science in the Middle Ages, Part 1, Dordrecht-Boston-London, 1990, p. 345-377.
--ð ALBERT LE GRAND (saint), ARISTOTE, AUGUSTIN (saint), AVERROES, AVICENNE, BOECE, PROCLUS, PSEUDO-DENYS, THOMAS D'AQUIN (saint) - II: Activité, Connaissance, Conscience, Essence, Etre, Intellect agent, Intellect possible, Mystique, Vision (- béatifique)
Index des textes
Aelred de Rievaulx : - De amicitia, c. 2
- De amicitia, c. 10-12
Alcher de Clairvaux : - De spiritu et anima, c. 1-2, 24, 34
Alexandre Neckham: - Speculum Speculationum, lib. I, c. 2
Anselme de Cantorbéry, Opera omnia:
Gilbert Crespin: - Dispute du Juif avec le Chrétien
Gilbert de la Porrée: - Comm. in libr. De Trinitate de Boèce 1
- Comm. in libr. De Trinitate de Boèce 2
Guillaume d'Auvergne: - De anima, c. 3
Guillaume d'Auxerre: - Summa aurea, lib. I, c. 1.
Hildegarde (sainte): - Liber divinorum operum simplicis hominis, Visio 1
- Liber divinorum operum simplicis hominis, Visio 7
Honoré d'Autun: - De imagine mundi, lib. I, c. 80-83
Isaac de l'Etoile : - Lettre à un ami sur l'âme
Jean de la Rochelle: - Summa de anima, I, c. 6
Joachim de Flore: - Expositio in Apocalypsim, I c. 5
- Expositio in Apocalypsim, I, c. 8
Julienne de Norwich: - Les Révélations de l'amour divin, c. 57, Révélation 14
- Les Révélations de l'amour divin, c. 72, Révélation 16
Lanfranc: - Glossae in Ep. ad Corinthios I, c. 1
Nicolas d'Amiens: - De Arte Catholicae fidei, c. 1-5
Pierre Damien: - De perfectione monachorum, c. 11
Pierre Lombard: - Sententiae, I, dist. 44
- Sententiae, II, dist. 27, c. 1-2
Robert de Melun : - Questiones de divina pagina, q. 12
Simon de Tournai: - Disputationes, disp. 76, q. 1-2
- Disputationes, disp. 91, q. 1-4
Thomas d'Aquin: Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote
Thomas de Sutton: - De instantibus, c. 1
AELREDI RHIEVALLENSIS, De amicitia, cf. Migne PL t. 40, col. 831-833.
«Pour moi il est évident que Tullius [Cicéron] ignorait la véritable vertu d'amitié, puisqu'il ne connaissait point le Christ, son principe et sa fin, qui est Alpha et Omega, principe et fin de toutes choses bonnes. Qu'est-ce que l'amitié? Tullius dit: 'L'amitié est un consensus des choses humaines et divines avec bienveillance et charité.' Qui eût jamais exprimé à ce païen l'affection forte de la charité et les oeuvres de la bienveillance? Mais la vraie amitié ne peut pas exister entre ceux qui sont sans le Christ. Il me semble que le mot vient du mot et l' du mot . L'amour est une affection de l'âme douée de raison par laquelle l'âme cherche avec désir et veut obtenir quelque chose pour s'en jouir. Grâce à cette affection, elle jouit de l'objet de son désir avec une douceur intérieure, elle l'embrasse et elle conserve ce qu'elle a ainsi obtenu. D'autre part, on définit aussi l'ami comme le voire même de l'âme. En effet, mon ami doit être le gardien de notre amour mutuel, le gardien de mon âme afin qu'il veille sur tous ses secrets avec un silence fidèle, qu'il évite et efface, pour autant que ses forces le lui permettent, tout ce qu'il y voit de vicieux; qu'il se réjouisse avec ses joies, qu'il compatissent avec ses souffrances et qu'ils consentent à tout ce qui appartient à son ami. L'amitié est donc cette même vertu qui lie avec l'ami au moyen d'un pacte de telle douceur et de dilection si bien que, de plusieurs, devienne un. C'est pourquoi même les philosophes de ce monde ont classé l'amitié, non pas parmi les vertus fortuites et caduques, mais parmi les vertus qui sont éternelles. D'où Salomon dit dans les Proverbes [XVII, 17]: 'Celui qui est ami aime tout le temps', déclarant ainsi manifestement que l'amitié - si elle est vraie - est éternelle. Si, en revanche, l'amitié a cessé[un jour], c'est qu'elle n'a jamais été vraie. Je veux que tu le saches: quiconque a lésé quelqu'un qu'il avait reçu un jour dans son amitié, celui-là n'a jamais été son ami; quiconque a cessé d'aimer celui qu'il a aimé parce qu'il avait été lésé par lui, celui-là n'a pas goûté les délices de la vraie amitié. Celui qui est ami aime tout le temps: même s'il est condamné, même s'il devient proie des flammes, même s'il est crucifié.»
De amicitia, c. 10-12, cf. Migne, Patrologie latine t. 40, col. 837.
«L'amour (amor) est la source et l'origine de l'amitié. En effet l'amour peut être sans l'amitié, mais jamais l'amitié sans l'amour. L'amour provient soit de la nature, soit de la fonction, soit de la seule raison ou de la seule affection, mais jamais des deux à la fois. Il [provient] de la nature, quand la mère aime son fils; de la fonction, quand en raison du don et du reçu, ils se lient par une affection spéciale. Il [provient] de la seule raison, quand nous aimons nos ennemis, non pas en raison d'un penchant spontané de [notre esprit] (mens), mais par la nécessité du commandement. (Matth. V, 44). Il [provient] de la seule affection, quand quelqu'un tend son affection vers certains uniquement pour ce qui regarde le corps, ainsi par exemple pour la beauté, pour la force physique, pour la facilité de la parole. Il [provient] à la fois de la raison et de l'affection, quand quelqu'un que les mérites de ses vertus recommande à l'amour, influence l'âme de l'autre aussi par le charme de ses moeurs et par la douceur de sa vie louable: et ainsi la raison s'allie avec l'affection pour que l'amour soit chaste grâce à la raison et doux grâce à l'affection.
Chapitre XI. Le fondement de l'amitié
Le fondement de l'amitié est l'amour de Dieu à qui doit être référé tout ce que l'amour ou l'affection suggère, tout ce qu'un esprit recommande en secret ou tout ce qu'un ami recommande ouvertement. Il faut examiner avec diligence que tout ce qu'on construit convienne au fondement; et il ne faut pas hésiter de retrancher selon sa forme tout ce dont on a aperçu qu'il excède [ce fondement] et il faut le convertir selon la qualité parfaite de celui-ci.
Chapitre XII. Le choix de l'ami.
Aussi, ne devons-nous pas admettre dans notre amitié tous ceux que nous aimons parce que tous ne sont pas aptes à l'amitié. En effet, étant donné que l'ami [c'est quelqu'un avec qui tu] partages ton âme (animus), avec qui tu noues un lien spirituel en lui donnant ton esprit et en 'mélangeant' ton esprit avec le sien à tel point que tu veuilles devenir un seul être avec lui, [quelqu'un] à qui tu te fies comme à ton 'autre', à qui tu ne caches rien, [quelqu'un] dont tu n'as nullement peur: il faut certes d'abord choisir [comme ami] celui qu'on estime apte à [tout] cela, il faut ensuite l'éprouver et c'est ainsi qu'il faut enfin l'admettre [dans l'amitié]. Car, l'amitié doit être stable et porter en elle une certaine forme d'éternité en persévérant toujours dans l'affection et [il ne faut] pas changer d'ami ou le blesser d'une manière puérile. Or, nul n'est plus détestable que celui qui blesse son ami; et rien ne tourmente davantage l'âme que [le fait] d'être abandonné ou attaqué par un ami: mais il faut le choisir, l'éprouver et le tolérer. Il y a quatre degrés qui permettent d'accéder à la perfection de l'amitié: le premier c'est le choix; le second, l'épreuve; le troisième, l'admission; le quatrième, l'accord suprême concernant les choses divines et humaines [accompagné] d'une certaine charité et de bienveillance. Il existe certains vices qui [font] que celui qui en est enveloppé ne respectera pas pour longtemps les lois ou les droits de l'amitié. En effet, ceux qui sont par trop irascibles, instables, soupçonneux, verbeux ne sont pas aptes à l'amitié: il faut tenir devant les yeux ces quatre choses dans le choix de l'ami. Pour celui qui est souvent agité par la fureur de l'irascibilité, il est difficile de ne pas se dresser parfois contre son ami. D'où l'Ecclésiastique [dit] : 'Tel est l'ami qui va dévoiler la haine, la querelle et les invectives.' (Eccli. VI, 9). 'Ne soit pas ami d'un homme irascible, ne te promène pas avec un homme furieux pour éviter le scandale pour ton âme.' (Prov. XXII, 24-25.) Il y en a cependant qui sont irascibles à cause de leur nature mais qui essayent de refouler et de maîtriser cette passion à tel point qu'ils ne remplissent jamais les cinq conditions par lesquelles, selon le témoignage de l'Ecriture, l'amitié est dissoute et corrompue, bien que, parfois, ils offensent leur ami par parole, par acte ou par un zèle exagéré. De tels doivent être tolérés et lorsque nous aurons obtenu la certitude de leur affection, il faut pardonner à l'ami l'excès en paroles ou en actions ou, assurément, il faut lui dire sans aucun chagrin, voire avec charme, en quoi il a commis un excès.»
ALCHERII CLARAVALLENSIS, De spiritu et anima, Praefatio, c. 1-2, cf. Migne, PL t. 40, col. 779-781.
«Puisqu'il m'a été dit de me connaître moi-même, je ne peux pas supporter que je me possède moi-même comme un inconnu. Car c'est une grande négligence de ne pas connaître ce par quoi nous pensons si profondément les choses célestes, ce par quoi nous scrutons avec une recherche subtile les choses naturelles et ce par quoi nous désirons savoir des choses si sublimes même au sujet de notre Créateur. Ce n'est pas une chose étrangère, il ne faut même pas le chercher loin: c'est par l'âme (animus) que nous savourons tout cela. Elle nous est toujours présente, elle traite, elle parle, elle agit (versatur) dans notre intérieur. Elle a reçu la capacité de savoir les secrets d'une quantité de choses (ingentium): et pourtant elle n'est pas capable de se connaître elle-même. Il n'est permis qu'à un petit nombre de voir l'âme par l'âme, c'est-à-dire que l'âme se voie elle-même. Mais il est impossible - grâce à une certaine providence divine - qu'il manque la capacité de trouver aux âmes religieuses qui se cherchent elles-mêmes et leur Dieu avec piété, chasteté et diligence. C'est pourquoi je me rends à moi-même, et surtout à mon Dieu à qui je me dois au plus haut degré, et je verrai ce qu'est l'âme et sa patrie.»
ALCHERII CLARAVALLENSIS, De spiritu et anima, c. 34, cf. Migne, PL t. 40, col. 804.
«Qu'elle retourne donc chez elle, la 'mens' rationnelle et qu'elle se recueille en elle-même, afin que sans les images corporelles elle puisse se considérer elle-même et la nature indivisible de Dieu tout-puissant; pour qu'elle rejette les phantasmes des images terrestres et toute chose terrestre qui lui viendrait dans la pensée. Qu'elle se cherche et qu'elle se voie dans son intérieur telle qu'elle est sans (ces phantasmes). Qu'elle se considère telle qu'elle a été créée en dessous de Dieu et au dessus du corps. Qu'elle s'élève ensuite au-dessus d'elle-même pour s'abandonner et pour s'oublier elle-même d'une certaine mesure et qu'elle se soumette humblement et avec dévotion à la contemplation de son Créateur. En effet, lorsque la 'mens' se sera dépassée elle-même par la pure intelligence et qu'elle sera entrée toute entière dans cette clarté de la lumière incorporelle, et qu'elle aura perçu une certaine saveur de la douceur intime grâce à ce qu'elle voit dans son intérieur et dès qu'elle aura assaisonné par là son intelligence et dès qu'elle l'aura tournée vers la sagesse, dans ce grand excès de la 'mens', on trouve et on obtient cette paix qui dépasse tous les sens, à tel point qu'il y aura silence dans le ciel comme pour une demi heure. Ainsi, l'âme de celui qui contemple n'est plus troublée par aucun tumulte des pensées en lutte; elle ne trouve absolument rien qu'elle voudrait demander par désir ou qu'elle voudrait rejeter par fatigue ou qu'elle accuserait par la haine, mais elle se recueille entièrement par la tranquillité de la contemplation et elle est introduite vers l'intérieur dans une affection tout à fait inhabituelle, dans je ne sais quelle douceur qui serait un grand bonheur si l'on pouvait la sentir ainsi toujours. Ni la sensualité, ni l'imagination n'agissent en rien et, entre-temps, toute puissance inférieure de l'âme est privée de son office. Tandis que la partie plus pure de l'âme est introduite dans le secret du repos intime et dans le secret de la tranquillité suprême par une joie pleine de bonheur. ...
C'est pourquoi rien ne peut être vu d'une manière plus admirable dans les créatures par cette division où ce qui est essentiellement un et indivis se divise en lui-même, et ce qui est simple en lui même et qui existe sans parties, est divisé pour ainsi dire par une certaine partition. Car, dans l'homme, son esprit (spiritus) n'est pas une autre essence et son âme une autre: mais une (seule) et même substance d'une nature simple. Aussi, par cette double parole, on n'entend pas une substance double: mais quand, pour les distinguer, on pose une double puissance de la même essence, l'une, supérieure, est désignée par 'esprit' (spiritus), l'autre, inférieure, par 'âme' (anima). Dans cette division, l'âme et ce qu'il y a d'animal restent au plus bas, tandis que l'esprit (spiritus) et ce qu'il y a de spirituel s'envolent vers les sommets. Il (l'esprit) est séparé des choses infimes pour être sublimé vers les sommets; il est séparé de l'âme pour s'unir au Seigneur: 'Car celui qui adhère à Dieu est un (seul) esprit (avec Lui).' (I Cor. VI, 17).»
ALCHERII CLARAVALLENSIS, De spiritu et anima, c. 24, Migne, PL t. 40, col. 779, col. 1162-1163.
«L'âme est une substance spirituelle, simple et indissoluble, invisible et incorporelle, passible et changeable, manquant de poids, de figure et de couleur. Il ne faut pas croire qu'elle est partie de Dieu mais elle est sa créature; elle n'a pas été créée non plus de la substance de Dieu ou de quelque matière des éléments, mais à partir du néant. En effet, si Dieu l'avait faite de Lui-même, elle ne serait nullement vicieuse ou changeable ou misérable. Si en revanche elle était faite à partir des éléments, elle serait corporelle. Puisque qu'elle est donc incorporelle, ayant une origine inconnue, elle a un commencement mais elle n'a pas de fin. Et puisqu'elle est de nature spirituelle, il n'y a en elle aucun mélange ou aucune association avec les choses terrestres: elle n'a rien d'humide, rien de semblable à l'air , rien de semblable au feu; elle n'a aucune couleur, elle n'est contenue par aucun lieu, elle n'est circonscrite par aucun membre, elle n'est terminée par aucun espace, mais il faut la penser et comprendre comme la sagesse, la justice et les autres vertus créées par le Tout-Puissant. La nature de l'âme est invisible c'est pourquoi elle demeure dans le corps d'une manière invisible et elle sort du corps d'une manière invisible. Par le corps elle voit les choses corporelles comme le ciel et la terre et tout ce qui apparaît dans ces derniers à nos yeux. Cependant, c'est avec l'esprit qu'elle regarde les ressemblances des choses corporelles. En effet, tout ce qui n'est pas corps, mais qui est cependant quelque chose', est appelé esprit à juste titre. C'est pourquoi, grâce à une force occulte et spirituelle, l'âme est arrachée (rapitur), afin qu'elle voie dans l'esprit à la place des corps les ressemblances expresses des choses corporelles. Mais c'est avec l'intellect qu'(elle regarde) les choses qui n'ont pas de corps et qui n'ont pas de formes corporelles, comme la justice et la sagesse, voire la 'mens' elle-même ainsi que toutes les bonnes affections de l'âme. Manifestement, on peut distinguer trois genres de visions: le premier (genre de vision) est corporel: c'est par ce genre de vision que l'on sent les corps au moyen des sens du corps; le second est spirituel, par celui-ci on voit - par l'esprit et non pas par la 'mens' - les ressemblances des corps; le troisième est intellectuel, c'est par lui que l'on aperçoit les choses qui n'ont ni corps ni des formes de corps.
L'âme ne se trompe jamais dans la vision intellectuelle: en effet, ou bien elle comprend et alors c'est vrai; ou bien quand ce n'est pas vrai, elle ne comprend pas. Par contre, l'âme se trompe souvent dans la vision corporelle quand elle pense que ce qui se passe dans les sens du corps, se passe effectivement dans les corps. C'est ainsi qu'aux navigateurs semblent bouger sur terre les choses qui restent immobiles; c'est ainsi qu'à ceux qui contemplent le ciel, les étoiles semblent immobiles alors qu'elles se meuvent. De même, à cause des rayons dispersés (divaricatis) des yeux, une chose semble avoir deux formes, et un homme semble avoir deux têtes et la rame plongée dans l'eau semble être cassée, et (il y a encore) beaucoup de cas semblables. L'âme se trompe également dans la vision spirituelle et elle est sujette aux illusions étant donné que les choses qu'elle voit sont tantôt vraies, tantôt fausses, tantôt perturbées, tantôt tranquilles. Les choses vraies ressemblent parfois complètement à des choses futures; les choses annoncées d'une manière claire, sont parfois annoncées d'avance (praenuntiata) au moyen de significations obscures ou au moyen de locutions figurées. Par contre, dans l'extase, quand elle est aliénée et détournée de tous les sens du corps (corporels), - et cela arrive davantage dans le sommeil mais moins dans la mort -, l'âme ne se trompe pas.»
ALEXANDER NEQUAM, Speculum speculationum, lib. I, c. 2, éd. R. M. Thomson, Oxford 1988, p. 19.
«Pour confondre les hérétiques qui suivent les vestiges des Manichéens, il faut ajouter quelque chose à ce qui précède et qui ne déplaira pas au lecteur ayant le coeur mûr (maturi pectoris). Si donc quelque chose est éternel, il est bon ; or nulle malice n'est bonne; aucune malice n'est donc quelque chose d'éternel, par conséquent, même la malice de celui que les hérétiques appellent le 'dieu maligne' n'est éternelle. Le 'dieu méchant' a donc commencé à être mauvais. Ou bien donc il a commencé à exister ou bien non. S'il a commencé à exister, il n'est pas Dieu. Si par contre, il n'a pas commencé à exister mais qu'il a commencé à être mauvais, il était déjà quand il n'était pas mauvais; par conséquent, il fut changé, il n'est donc pas Dieu.
Voici un autre argument. Celui qui est le souverain bien doit exister nécessairement. Mais celui qui est le souverain mal, doit nécessairement ne pas exister. En effet, la malice est la corruption du bon. Donc la malice ne peut être que dans une chose bonne. Car tout libre arbitre est un bonne chose. Si donc quelque chose est le mauvais au plus haut degré, la nature du sujet que la malice déforme est complètement détruite, par conséquent il n'existe plus rien où soit la malice, par conséquent même ce qu'on suppose être le mauvais du plus haut degré ne subsiste pas. Il faut donc nécessairement que le mauvais au plus haut degré soit néant. Par conséquent toute malice peut être excitée. Partout où est la méchanceté, il y a de l'altérité ou de la mutabilité, ou elle peut y être. Par conséquent, rien en quoi il y a de la malice n'est Dieu. 2. Mais tu diras : 'Soit. J'affirme tout de même, - dis-tu - que l'un est le créateur des corps et l'autre est le créateur des esprits.' Mais si celui qui est le créateur des corps a commencé d'être, je (te) demande à quoi il doit son commencement. Il est évident que pas à soi-même. En effet, rien qui commence d'être n'a le commencement par lui-même. Il s'ensuivra donc que celui qui est le créateur des corps vient de Dieu Créateur des esprits et ainsi il faut que le créateur des corps reçoive de Dieu le pouvoir de créer; par conséquent, l'autorité de la première création demeure auprès de Dieu, donc en raison de l'autorité première c'est Dieu qui crée les corps, par conséquent, celui qui crée les esprits crée aussi les corps.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, Prologus, I, p. 7,1-8,26.
Certains frères m'ont prié souvent et avec insistance de leur décrire, à l'instar d'une méditation, ce que je leur avais exposé dans les conversations en langage courant, au sujet de la méditation de l'essence divine et de certains autres points en relation avec cette sorte de méditation. Plutôt selon leur volonté que selon la facilité de la chose ou ma capacité, pour la rédaction de cette méditation, ils m'ont fixé d'avance la forme suivante : ne rien persuader du tout en elle (dans cette méditation) à partir de l'autorité de l'Écriture mais que - dans un style clair, au moyen d'arguments ordinaires et par la simple discussion -, au sujet de tout ce qui sera revendiqué au terme (finis) à travers les recherches particulières, la nécessité de la raison force brièvement d'une part et que d'autre part la clarté de la vérité montre ouvertement qu'il en est ainsi. Ils voulurent aussi que je ne dédaigne même pas d'envisager des objections simplistes et presqu'insensées qui me viendraient à l'esprit.
J'ai refusé de tenter cela pendant longtemps et, me mesurant à (cette tâche), j'ai tenté de m'excuser pour plusieurs raisons. Car, plus ils souhaitaient que ce qu'ils demandaient leur soit d'usage plus facile, plus ils m'imposaient une tâche difficile. Enfin, vaincu aussi bien par la discrète importunité de leurs instances que par la noblesse non méprisable de leur effort, en raison de la difficulté de la chose et de la médiocrité de mes dons, c'est à contrecÏur, certes, que j'ai entrepris ce qu'ils me demandaient mais, à cause de leur charité, je l'ai réalisé volontiers autant que j'ai pu, selon leurs propres indications précises. Et, alors que j'étais amené à le faire dans l'espoir que tout ce que je ferais serait connu de ceux-là seuls qui le réclamaient, et que bientôt, ces derniers en étant dégoûtés comme d'une chose sans valeur, cet (ouvrage) serait enseveli par mépris - je sais en effet que par cet (ouvrage), loin d'avoir pu satisfaire ceux qui me priaient, j'ai plutôt mis fin aux insistances qui me poursuivaient -, je ne sais comment, il est arrivé que, contre mon attente, non seulement les frères dont je viens de parler, mais plusieurs autres encore, se démenaient pour conserver la mémoire de cet écrit pour longtemps en le transcrivant chacun pour soi.
En le revoyant souvent, je n'ai pu rien trouver d'y avoir dit qui ne soit en accord parfait avec les écrits des Pères catholiques et, surtout, avec ceux du bienheureux Augustin. C'est pourquoi, s'il semble à quelqu'un que dans cet opuscule j'ai exposé quelque chose de trop nouveau ou dissonant par rapport à la vérité, je demande qu'il ne déclare pas d'emblée que je suis un usurpateur de nouveautés ou un prôneur de faussetés, mais qu'il regarde d'abord sérieusement les livres dudit docteur Augustin Sur la Trinité, et qu'il juge d'après eux mon opuscule. En disant, en effet, que la Trinité suprême peut être appelée trois substances, j'ai suivi les Grecs qui confessent trois substances en une seule personne selon la même foi qui nous (fait confesser) trois personnes en une seule substance. Car, ce que nous signifions par personne, ils signifient en Dieu par substance. Mais tout ce que j'y ai dit, je l'ai avancé en la personne de qui discuterait à part lui par la seule pensée, et de qui chercherait tout ce qu'il n'avait pas remarqué auparavant, selon que j'ai compris la volonté de ceux à la demande desquels j'entendais céder.
Je prie et supplie vivement quiconque voudra transcrire cet opuscule de placer cette préface en tête du livre, avant les chapitres eux-mêmes. En effet, il est fort utile, je pense, pour l'intelligence de ces choses-là que celui qui les lira connaisse d'abord dans quelle intention et de quelle manière elles ont été discutées. Je pense aussi qu'ayant vu au préalable cette préface, il ne jugera pas à la légère s'il trouve proposé quelque chose contre son opinion.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. III, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Epistola 74, 196, 14-28
L'écrit que j'ai composé sur ta demande et sur celle de quelques autres frères et dont tu demandes que c'est à toi qu'il soit remis, je l'envois par les soins de Dom Robert à notre seigneur et père l'archevêque pour examen et je lui demande par lettre qu'il te rende l'exemplaire qu'il avait reçu, à moins qu'il ordonne sa destruction. Si tu dois retourner bientôt, demande lui, qu'il ordonne, avant même ton retour, ce qui lui semble bon au sujet de cet écrit afin que tu puisse l'apporter sur toi s'il l'approuve, ou me donner la nouvelle de sa destruction. Si tu tardes à revenir et que l'écrit est approuvé, envoie-moi cet exemplaire dès que possible par un messager digne de confiance afin que l'exemplaire que j'ai gardé chez moi soit corrigé également d'après l'exemplaire [envoyé à l'archevêque] au cas où notre seigneur l'archevêque aurait fait des corrections dans son exemplaire et alors je te renverrai rapidement l'un des deux [exemplaires]. En revanche, si l'opuscule en question aura reçu l'approbation de telle sorte qu'on ne jugera nécessaire d'effectuer aucune correction, garde l'exemplaire envoyé aussi longtemps que tu veux; mais quel que soit le cas, écris-moi, dès que tu le peux, tout ce que notre seigneur l'archevêque a décidé en cette matière et fais-moi savoir quel titre il entend imposer à l'opuscule.
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, c. 1, I, p. 13,3-15,12.
Si quelqu'un ignore - soit à défaut d'en entendre parler soit parce qu'il ne croit pas -, une certaine nature, sommet de tout ce qui est, se suffisant à elle seule dans sa béatitude éternelle, donnant par sa bonté toute-puissante à toutes les autres choses le fait même d'être quelque chose et d'être bien dans une certaine mesure et le faisant, ainsi que beaucoup d'autres choses que nous croyons nécessairement de Dieu ou de sa créature, je pense qu'en grande partie, il peut s'en persuader lui-même, du moins par la seule raison, même s'il est d'une intelligence moyenne. Bien qu'il puisse le faire de beaucoup de manières, j'en présente une que j'estime la plus facile pour lui. En effet, puisque tout le monde désire jouir des seules choses qu'il estime bonnes, il lui est facile de tourner parfois l'oeil de son esprit pour chercher à la trace ceci: d'où sont bonnes ces choses mêmes qu'il ne désire que parce qu'il les juge bonnes, et qu'ensuite, conduit par la raison et dirigé par l'oeil de son esprit, il progresse d'une manière raisonnable vers ce qu'il ignorait d'une manière déraisonnable. Cependant si, dans cette recherche, je dis quelque chose qui n'est pas indiqué par une autorité plus grande, je veux qu'il soit ainsi interprété: bien qu'à partir des raisons qui m'apparaîtront on conclue presqu'une chose nécessaire, il ne faut pas l'appeler pour cela une chose absolument nécessaire, mais seulement (dire) qu'elle peut le paraître ainsi en attendant.
Il est donc facile que quelqu'un, silencieux, dialogue ainsi avec soi-même: Puisqu'il y a tant de bonnes choses innombrables, dont nous éprouvons par les sens corporels et discernons par la raison de l'esprit (mens) la si grande diversité, doit-on croire qu'il existe une certaine chose une par laquelle sont bonnes toutes les choses qui sont bonnes ou bien sont-elles bonnes par un autre? En vérité, il est tout à fait certain et évident pour tous ceux qui veulent y prêter l'attention, que toutes les choses qui sont dites être quelque chose, de telle sorte qu'elles le soient dites plus ou moins ou autant les unes par rapport aux autres, sont dites par quelque chose qui n'est pas compris comme l'un et l'autre, mais identique en ces choses diverses, qu'on le considère en elles de la même manière ou non. Toutes choses en effet qui sont appelées justes les unes par rapport aux autres, soit d'une manière égale, soit plus, soit moins, ne peuvent être jugées justes que par la justice qui n'est pas autre dans ces choses différentes. Puisqu'il est certain que toutes les choses bonnes, comparées les unes aux autres, sont bonnes d'une manière égale ou inégale, il est nécessaire que toutes soient bonnes par quelque chose qui soit compris comme identique dans ces diverses choses bonnes, bien qu'il semble que parfois on les appelle bonnes pour des raisons différentes.
En effet, il semble que c'est par autre chose qu'on appelle le cheval bon parce qu'il est fort, et par autre chose qu'on appelle le cheval bon parce qu'il est rapide. Quoiqu'il semble qu'on le dit bon en raison de sa force et bon en raison de sa rapidité, force et rapidité ne semblent pas être la même chose. Mais, si le cheval est bon pour la raison qu'il est fort ou rapide, comment le voleur fort et rapide est-il mauvais? (Disons) donc plutôt: de même que le voleur fort et rapide est mauvais parce qu'il est nuisible, de même le cheval fort et rapide est bon parce qu'il est utile. Or, d'ordinaire rien n'est estimé bon si ce n'est en raison d' une certaine utilité, comme on dit bonne la santé et bon ce qui la favorise, ou bien pour n'importe quelle (forme) de noblesse, comme on estime bonne la beauté et bon ce qui aide la beauté. Mais, puisque la raison déjà soigneusement examinée ne peut être dissoute d'aucune façon, il est nécessaire que toute chose utile ou honnête, si vraiment elle est bonne, soit bonne aussi par la même chose, quelle qu'elle soit, par laquelle il est nécessaire que toutes choses soient bonnes.
Mais qui doutera que cette chose même, par laquelle toutes choses sont bonnes, soit un grand bien? Il est donc bon par lui-même étant donné que tout bien est par lui. Il s'ensuit donc que toutes les autres choses sont bonnes par autre chose que ce qu'elles sont, et que lui seul est bon par lui-même. Cependant, nul bien qui est par autre chose n'est égal ou plus grand que ce bien, qui est bon par soi. Seul le bien au plus haut degré est donc celui qui seul est bon par soi. Est en effet le sommet ce qui s'élève au dessus des autres choses à tel point qu'il n'ait ni égal ni plus excellent. Or, ce qui est bon au plus haut degré est aussi grand au plus haut degré. Ainsi donc il existe une certaine chose qui est bonne au plus haut degré et grande au plus haut degré, c'est-à-dire le sommet de toutes les choses qui existent.
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, c. 8, I, p. 22,12-24,6.
Cependant, quelque chose se présente à l'esprit à propos du néant. Car tout ce dont quelque chose est fait est la cause de la chose à partir de laquelle cette chose est faite, et il est nécessaire que toute cause fournisse une certaine aide à l'essence de l'effet. Tout le monde le sait par expérience à tel point qu'on ne peut arracher (cette évidence) à personne par une argumentation forcée et on ne peut à peine la dérober furtivement à quelqu'un en le trompant. Si donc quelque chose fut fait de rien (ex nihilo), ce même rien fut la cause de ce qui fut fait à partir de lui. Mais, comment, ce qui n'avait nul être (esse) aida-t-il quelque chose afin qu'il parvienne à l'être? Si de rien nulle aide ne provient à quelque chose, qui ou comment persuader que quelque chose se soit produite de rien ?
Ensuite, ou bien 'rien' signifie quelque chose ou bien il ne signifie pas quelque chose. Or si rien est quelque chose, tout ce qui a été fait de rien a été fait de quelque chose. Si en revanche rien n'est pas quelque chose, puisqu'on ne peut pas comprendre que quelque chose soit fait de ce qui n'est nullement, rien (n') est fait de rien, ainsi que le dit tout le monde : rien à partir de rien. D'où il semble s'ensuivre que tout ce qui est fait soit fait à partir de quelque chose. Car, ou bien il est fait de quelque chose ou bien de rien. Que rien soit quelque chose ou que rien ne soit pas quelque chose, il semble s'ensuivre que tout ce qui est fait soit fait de quelque chose. Si l'on affirme cela comme vrai, cela s'oppose à tout ce qui a été dit plus haut. En conséquence, puisque ce qui était 'rien' sera quelque chose, ce qui était quelque chose de la manière la plus grande sera 'rien'. Car, à partir du fait que j'avais trouvé une substance existant de la manière la plus grande de toutes, j'étais parvenu en raisonnant à cette (conclusion) que toutes les autres choses furent faites par elle de telle façon que ce fut le 'rien' d'où elles furent faites. C'est pourquoi tout ce que j'estimais avoir trouvé sur l'essence suprême est 'rien', si ce à partir duquel les choses furent faites - et que j'estimais être 'rien' - est quelque chose.
Que faut-il donc entendre par 'rien' ? En effet, j'ai déjà décidé qu'en cette méditation je ne négligerais rien, jusqu'à la sottise, dont j'avais l'impression qu'il puisse être objecté. On peut exposer de trois manières, me semble-t-il, - et qui suffit pour nous tirer du présent embarras - selon lesquelles on dit qu'une substance est faite de rien. Voici la première manière: nous voulons qu'on entende par là que ce dont on dit qu'il est fait de rien n'est absolument pas fait. Voici un cas semblable: quand on demande au sujet de celui qui se tait 'd'où parle-t-il?', on répond: 'de rien', c'est-à-dire: il ne parle pas. De cette manière, à qui demande au sujet de l'essence suprême et au sujet de ce qui ne fut ni n'est absolument pas, d'où il est fait, on peut répondre à bon droit : de rien, c'est-à-dire: il n'est nullement fait. Ce sens ne peut être entendu d'aucune des choses qui furent faites. L'autre signification qui, certes, peut être énoncée mais qui ne peut pas être vraie: comme si on dit que quelque chose fut fait de rien de telle façon qu'il fut fait de ce rien même, c'est-à-dire de ce qui n'est nullement, comme si le 'rien' même était quelque chose d'existant à partir duquel quelque chose pût être produit. Puisque c'est toujours faux, une incohérence impossible s'ensuit chaque fois qu'on (affirme) que (le 'rien') est. La troisième interprétation selon laquelle on dit que quelque chose est fait de rien c'est quand nous comprenons qu'il fut certes fait, mais qu'il n'existe pas quelque chose d'où il fut fait. Il semble que c'est par une signification analogue qu'on dit d'un homme attristé sans cause qu'il est 'attristé de rien.'
En entendant donc selon ce (dernier) sens ce qui était conclu plus haut, (à savoir) qu'hormis l'essence suprême, toutes choses qui sont, furent faites par elle de rien, c'est-à-dire pas de quelque chose, de même que cette conclusion s'ensuit avec cohérence de tout ce qui précède, de même rien de discordant ne suit de cette conclusion. Quoiqu'on puisse dire sans inconvénient ni aucune opposition que tout ce qui a été fait par la substance créatrice a été fait à partir de 'rien', de la même façon qu'on a l'habitude de dire: de pauvre (est fait) riche; et: quelqu'un a reçu la santé à partir de la maladie. C'est-à-dire: celui qui auparavant était pauvre est riche maintenant, ce qu'il n'était pas auparavant; et celui qui avait d'abord la maladie a maintenant la santé qu'il n'avait pas auparavant. Ainsi donc, on peut comprendre sans inconvénient quand on dit que l'essence créatrice a fait l'ensemble des choses de rien, ou: l'ensemble des choses fut fait par elle de rien, c'est-à-dire tout ce qui était d'abord 'rien' est quelque chose maintenant. Par les mots mêmes par lesquels on dit: '(l'essence créatrice) les a faits', ou: 'ils ont été faits', on entend: quand elle les a faits, elle fit quelque chose; ou: quand ils ont été faits, il n'ont été fait que quelque chose. C'est ainsi que, regardant quelqu'un qui d'une très humble fortune fut exalté par un autre à de nombreux biens et honneurs, nous disons: Voici qu'il l'a fait de rien; ou: il a été fait par lui de rien; c'est-à-dire: celui-là qui était auparavant réputé comme presque rien, est maintenant réputé, grâce à l'action de celui-ci, comme vraiment quelque chose.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, c. 20, I, p. 35,6-36,3.
Bien qu'il ait été conclu plus haut que cette nature créatrice est partout, dans toutes choses et par toutes choses et que, du fait qu'elle n'a pas commencé ni ne cessera d'être s'ensuive qu'elle fut, qu'elle est et qu'elle sera toujours, je sens néanmoins que murmure à part soi une certaine contradiction qui me contraint à examiner avec plus de soin où et quand elle est. En effet, l'essence suprême est ou bien partout et toujours ou bien seulement quelque part et quelquefois ou bien nulle part et jamais. Je dis: ou bien en tout lieu ou temps, ou bien de manière déterminée en quelque (lieu ou temps) ou bien en nul (lieu ou temps).
Mais que paraît-il plus répugnant que (de dire:) n'est nulle part ou jamais ce qui est le plus vraiment et au plus haut degré ? Il est donc faux que (l'essence suprême) ne soit nulle part et jamais. Ensuite, étant donné que nul bien, voire nulle chose, n'est sans elle, si elle-même n'est nulle part ou jamais, il n'y aura nulle part ou jamais aucun bien, il n'y aura du tout nulle part ou jamais aucune chose. Il n'est même pas besoin de dire combien c'est faux. Il est donc faux (de dire :) 'elle n'est nulle part et jamais.' Elle est donc ou bien quelque part et quelquefois d'une manière déterminée ou bien partout et toujours. Or, si elle est dans quelque lieu ou temps d'une manière déterminée, seulement là et alors où et quand elle-même est, peut être quelque chose; au contraire, où et quand elle-même n'est pas, il n'est là et alors absolument aucune essence, étant donné que sans elle rien n'est. D'où il suivrait qu'il existe quelque lieu et quelque temps où et quand rien n'est du tout. Puisque c'est faux &emdash;car le lieu et le temps eux-mêmes sont quelque chose&emdash;, la nature suprême ne peut être quelque part ou quelquefois d'une manière déterminée. Si l'on dit que, quant à elle-même, elle est par soi quelque part et quelquefois d'une manière déterminée, mais que par sa puissance elle est partout et toujours (là) où quelque chose est: ce n'est pas vrai. Puisqu'il est évident que sa puissance n'est rien d'autre qu'elle-même, sa puissance n'est nullement sans elle. En conclusion, puisqu'elle n'est pas de manière déterminée quelque part ou quelquefois, il est nécessaire qu'elle soit toujours et partout, c'est-à-dire en tout lieu ou par tous les temps.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, c. 65, I, p. 75,18-77,3.
Mais en y revenant : s'il en est ainsi concernant la raison de son ineffabilité, de plus, parce qu'elle est ainsi, comment tiendra tout ce qui fut discuté à son sujet selon les relations de père, de fils et de procédant? Car, si ce fut expliqué par une vraie raison, comment (l'essence suprême) est-elle ineffable? Ou, si elle est ineffable, comment est-elle de la manière dont il fut discuté? Put-elle être expliquée jusqu'à un certain point, c'est pourquoi rien n'empêche d'être vrai ce qui fut discuté; est-elle ineffable parce qu'elle ne put pas être comprise entièrement? Mais que pourra-t-on répondre à ce qui fut déjà établi dans cette même discussion, à savoir que l'essence suprême est tellement au-dessus et hors de toute autre nature que le sens n'est jamais identique si parfois on dit d'elle quelque chose par des mots qui sont communs aux autres natures? Quel sens en effet ai-je compris en tous ces mots auxquels j'ai pensé si ce n'est le sens commun et usuel? Si donc le sens usuel des mots est étranger à cette essence, tout ce que j'ai produit comme raisonnement ne la regarde pas. Comment est-il alors vrai que quelque chose ait été trouvé au sujet de l'essence suprême si ce qui fut trouvé est de loin différent d'elle?
Quoi donc? Aurait-on trouvé quelque chose d'une certaine manière au sujet de la chose incompréhensible, et d'une autre manière n'aurait-on rien perçu d'elle? De fait, nous disons souvent beaucoup de choses que nous n'exprimons pas au sens propre comme elles sont, et nous signifions par autre chose ce que nous ne voulons ou ne pouvons pas exprimer au sens propre, comme lorsque nous parlons par énigmes. Et souvent nous voyons quelque chose, non pas proprement comme la chose est, mais par une certaine ressemblance ou par image, ainsi lorsque nous considérons le visage de quelqu'un dans le miroir. Ainsi, en effet, nous disons et ne disons pas (la même chose), nous voyons et ne voyons pas la même chose. Nous disons et voyons par autre chose, nous ne disons pas et ne voyons pas par sa propriété. Pour cette raison, rien n'empêche que soit vrai ce qui fut discuté jusqu'ici sur la nature suprême et qu'elle-même demeure néanmoins ineffable, à condition de ne point penser qu'elle ait été exprimée par la propriété de son essence, mais qu'elle fut désignée d'une certaine manière par autre chose. Car quels que soient les noms qui semblent pouvoir être dits de cette nature, ils ne me la montrent pas tant par la propriété qu'ils ne me l'insinuent par ressemblance. De fait, quand je pense les significations de ces mêmes mots, je conçois plus familièrement dans mon esprit ce que j'aperçois dans les choses faites que ce dont je comprends qu'il transcende toute intelligence humaine. Car, dans mon esprit, ces (mots) constituent par leur signification quelque chose de bien moindre, voire de loin différent de ce vers quoi mon intelligence s'efforce de progresser grâce à cette signification faible. Car ni le nom de sagesse ne me suffit de montrer ce par quoi tout fut fait de rien et est sauvé du rien, ni le nom d'essence n'est capable de m'exprimer ce qui, par sa hauteur singulière, est loin au-dessus de toutes choses et, par sa propriété naturelle, bien en dehors de toutes choses. Ainsi cette nature est-elle ineffable, étant donné qu'on ne peut nullement la faire connaître comme elle est d'une part et, d'autre part, il n'est pas faux qu'on puisse sous l'égide de la raison conjecturer à son sujet quelque chose par une autre chose, comme par énigme.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Monologion, c. 66, I, p. 77, 5-24.
Puisqu'il est évident que l'on ne peut percevoir rien de cette nature (de l'essence suprême) par sa propriété, mais (seulement) par autre chose, il est certain que c'est par ce qui s'en approche davantage par ressemblance que l'on accède davantage à sa connaissance. Il est nécessaire que, celle parmi les choses créées dont il s'avère qu'elle Lui est plus semblable, soit plus excellente par nature. C'est pourquoi cette chose, grâce à sa plus grande ressemblance même, aide davantage l'esprit qui cherche à s'approcher de la vérité suprême, et par une essence créée plus excellente, elle enseigne davantage ce que l'esprit doit penser de l'essence créatrice. Sans aucun doute, on connaît l'essence créatrice d'une manière d'autant plus élevée qu'elle est recherchée à travers une créature qui lui est plus proche. Ainsi, que toute essence soit semblable à l'essence suprême dans la mesure où elle est, la raison déjà considérée plus haut ne permet pas d'en douter. Comme parmi toutes les créatures, seul l'esprit raisonnable (mens rationalis) est capable de s'élever vers la recherche (de l'essence suprême), il est donc évident que, de même, il est le seul grâce auquel lui-même puisse avancer le plus vers la découverte de cette (essence). En effet, c'est déjà une chose connue que c'est lui qui s'en approche le plus grâce à la ressemblance de son essence naturelle. Quoi de plus évident donc que plus l'esprit raisonnable tend à apprendre soi-même avec application, plus il s'élève efficacement vers la connaissance de (l'essence suprême); et que plus il néglige de se regarder, plus il descend loin de la contemplation de (cette essence)?»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Proslogion, Prooemium, I, p. 93,1-94,13.
Après avoir publié, forcé par les prières pressantes de quelques frères, un certain opuscule à l'instar d'un exemple de méditation sur la raison de la foi, (écrit) en la personne de quelqu'un qui cherche ce qu'il ne sait pas en raisonnant en silence à part lui, considérant que cet opuscule est tissé par l'enchaînement de beaucoup d'arguments, j'ai commencé à chercher, à part moi, s'il pouvait se trouver, par hasard, un argument (unique) qui n'eût besoin que de lui seul pour se prouver et qui suffirait seul pour prouver que Dieu est vraiment, qu'Il est le bien suprême n'ayant besoin de nul autre et dont toutes choses ont besoin pour être, et être bien, et tout ce que nous croyons de la substance divine. Comme souvent, et avec ardeur, je dirigeais ma pensée sur ce (point), et ce que je cherchais me semblait parfois pouvoir être déjà saisi, et parfois fuyait tout à fait le regard de mon esprit. Enfin désespéré, j'ai voulu cesser comme (s'il s'agissait) de rechercher une chose qu'il était impossible de trouver. Mais, alors que je voulais à tout prix exclure de moi cette pensée, de peur qu'en occupant vainement mon esprit elle n'empêchât d'autres occupations où je pusse progresser, voilà qu'elle commença, d'une importunité certaine, à s'imposer de plus en plus à moi, malgré mon refus et ma défense. Et, un jour, tandis que je me fatiguais à résister avec véhémence à son importunité, ce dont j'avais désespéré s'offrit si bien dans le conflit même de mes pensées que j'embrassais avec ardeur la pensée que, plein d'anxiété, je repoussais.
Estimant alors que ce que je me réjouissais d'avoir trouvé pourrait, s'il était écrit, plaire à quelque lecteur, j'ai écrit le présent opuscule sur ce sujet même, et quelques autres, en la personne de quelqu'un qui s'efforce d'élever son esprit pour contempler Dieu et qui cherche à comprendre ce qu'il croit. Jugeant, d'autre part, que ni cet opuscule ni l'autre dont j'ai fait mention plus haut ne sont dignes du nom de livre, ni d'être précédés d'un nom d'auteur, pensant toutefois qu'ils ne devaient pas être diffusés sans un titre qui inviterait à lire, d'une certaine manière, ceux entre les mains desquels ils viendraient, j'ai donné à chacun son titre, afin que le premier s'intitule: Exemple de méditation sur la raison de la foi, et le suivant: La foi cherchant l'intelligence.
L'un et l'autre ayant été déjà transcrits par plusieurs avec ces titres, plusieurs&emdash;surtout le révérend archevêque de Lyon Hugues, légat apostolique de Gaule, qui me l'ordonna en vertu de son autorité apostolique&emdash;me forcèrent à écrire, en tête, mon nom. Pour que cela se fît d'une manière plus convenable, j'ai nommé le premier: Monologion, c'est-à-dire: Soliloque, et le second: Proslogion, c'est-à-dire: Allocution.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Proslogion, c. 3, I, p. 102,5-103,11.
En tout cas, Il est d'une manière tellement vraie qu'on ne peut même pas penser qu'il ne soit pas. Car on peut penser qu'il existe quelque chose qu'on ne peut pas penser comme n'étant pas, ce qui est plus grand que ce qu'on peut penser comme n'étant pas. Dès lors, si 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' peut être pensé comme n'étant pas, 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' lui-même n'est pas 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé'; ce qui ne peut pas être cohérent. Ainsi donc 'quelque chose par rapport auquel plus grand ne peut être pensé' est si vraiment qu'on ne puisse même pas le penser comme n'étant pas.
Et c'est bien cela que Tu es, Seigneur notre Dieu. Tu es donc si vraiment, Seigneur mon Dieu, qu'on ne puisse même pas penser que Tu ne sois pas. Et avec raison. En effet, si un esprit pouvait penser quelque chose de meilleur que Toi, la créature s'élèverait au-dessus du Créateur, et elle jugerait du Créateur, ce qui est tout à fait absurde. Et tout ce qu'il y a d'autre hormis Toi seul, peut vraiment être pensé comme n'étant pas. Toi seul possède donc l'être (esse) de la manière la plus vraie et, partant, au plus haut degré parmi toutes choses: car tout ce qu'il y a d'autre n'est pas si vraiment et a, pour cette raison-là, moins d'être. Pourquoi doncl'insensé a-t-il dit dans son cÏur: Dieu n'est pas, alors qu'il est si manifeste pour un esprit doué de raison que Tu es au plus haut degré parmi toutes choses? Pourquoi, sinon parce qu'il est sot et insensé ?
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Proslogion, c. 4, I, p. 103,13-104,7
Mais comment a-t-il dit dans son cÏur ce qu'il n'a pu penser, ou comment n'a-t-il pu penser ce qu'il a dit dans son cÏur, puisque c'est la même chose de dire dans son cÏur et de penser? Si vraiment (il a pensé), bien plus, c'est parce qu' il a vraiment pensé qu'il a dit dans son cÏur, et il n'a pas dit dans son cÏur, parce qu'il n'a pu le penser: ce n'est pas d'une seule manière qu'on dit ou pense dans son cÏur quelque chose.
En effet, on pense la chose d'une manière quand on pense au mot qui la signifie, d'une autre manière quand on comprend cela même qu'est la chose. De la première manière, on peut penser que Dieu ne soit pas, mais nullement de la seconde manière. Nul ne peut penser que Dieu n'est pas s'il comprend ce qu'est Dieu, bien qu'il dise ces paroles dans (son) cÏur soit sans aucune signification soit avec une signifcation étrangère. Dieu est en effet 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé'. Celui qui le comprend bien comprend en tout cas que cela même est de telle manière que, même pour la pensée, il ne puisse pas ne pas être. Celui qui comprend donc que Dieu est ainsi ne peut pas penser qu'll ne soit pas.
Je Te rends grâce, bon Seigneur, je Te rends grâce, car ce que j'ai d'abord cru grâce à Toi qui donnes, je le comprends maintenant grâce à Toi qui illumines, à tel point que, même si je ne voulais pas croire que Tu es, je ne puisse pas ne pas le comprendre.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. II, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Proslogion, c. 14-15, I, p. 111,7 - 112,17
As-tu trouvé, mon âme, ce que tu cherchais ? Tu cherchais Dieu et tu as trouvé qu'Il est quelque chose qui est le sommet de toutes choses par rapport à quoi rien de meilleur ne peut être pensé; et qui est la vie même, la lumière, la sagesse, la bonté, la béatitude éternelle et l'éternité bienheureuse; et qui est partout et toujours. Car, si Tu n'as pas trouvé ton Dieu, comment est-Il ce que tu as trouvé et que tu as saisi par l'intelligence avec tant de vérité certaine et de vraie certitude ? Si, au contraire, tu as trouvé, qu'y a-til pour que tu ne sentes pas ce que tu as trouvé? Mais si tu l'as trouvé, comment se fait -il que tu ne sentes pas ce que tu as trouvé? Pourquoi ne Te sent-elle pas, Seigneur Dieu, mon âme, si elle T'a trouvé?
Est-ce qu'elle n'a pas trouvé Celui qu'elle a trouvé être la lumière et la vérité ? Comment, de fait, l'a-t-elle saisi par l'intelligence si ce n'est en voyant la lumière et la vérité? Ou a-t-elle pu jamais comprendre quelque chose de Toi si ce n'est par ? Si donc elle a vu la lumière et la vérité, elle T'a vu. Si elle ne T'a pas vu, elle n'a vu ni la lumière ni la vérité. Est-ce la lumière et la vérité qu'elle a vues, sans pourtant T'avoir encore vu, du fait qu'elle T'a vu jusqu'à un certain point mais qu'elle ne T'a pas vu comme Tu es ?
Seigneur mon Dieu, mon formateur et mon réformateur, dis à mon âme qui désire, en quoi Tu es différent de ce qu'elle a vu, afin qu'elle voie purement ce qu'elle désire. Elle se tourne pour voir davantage et, au-delà de ce qu'elle voit, elle ne voit rien que ténèbres; ou plutôt elle ne voit pas les ténèbres, car il n'est point de ténèbres en Toi, mais elle voit qu'elle ne peut voir plus à cause de ses ténèbres. Pourquoi cela, Seigneur, pourquoi cela? Son Ïil est-il enténébré par son infirmité, ou (est-il) ébloui par ton éclat ? Mais, certainement, il est à la fois enténébré en lui-même et ébloui par Toi. Il est, de toute façon, obscurci par sa petitesse, et accablé par ton immensité. Il est vraiment resserré par son étroitesse, et vaincu par ton ampleur. Qu'elle est grande en effet cette lumière d'où jaillit tout le vrai qui luit sur l'esprit raisonnable! Qu'elle est ample cette vérité en qui est tout ce qui est vrai et en dehors de laquelle il n'est que le néant et le faux! Qu'elle est immense (cette Vérité) qui voit, d'un seul regard, toutes les choses qui ont été faites, (et qui voit) de qui, par qui et comment elles ont été faites à partir du néant! Quelle pureté, quelle simplicité, quelle certitude et quelle splendeur n'y a-t-il pas là ! Certainement plus que la créature ne saurait saisir par l'intelligence.
Qu 'Il est plus grand que l'on ne peut penser
Par conséquent, Seigneur, Tu n'es pas seulement (quelque chose) par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé, mais Tu es quelque chose de plus grand que l'on ne peut concevoir. Puisque, de fait, il est possible de penser qu'il y a quelque chose de ce genre, si Tu n'es pas cette chose même, il est possible de penser quelque chose de plus grand que Toi; ce qui ne peut (jamais) arriver.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Responsio, c. 1, I, p. 131,6-132,9
«En tout cas, si du moins il peut être pensé, il est nécessaire qu'il soit. Parmi ceux qui nient ou doutent qu'il soit 'quelque chose par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', aucun ne nie ou ne doute en effet qu'il ne puisse pas, s'il était, ne pas être dans la réalité actuelle et dans l'intelligence. Autrement il ne serait pas 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé'. Mais tout ce qui peut être pensé et qui n'est pas, pourrait, s'il était, n'être ni dans la réalité actuelle ni dans l'intelligence. Par conséquent, s'il peut au moins être pensé, 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' ne peut pas ne pas être. Mais supposons qu'il ne soit pas, du moins s'il peut être pensé. Or, tout ce qui peut être pensé et qui n'est pas, s'il était, ne serait pas 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé'. S'il était donc 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', il ne serait pas 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', ce qui est par trop absurde. Ainsi est-il faux que 'quelque chose par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' ne soit pas, si tant est qu'il puisse être pensé.
Je dirai quelque chose de plus. Sans aucun doute, de tout ce qui n'est pas quelque part ou quelquefois, on peut, même s'il est quelque part ou quelquefois, penser néanmoins qu'il n'est nulle part ni jamais, comme il n'est pas quelque part ou quelquefois. De ce qui ne fut pas hier et qui est aujourd'hui, on peut en effet supposer qu'il n'est jamais, de la même manière dont on sait qu'il ne fut pas hier. Et, de ce qui n'est pas ici mais ailleurs, on peut penser qu'il n'est nulle part, de la même manière qu'il n'est pas ici. De même, (de quelque chose) dont chacune des parties n'est pas là où et quand sont les autres parties, on peut penser que toutes ses parties et par conséquent le tout lui-même ne sont jamais ou nulle part. Car, même si l'on dit que le temps est toujours et que le monde est partout, (le temps) n'est cependant pas tout entier toujours ni (le monde) tout entier partout. Et comme chacune des parties du temps n'est pas quand d'autres sont, on peut penser qu'elles ne sont jamais. Et, comme chacune des parties du monde n'est pas là où sont d'autres, on peut sous-entendre qu'elles ne sont nulle part. Or, même ce qui est joint en parties peut être dissout par la pensée et peut ne pas être (pour la pensée). C'est pourquoi tout ce qui n'est pas tout entier quelque part ou quelquefois, même s'il est, peut être pensé ne pas être. Mais quant à 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', s'il est, on ne peut pas penser qu'il ne soit pas. Autrement, s'il est, il n'est pas 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', ce qui n'est pas cohérent. Il est donc d'aucune manière non entier quelque part et quelquefois, mais il est tout entier toujours et partout.
Crois-tu qu'on peut penser ou comprendre dans une certaine mesure la chose au sujet de laquelle nous comprenons tout cela ou (crois-tu) qu'elle est dans la pensée ou dans l'intelligence? Si ce n'est pas possible, on ne peut pas comprendre ces choses-là à son sujet. Si en revanche tu dis: ce qu'on ne saisit pas parfaitement n'est pas saisi par l'intelligence et n'est pas dans l'intelligence, dis (aussi): quiconque ne peut regarder la lumière très pure du soleil ne voit pas la lumière du jour, qui n'est autre que la lumière du soleil. Sans doute, est-il compris, et est-il dans l'intelligence, à tel point du moins qu'on puisse comprendre ces choses-là à son sujet.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Responsio, c. 4, I, p.133,21-134,19.
«IV. Quant à ta réplique: lorsqu'on dit Ône pas pouvoir penserÕ que cette chose suprême ne soit pas, peut-être vaudrait-il mieux dire: 'ne pas pouvoir comprendre' qu'elle n'est pas, ou même peut ne pas être,. il fallait plutôt dire: 'ne pas pouvoir penser'. Si j'avais dit: 'ne pas pouvoir comprendre' que la chose même n'est pas, toi-même qui dis, selon la propriété de ce verbe, ne pas pouvoir comprendre les choses fausses, tu objecterais peut être que rien de ce qui est ne peut être compris n'être pas. Car il est faux (de dire) que ne soit pas ce qui est. C'est pourquoi 'ne pas pouvoir être compris comme non-existant' ne serait pas propre à Dieu. Or, si à propos d'une chose dont l'existence est tout à fait certaine, on peut comprendre qu'elle n'est pas, on peut le comprendre de la même façon à propos des autres choses certaines. Mais, en tout cas, on ne peut pas l'objecter à propos de la pensée, si l'on réfléchit bien. En effet, même si aucune chose qui est ne peut être comprise comme n'étant pas, toutes cependant peuvent être pensées comme n'étant pas, hormis celui qui est au plus haut degré.
Assurément toutes les choses qui ont commencement, fin ou conjonction de parties, et elles seules peuvent être pensées comme n'étant pas et, comme je l'ai déjà dit, tout ce qui n'est pas tout entier quelque part ou quelquefois. Mais seul (l'être) dont on ne peut pas penser qu'il n'existe pas est celui dans lequel aucune pensée ne trouve ni commencement, ni fin, ni conjonction de parties et qu'elle ne (trouve) que tout entier partout et toujours.
Sache donc que tu peux penser que tu n'es pas cependant que tu sais très certainement que tu es; je m'étonne que tu aies dit l'ignorer. Car nous pensons beaucoup de choses comme non-existantes dont nous savons qu'elles existent et beaucoup de choses comme existantes dont nous savons qu'elles ne sont pas, non pas en évaluant mais en imaginant qu'il en est comme nous le pensons. Eh bien, nous pouvons penser que quelque chose n'est pas cependant que nous le savons être, parce qu'en même temps nous pouvons cela et savons ceci. Et nous ne pouvons pas penser qu'il n'est pas aussi longtemps que nous savons qu'il est, parce que nous ne pouvons pas penser qu'il soit et qu'il ne soit pas en même temps. Si quelqu'un distingue donc ainsi les deux sens de cette énonciation, il comprendra que rien ne peut être pensé comme n'étant pas tant qu'on sait que la chose est et que, tout ce qui est hormis 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé', peut être pensé comme n'étant pas, même quand on sait qu'il est. Ainsi est-il propre à Dieu qu'on ne puisse penser qu'Il ne soit pas et, cependant, il y a beaucoup de choses dont on ne peut pas penser qu'elles ne soient pas aussi longtemps qu'elles sont. Quant à la manière de dire que Dieu n'est pas, je crois en avoir parlé suffisamment dans le livret lui-même.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Responsio, c. 8, I, p.137,6-138,3.
«Mais c'est sans fondement que tu prouves avec tant d'ardeur que n'est pas comme la peinture, non encore exécutée, dans l'intelligence du peintre. En effet, je n'ai pas présenté l'exemple de la peinture préconçue avec l'intention d'affirmer que ce dont il s'agissait était tel, mais seulement pour pouvoir montrer que quelque chose est dans l'intelligence, dont on ne comprend pas qu'il est.
De même, quant à ce que tu dis ne pas pouvoir penser - selon la chose que tu connaîtrais par genre ou espèce - après l'avoir entendu, ni l'avoir dans l'intelligence, étant donné que tu ne connais pas la chose même et que tu ne peux la conjecturer à partir d'une autre chose semblable, il est évident qu'il en est autrement. Puisque tout bien moindre est semblable au bien plus grand dans la mesure où il est bon, il est évident pour tout esprit raisonnable qu'en remontant des biens moindre vers les biens plus grands, nous pouvons très bien conjecturer 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' à partir de ces biens par rapport auxquels plus grand peut être pensé. En effet, qui, par exemple, ne peut penser - même s'il ne croit pas que ce qu'il pense soit dans la réalité -, tout au moins la chose que voici: si quelque chose qui a commencement et fin est un bien, le bien qui ne cesse pas, quoiqu'il commence, est un bien beaucoup meilleur; et de même que, celui-ci est meilleur que celui-là, celui qui n'a ni fin ni commencement, même s'il transite toujours du passé vers le futur à travers le présent est meilleur que ce dernier; et de très loin meilleur est que ce dernier celui qui n'a nullement besoin ni n'est nullement contraint d'être changé ou mû, qu'il y ait ou non dans la réalité quelque chose de cette sorte? Ne peut-on pas le penser ou peut-on penser quelque chose de plus grand que cela? Ou ce n'est pas bien cela qui permet de conjecturer 'ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' à partir des biens par rapport auxquels plus grand peut être pensé? Il y a donc moyen de conjecturer . Et l'on peut ainsi facilement réfuter l'insensé qui n'admet pas l'autorité sacrée, s'il nie qu'on puisse conjecturer à partir d'autres choses . Mais si c'est un catholique qui le nie, qu'il se rappelle que les (perfections) .
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Responsio, c. 9, I, p. 138,4-27
Mais même s'il était vrai que cela même 'par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé' ne puisse être pensé ou compris, il ne serait tout de même pas faux (de dire) qu'on puisse penser et comprendre . En effet, comme rien n'empêche de dire , bien qu'on ne puisse pas dire cela même qu'on appelle et comme on peut penser , bien qu'on ne puisse pas penser ce qu'il convient d'appeler 'non pensable': ainsi, lorsqu'on dit: , on peut penser et comprendre sans aucun doute ce que l'on entend, même si la chose elle-même 'par rapport à laquelle plus grande ne peut être pensée' ne peut être pensée ou comprise. Car, même si quelqu'un est tellement insensé qu'il dise que quelque chose 'par rapport auquel plus grand ne peut être pensé' n'est pas, il ne sera toutefois pas impudent au point de dire qu'il ne peut pas comprendre ou penser ce qu'il dit. Ou bien, s'il se trouve un tel, non seulement il faut rejeter son discours, mais il faut même le conspuer. Quiconque nie donc qu'il y ait 'quelque chose par rapport auquel plus grand ne peut être pensé', comprend et pense en tout cas la négation qu'il fait. Cette négation, il ne peut la penser ou la comprendre sans ses parties. Or l'une de ses parties est: quo maius cogitari non potest (par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé). Ainsi, quiconque le nie, comprend et pense. Or il est évident que de la même manière on peut penser et comprendre. Mais celui qui le pense pense plus grand que celui qui pense ce qui peut ne pas être. Par conséquent, lorsqu'on pense , si l'on pense qu'il peut ne pas être, on ne pense pas. Or, on ne peut pas en même temps penser et ne pas penser la même chose. C'est pourquoi celui qui pense ne pense pas ce qui peut ne pas être, mais ce qui ne peut pas ne pas être. C'est pourquoi il est nécessaire que soit ce qu'il pense car tout ce qui peut ne pas être n'est pas ce qu'il pense.
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Responsio, c. X Schmitt I p. 138,28-139,8
Je pense que j'ai montré avoir prouvé dans l'opuscule précité, non pas par des raisons faibles, mais par une argumentation suffisamment nécessaire, qu'existe en réalité quelque chose par rapport à quoi plus grand ne peut être pensée et que cette argumentation n'a pas été infirmée par la force d'aucune objection. En effet, la signification de cette preuve recèle en elle même une telle force que l'existence réelle de ce même (objet) est démontrée d'une manière nécessaire par le fait même que l'on comprend ou conçoit ce que l'on dit, et en même temps qu'il est tout ce qu'il faut croire de la substance divine. En effet, nous croyons de la substance divine tout ce dont on peut penser, d'une manière absolue, qu'il vaut mieux être que ne pas être. Par exemple, il vaut mieux être éternel que non éternel, bon que non bon, être enfin la bonté elle-même que ne pas l'être. Or, rien de tout ceci ne peut ne pas être [c'est-à-dire 'tout ceci doit être nécessairement] (ce) par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé. Il est donc nécessaire que (ce) par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé soit tout ce que l'on doit croire de la substance divine.
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, De Veritate, c. 2, I, p. 177,5-180,4.
M. Cherchons d`abord ce qu'est la vérité dans l'énonciation, puisque c'est celle-ci que nous disons plus souvent vraie ou fausse..
D. Cherche toi-même et, tout ce que tu trouveras, je le conserverai.
M. Quand l'énonciation est-elle vraie ?
D. Quand ce qu'elle énonce est, soit en affirmant soit en niant . Je dis en effet: , même quand elle nie que soit ce qui n'est pas, étant donné qu'elle énonce comme la chose est.
M. Ne te semble-t-il pas que la chose énoncée soit la vérité de l'énonciation ?
D. Non.
M. Pour quelle raison?
D. Parce que rien n'est vrai sinon en participant à la vérité, c'est pourquoi la vérité du vrai est dans ce même vrai, alors que la chose énoncée n'est pas dans l'énonciation vraie. D'où il ne faut pas dire 'sa vérité', mais 'la cause de sa vérité'. C'est pourquoi ce n'est que dans le discours même qu'il faut, me semble-t-il, chercher sa vérité.
M. Regarde si c'est le discours même, ou sa signification, ou l'un des (éléments) qui se trouvent dans la définition de l'énonciation que tu cherches.
D. Je ne crois pas.
M. Pourquoi?
D. Parce que si c'était le cas, (le discours) serait toujours vrai, puisque tous les (éléments) de la définition de l'énonciation demeurent identiques aussi bien quand est ce qu'il énonce que quand n'est pas. En effet le même est le discours, la même la signification et de même (pour) le reste.
M. Que te semble là la vérité ?
D. Je ne sais rien d'autre si ce n'est que, quand (le discours) signifie être ce qui est, alors la vérité est en lui et il est vrai.
M. En vue de quoi l'affirmation a-t-elle été faite?
D. Pour signifier être ce qui est.
M. Elle doit donc le faire.
D. C'est certain.
M. Quand elle signifie donc être ce qui est, elle signifie ce qu'elle doit.
D. C'est évident.
M. Mais, quand elle signifie ce qu'elle doit, elle signifie conformément à la règle (recte).
D. C'est ainsi.
M. Or, quand elle signifie conformément à la règle, la signification est juste.
D. Il n'y a pas de doute.
M. Quand elle signifie donc être ce qui est, la signification est juste.
D. Cela s'ensuit.
M. De même, quand elle signifie être ce qui est, la signification est vraie.
D. Elle est vraiment conforme à la règle et vraie quand elle signifie être ce qui est.
M. C'est donc la même chose pour elle d'être conforme à la règle et d'être vraie c'est-à-dire de signifier être ce qui est.
D. Vraiment la même chose.
M. La vérité n'est donc pas pour elle autre chose que la rectitude.
D. Je vois maintenant clairement que cette vérité est rectitude.
M. Il en est de même quand l'énonciation signifie n'être pas ce qui n'est pas.
D. Je vois ce que tu dis. Mais apprends-moi ce que je pourrais répondre à qui me dirait: même quand le discours signifie être ce qui n'est pas, il signifie ce qu'il doit. Car il a accepté également de signifier être ce qui est et ce qui n'est pas. En effet, s'il n'avait pas accepté de signifier être même ce qui n'est pas, ce n'est pas cela qu'il signifierait. C'est pourquoi même quand il signifie être ce qui n'est pas, il signifie ce qu'il doit. Or, si c'est en signifiant ce qu'il doit qu'il est conforme à la règle et vrai, ainsi que tu l'as montré, le discours est vrai même quand il énonce être ce qui n'est pas.
M. On n'a certes pas l'habitude d'appeler vrai un discours quand il signifie être ce qui n'est pas; il a pourtant la vérité et la rectitude parce qu'il fait ce qu'il doit. En revanche, quand il signifie être ce qui est, il fait doublement ce qu'il doit, puisqu'il signifie à la fois ce qu'il a accepté de signifier et ce en vue de quoi il a été fait. Cependant, c'est selon la rectitude&emdash;et la vérité&emdash;par laquelle elle signifie être ce qui est, qu'on a l'habitude de dire que l'énonciation est conforme à la règle&emdash;et vraie&emdash;, non pas selon la (rectitude&emdash;et la vérité&emdash;) par laquelle elle signifie aussi être ce qui n'est pas. Elle doit plus, en effet, ce pour quoi elle a accepté la signification que (ce) pour quoi elle ne l'a pas acceptée. Car elle n'a pas accepté de signifier qu'une chose est lorsqu'elle n'est pas, ou qu'elle n'est pas lorsqu'elle est, sinon parce qu'il fut alors impossible de lui donner de signifier seulement être quand la chose est, ou n'être pas quand elle n'est pas. Autre chose est donc la rectitude&emdash;et la vérité&emdash;de l'énonciation qui signifie ce pour la signification duquel elle a été faite, et autre chose quand elle signifie ce qu'elle a accepté de signifier. Pour le discours, celle-ci est assurément immuable, celle-là au contraire changeante. Il a toujours la seconde, mais pas toujours la première. Car tandis qu'il a la seconde par nature, la première accidentellement et selon l'usage. En effet, lorsque je dis: 'il fait jour' pour signifier être ce qui est, j'utilise d'une manière juste la signification de ce discours puisque il a été fait pour cela et, pour cette raison, on dit alors qu'il signifie conformément à la règle. Mais, lorsque je signifie par le même discours être ce qui n'est pas, je ne l'utilise pas conformément à la règle, puisque ce n'est pas pour cela qu'il a été fait; et alors on dit que sa signification n'est pas conforme à la règle. Toutefois, dans certaines énonciations, ces deux rectitudes&emdash;ou vérités&emdash;sont inséparables, par exemple lorsque nous disons: 'l'homme est (un) animal', ou: 'l'homme n'est pas (une) pierre.' Car, cette affirmation signifie toujours être ce qui est, et cette négation (signifie toujours) n'être pas ce qui n'est pas; nous ne pouvons pas du tout utiliser la première pour signifier être ce qui n'est pas&emdash;l'homme est toujours (un) animal&emdash;pas plus que la seconde pour signifier n'être pas ce qui est, puisque l'homme n'est jamais (une) pierre. Nous avons commencé donc notre recherche au sujet de la vérité propre au discours selon que l'on s'en sert conformément à la règle, étant donné que c'est selon cette vérité que le discours est jugé vrai selon l'usage commun du langage. De l'autre vérité que le discours ne peut pas ne pas avoir, nous parlerons plus tard.
D. Reviens donc à ce que tu as commencé, puisque tu m'as suffisamment distingué les deux vérités du discours; si toutefois tu montres (plus tard) que le discours a, comme tu le dis, une certaine vérité quand il ment.
M. Sur la vérité de la signification par laquelle nous avons commencé, que ces (propos) suffisent en attendant. Car la même raison de vérité que nous avons perçue dans la proposition d'un mot doit être considérée dans tous les signes qu'on utilise pour signifier que quelque chose est ou n'est pas, ainsi par exemple les écrits ou le langage des doigts.
D. Passe donc aux autres (questions).»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, De Veritate, c. 13, I, p. 196,27-199,29.
«M. Puisque nous parlons de la rectitude perceptible par le seul esprit (de rectitudine mente sola perceptibili), revenons à la rectitude ou vérité, - ces deux noms par lesquels nous signifions une seule chose qui est le genre de la justice - et cherchons si la vérité est une et seule dans toutes ces choses dans lesquelles nous disons qu'est la vérité, ou si les vérités sont aussi nombreuses que les choses dans lesquelles la présence de la vérité est établie.
D. Je veux bien le savoir.
M. Il est évident qu'en toute chose où elle est, la vérité n'est pas autre chose que la rectitude.
D. Je n'en doute plus.
M. S'il existe plusieurs vérités du fait qu'il existe plusieurs choses, il existe aussi plusieurs rectitudes.
D. Cela, aussi, n'est pas moins certain.
M. Si, selon la diversité des choses, il est nécessaire qu'il y ait diverses rectitudes, c`est assurément d`après les choses elles-mêmes que ces mêmes rectitudes ont leur être; et de même que varient les choses mêmes dans lesquelles elles sont, de même il est nécessaire que les rectitudes soient variées aussi.
D. Montre dans un cas où nous affirmons l'existence de la rectitude ce que je dois comprendre dans les autres.
M. Je dis: si la rectitude de la signification est autre que la rectitude de la volonté simplement parce qu'elle est dans la signification tandis que l'autre dans la volonté, la rectitude a son être en raison de la signification et change selon elle.
D. C'est vrai. Quand on signifie être ce qui est, ou n'être pas ce qui n'est pas, la signification est conforme à la règle et il est évident qu'il y a une rectitude sans laquelle la signification ne peut être juste. Mais, si l`on signifie être ce qui n`est pas, ou n'être pas ce qui est, ou bien si l'on ne signifie absolument rien, il n'y aura nulle rectitude de la signification, puisqu'elle n'est que dans la signification. C'est pourquoi c'est par la signification que la rectitude en question existe et change, de même que la couleur a son être ou son non-être par le corps. En effet, s'il existe un corps, il est nécessaire qu'il ait une couleur, et si le corps périt, il est impossible que sa couleur demeure.
M. La couleur n'a pas la même relation au corps que la rectitude à la signification.
D. Montre la différence.
M. Si personne ne veut signifier par signe ce qu'il faut signifier, y aura-t-il jamais une signification par signes ?
D. Aucune.
M. Est-ce pour cela que ne sera pas juste que soit signifié ce qui doit être signifié ?
D. Ce n'est pas pour cela qu'il sera moins juste ou que la rectitude l'exigera moins.
M. Par conséquent, si la signification n'existe pas, la rectitude ne périt pas par laquelle il est juste et par laquelle il est exigé que soit signifié ce qui doit être signifié
D. Si elle disparaissait, ce ne serait plus juste et elle-même ne l'exigerait plus.
M. Penses-tu que, lorsqu'est signifié ce qui doit être signifié, la signification est alors juste en raison de cette même rectitude et selon elle ?
D. Bien mieux, je ne peux penser autrement. Car, si la signification est juste par une autre rectitude, après sa disparition rien n'empêche la signification d'être juste. Mais aucune signification n'est juste en signifiant ce qu'il n'est pas juste d'être signifié, ou ce que n'exige pas la rectitude.
M. Aucune signification n'est donc juste par une autre rectitude que celle qui demeure quand périt la signification.
D. C'est évident.
M. Ne vois-tu donc pas: ce n'est pas comme si elle commençait d'être au moment où est signifié être ce qui est, ou n'être pas ce qui n'est pas que la rectitude est dans la signification, mais parce qu'alors la signification se fait d'après la rectitude qui est toujours; et ce n'est pas parce qu'elle périrait quand la signification n'est pas comme elle doit (être) ou quand il n'y a nulle signification qu'elle est dépourvue de signification , mais parce qu'alors la signification manque par rapport à la rectitude qui ne défaille pas ?
D. Je le vois si bien que je ne peux pas ne pas le voir.
M. La rectitude par laquelle la signification est appelée juste, n'a donc pas (son) être ou quelque mouvement par la signification, de quelque manière que celle-ci se meuve.
D. Rien de plus clair à l'instant pour moi.
M. Peux-tu prouver que la couleur se rapporte au corps de la même manière que la rectitude par rapport à la signification ?
D. Je suis plus prêt maintenant à prouver que c'est de manière très dissemblable.
M. J'estime que tu sais déjà ce qu'il faut penser de la volonté et de sa rectitude, et des autres choses qui sont redevables de rectitude.
D. Je vois parfaitement que cette même raison prouve que la rectitude demeure immuable de quelle que manière que soient ces choses.
M. Que te semble-t-il s'ensuivre pour ces même rectitudes? Diffèrent-elles l'une de l'autre, ou bien la rectitude de toutes chose est-elle une seule et même?
D. Je l'ai concédé plus haut: s'il y a plusieurs rectitudes étant donné qu'il y a plusieurs choses dans lesquelles on les considère, il est nécessaire qu'elles existent et varient d'après les choses elles-mêmes; que cela n'arrive d'aucune manière, nous l'avons démontré. C'est pourquoi il n'y a pas plusieurs rectitudes du fait qu'il y a plusieurs choses dans lesquelles elles sont.
M. As-tu une autre raison, hormis la pluralité même des choses, pourquoi elles te semblent être plusieurs ?
D. comme je sais que celle-ci est nulle, je considère qu'aucune autre ne peut être trouvée.
M. Une et la même est donc la droiture de toutes choses.
D. Je suis obligé de l'avouer.
M. Bien plus: si la rectitude n'existe pas dans ces choses qui doivent la rectitude que lorsqu'elles sont selon ce qu'elles doivent, et que c'est par cela seulement qu'elles sont conformes à la règle, il est manifeste qu'il y a une seule droiture de toutes ces choses.
D. On ne peut pas le nier.
M. Une est donc la vérité en toutes ces (choses).
D. Et il est impossible de le nier. Explique-moi tout de même pourquoi nous disons , comme pour distinguer des différences des vérités, si elles ne prennent aucune diversité dans ces mêmes choses ? Car beaucoup admettront à peine qu'il n'y ait aucune différence entre la vérité de la volonté et celle qui est dite de l'action, ou de quelque autre (chose).
M. C'est d'une manière impropre qu'on la dit (vérité) , parce qu'elle n'a pas son être dans ou de ou par ces mêmes choses où on dit qu'elle est. Mais, quand ces choses sont selon elle qui est toujours présente aux (choses) qui sont comme elles doivent (être), on dit alors: , par exemple, la vérité de la volonté, de l'action, de même qu'on dit , bien que le temps soit unique et identique pour tout ce qui est simultanément dans le même temps; et si telle ou telle chose n'était pas, le temps n'en serait pas moins le même. Ce n'est pas comme si le temps était dans les choses mêmes qu'on dit , mais parce que les choses elles-mêmes sont dans le temps. Et, de même que le temps, considéré en lui même, n'est pas dit , sauf quand nous considérons les choses qui sont en lui, de même la vérité suprême subsistant par soi n'est (la vérité) d'aucune chose; mais lorsque quelque chose est selon elle, alors nous disons qu'Elle est la vérité ou la rectitude de cette (chose).»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, De Libertate arbitrii, c. 9, I, p. 221,17-32.
«M. Tu vois donc que rien n'est plus libre que la volonté droite qu'aucune force étrangère ne peut priver de sa rectitude. En effet, si nous disons: lorsqu'elle veut mentir pour ne pas perdre la vie ou la santé, elle est contrainte d'abandonner la vérité par la peur de la mort ou par les tortures, ce n'est pas vrai. Elle n'est pas contrainte de vouloir la vie plus que la vérité mais, étant donné qu'elle est empêchée par une force étrangère de garder l'une et l'autre à la fois, elle choisit elle-même ce qu'elle préfère: spontanément en tout cas et non pas malgré elle, bien qu'elle soit posée dans la nécessité d'abandonner l'une des deux non pas spontanément mais malgré elle. En effet, elle n'est pas moins forte pour vouloir la vérité que pour vouloir la santé, mais elle veut avec plus de force la santé. Car, si elle voyait présente la gloire éternelle qu'elle obtiendrait aussitôt après avoir gardé la vérité, et les tourments de l'enfer auxquels elle serait livrée sans délai après le mensonge, nul doute qu'on la verrait bientôt avoir suffisamment de forces pour conserver la vérité.
D. Cela semble évident, puisqu'elle ferait preuve de forces plus grandes pour vouloir le salut éternel pour lui-même, et la vérité pour la récompense, que pour garder la santé temporelle.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, De Libertate arbitrii, c. 10, I, p. 222,2-23.
«M. La nature raisonnable a donc toujours le libre arbitre, puisqu'elle a toujours le pouvoir de garder la rectitude de volonté pour elle-même, quoique ce soit parfois avec difficulté. Mais, quand la volonté libre abandonne la rectitude par suite de la difficulté de la garder, elle sert ensuite, assurément, le péché par l'impossibilité de la reprendre par elle-même. Ainsi devient-elle 'souffle qui s'en va et ne revient pas', car ' (celui) qui fait le péché est esclave du péché'. En effet, de même qu'aucune volonté n'a pu, avant même de l'avoir, prendre la rectitude sans que Dieu la donne, de même, quand elle abandonne la rectitude reçue, elle ne peut la reprendre sans que Dieu la lui rende. Je trouve plus grand le miracle par lequel Dieu rend à la volonté la rectitude abandonnée, que celui par lequel Il rend à un mort la vie perdue. Le corps, en effet, en mourant par nécessité ne pèche pas au point de ne jamais reprendre la vie; mais la volonté qui abandonne d'elle-même la rectitude mérite d'en manquer toujours. Et, si quelqu'un se donne la mort d'une manière spontanée, il ne se prive pas de ce qu'il n'avait jamais à perdre: mais celui qui abandonne la rectitude de la volonté rejette ce qu'il avait à garder toujours comme un dû.
D. Je vois combien est vrai ce que tu dis de l'esclavage, par lequel se fait esclave du péché celui qui fait le péché, et de l'impossibilité de reprendre la rectitude abandonnée, à moins qu'elle ne soit restituée par Celui qui l'avait auparavant donnée; et tous ceux qui ont reçu la rectitude doivent sans relâche veiller avec circonspection à ce qu'ils la gardent toujours.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. I, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, De Libertate arbitrii, c. 13, I, p. 225,1-32.
«D. Il y a un point concernant (!a définition de la liberté) qui me trouble encore quelque peu. En effet, nous avons souvent le pouvoir de garder quelque chose et cependant ce pouvoir n'est pas libre au point de ne pas pouvoir être empêché par une force étrangère. C'est pourquoi, quand tu dis que la liberté d'arbitre est le pouvoir de garder la rectitude de volonté pour la rectitude elle-même, regarde s'il ne faut pas peut-être ajouter quelque chose qui indiquerait que ce pouvoir est si libre qu'il ne peut être dépassé par aucune force.
M. Si le pouvoir de garder la rectitude de volonté pour la rectitude elle-même pouvait parfois être trouvé sans cette liberté que nous avons examinée soigneusement, il conviendrait d'ajouter ce que tu dis. Mais comme ladite définition est si parfaite selon le genre et les différences qu'elle ne contient ni moins ni plus que cette liberté que nous cherchons, on ne peut rien reconnaître qui doive lui être ajouté ou lui être enlevé. est en effet le genre de la liberté. Et ce qui est ajouté: la distingue de tout pouvoir qui n'est pas , comme le pouvoir de rire ou de se promener. En ajoutant , nous l'avons isolée du pouvoir de garder de l'or et tout ce qui n'est pas la rectitude. Par l'adjonction: , elle est distinguée du pouvoir de garder la rectitude d'autres choses, comme celle de la verge ou de l'opinion. Et, par là même qu'il est dit: , elle est distinguée du pouvoir de garder la rectitude de la volonté pour autre chose, comme lorsqu'elle est gardée pour de l'argent ou d'une manière naturelle. Le chien garde en effet la rectitude de la volonté d'une manière naturelle quand il aime ses chiots ou son maître qui lui fait du bien. Etant donné donc qu'il n'y a rien dans cette définition, qui ne soit nécessaire pour établir la liberté d'arbitre de la volonté raisonnable et exclure les autres (choses), et qu'elle y est suffisamment inclue et les autres (choses) exclues, telle qu'elle est notre définition n'est assurément ni redondante ni déficiente. Est-ce bien ton avis ?
D. Elle me semble en tout cas parfaite.
M. Dis-moi donc si tu veux savoir davantage au sujet de cette liberté en raison de laquelle est imputé à qui la possède tout ce qu'il fait de bien ou de mal. Elle seule fait actuellement l'objet de notre entretien.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. II, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Ep. de Incarnatione Verbi (II), c.1, II, p. 6,5-10-16.
«Mais, avant de disserter sur la question, je mettrai quelque chose en avant pour réprimer la présomption de ceux qui, par une témérité impie, osent disputer contre l'un des (points) que confesse la foi chrétienne du fait qu'ils ne peuvent le saisir par l'intelligence et préfèrent prétendre, avec un orgueil insensé, que ce qu'ils ne peuvent pas comprendre ne peut exister en aucune manière, au lieu de reconnaître, avec une humble sagesse, qu'il peut y avoir beaucoup de choses qu'eux-mêmes ne sont pas capables de comprendre. Aucun chrétien, assurément, ne doit discuter (la question de savoir) comment ne serait pas ce que l'Eglise catholique croit de coeur et confesse de bouche; mais, en tenant toujours la même foi - sans avoir le moindre doute -, en aimant et en vivant selon elle, (il doit) chercher humblement, autant qu'il le peut, la raison (qui montre) comment c'est. S'il est capable de comprendre, qu'il rende grâces à Dieu; s'il n'est pas capable, qu'il ne donne pas de la corne pour faire du vent, mais qu'il abaisse la tête pour vénérer.
Se fiant à soi-même, la sagesse humaine peut plus vite s'arracher les cornes en frappant contre cette pierre que de la faire rouler en s'appuyant sur elle. En effet, certains gens, quand ils commencent (leurs études), ont l'habitude de faire pousser pour ainsi dire des cornes d'une science se fiant à elle-même ne sachant pas que, quelqu'un s'estime savoir quelque chose, il ne connaît pas encore comment il lui fait savoir (et) avant d'avoir des ailes spirituelles grâce à la solidité de (leur) foi, ils osent s'élever jusqu'aux questions sublimes de la foi. D'où il arrive qu'en s'efforçant de monter, par ordre inverti, d'abord par l'intelligence, vers ce qui exige d'abord l'échelle de la foi &emdash;ainsi qu'il est écrit: vous ne croyez pas, vous n'aurez pas l'intelligence&emdash;, ils soient forcés de tomber, par défaut d'intelligence, dans des erreurs de toutes sortes. Car il est notoire que n'ont pas la fermeté de la foi ceux qui, n'étant pas capables de comprendre ce qu'ils croient, disputent contre la vérité de cette même foi confirmée par les saints Pères. Comme si des chauve-souris et des chouettes, ne voyant le ciel que dans la nuit, discutaient des rayons du soleil de midi contre des aigles qui regardent le soleil lui-même avec une vision non-réfléchie.
Il faut donc d'abord purifier le coeur par la foi, ainsi qu'il est dit de Dieu: 'Il a purifié leur coeur par la foi'; et il faut d'abord illuminer les yeux par l'observation des commandements du Seigneur, parce que: 'Le commandement du Seigneur est limpide, lumière des yeux'. D'abord nous devons devenir tout petits par l'humble obéissance aux témoignages de Dieu afin d'apprendre la sagesse que donne 'le témoignage fidèle du Seigneur qui procure la sagesse aux tout-petits'; d'où (cette parole du) Seigneur: 'Je te confesse, Père, Seigneur du ciel et de la terre, car Tu as caché cela aux sages et aux prudents, et Tu l'as révélé aux tout petits'. Avant de discuter, en les tranchant, les questions sublimes de la foi, vivons d'abord selon l'esprit, mettant au second plan ce qui relève de la chair. Car celui qui vit selon la chair est charnel et animal; c'est de lui qu'il est dit: 'L'homme animal ne perçoit pas ce qui relève de l'esprit de Dieu'; mais celui qui 'mortifie par l'esprit les (oeuvres) de la chair' est rendu spirituel; on lit de lui: 'L'homme spirituel juge de tout, et lui-même n'est jugé par personne'. Il est vrai, en effet, que plus nous sommes nourris d'une manière abondante par l'Écriture sainte, (à partir) de ce qui repaît par l'obéissance, plus nous sommes conduits d'une manière subtile vers ce qui rassasie par l'intelligence. C'est en vain, assurément, qu'il s'efforce de dire: 'au-dessus de tous ceux qui m'enseignent, j'ai compris' celui qui n'ose pas dire publiquement: 'parce que tes témoignages sont ma méditation'. Et c'est de façon mensongère que prononce 'au-dessus des vieillards, j'ai eu l'intelligence', celui à qui n'est pas familier ce qui suit: 'parce que j'ai cherché tes commandements'.. Rien d'étonnant à cela même que je dis: celui qui n'aura pas cru, ne comprendra pas. Car celui qui n'aura pas cru, n'aura pas l'expérience; et celui qui n'aura pas l'expérience, ne connaîtra pas. En effet, autant l'expérience surpasse l'audition de la chose, autant la science de qui a l'expérience l'emporte sur la connaissance de celui qui entend.
Et non seulement l'esprit (mens) est empêché, sans la foi ni l'obéissance aux commandements de Dieu, de monter vers l'intelligence des choses plus élevées, mais parfois aussi l'intelligence donnée est retirée, et la foi elle-même est ruinée si l'on néglige la bonne conscience. L'Apôtre, en effet, dit de certains: 'Alors qu'ils avaient connu Dieu, ils ne Lui ont rendu comme à (un) Dieu ni gloire ni grâce, mais ils se sont perdus dans leurs pensées et leur coeur insensé s'est obscurci.' Et, lorsqu'il recommandait à Timothée de mener 'le bon combat', il dit: 'en ayant la foi et une conscience bonne (car) pour s'en être affranchis, certains ont fait naufrage dans la foi'. Que personne, donc, ne s'enfonce dans le maquis des questions divines, sans avoir acquis au préalable la gravité des moeurs et de la sagesse dans la solidité de la foi, de peur qu'en parcourant, avec une légèreté imprudente, les multiples détours des sophismes, il ne soit piégé par quelque fausseté tenace.
Puisqu'on doit rappeler à tout le monde d'accéder avec la plus (grande) précaution aux questions de la page sacrée, assurément, ces dialecticiens de notre temps - ou plutôt ces hérétiques de la dialectique qui pensent que les substances universelles ne sont qu'un souffle de voix et qui ne sont pas capables de comprendre que la couleur est autre que le corps, ni que la sagesse de l'homme autre que (son) âme -, doivent être absolument écartés de la dispute des questions spirituelles. En leur âme, de fait, la raison, qui doit aussi bien dominer que juger toutes les choses qui sont en l'homme, est si enveloppée dans les images corporelles qu'elle ne peut s'en dégager, et n'est pas à même de distinguer d'elles ce qu'elle-même, seule et pure, doit contempler. En effet, celui qui ne comprend pas encore comment plusieurs hommes appartenant à la même espèce sont un homme, de quelle manière comprendra-t-il comment plusieurs personnes, dont chacune prise à part est Dieu parfait, sont un Dieu, en cette nature (divine) très secrète et très haute? Et celui dont l'esprit est (trop) obscur pour discerner son cheval et sa couleur, comment fera-t-il la distinction entre le Dieu-un et ses plusieurs relations? Enfin, celui qui ne peut comprendre (autre) chose dans l'homme que l'individu, ne comprendra nullement l'homme sinon comme personne humaine. Car tout homme individuel est personne. Comment donc celui-là comprendra-t-il que c'est l'homme, non la personne, qui a été assumé par le Verbe, c'est-à-dire une autre nature, non pas une autre personne qui a été assumée?
J'ai dit tout cela pour que personne n'ose discuter, avant d'en être capable, les questions sublimes de la foi; ou, s'il l'ose, pour que nulle difficulté ou impossibilité de comprendre ne puisse le détacher de la vérité à laquelle il a adhéré par la foi.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. II, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Cur Deus Homo, I, c. 2-3, II, p. 50,2-51,12
Puisque je vois ton insistance intraitable, et celle de ceux qui, avec toi, me demandent cet (ouvrage) au nom de la charité et par souci religieux, je tenterai, selon mes possibilités, avec l'aide de Dieu et de vos prières&emdash;celles qu'à ma demande vous m'avez souvent promises quand vous réclamiez cet (ouvrage)&emdash;, non point tant de montrer ce que vous cherchez que de chercher avec toi; mais (en faisant) ce pacte selon lequel je veux que tout ce que je dis soit reçu: si je dis quelque chose que ne confirme pas une autorité plus grande, et bien qu'il me semble la prouver par raison, qu'on ne la reçoive pas avec une autre certitude que (celle-ci): c'est ainsi qu'il me semble provisoirement jusqu'à ce que Dieu m'(accorde) d'une certaine façon meilleure révélation. Et, si j'ai pu quelque peu satisfaire à ta question, il devra être certain qu'un plus sage que moi pourra le faire plus pleinement. Bien plus il faut savoir, quoi que puisse dire l'homme sur une chose si grande, que des raisons plus hautes (demeurent) encore cachées.
B. Supporte que j'utilise des paroles des infidèles. Il est équitable, en effet, si nous nous efforçons de rechercher la raison de notre foi, que je montre les objections de ceux qui ne veulent d'aucune manière accéder sans raison à cette même foi. Car, bien qu'ils cherchent la raison du fait qu'ils ne croient pas, nous, au contraire, parce que nous croyons, une et identique est pourtant (la chose) que nous cherchons. Et, si tu réponds quelque chose à quoi l'autorité sacrée semble faire obstacle, qu'il me soit permis de l'opposer jusqu'à ce que tu auras montré comment elle n'y fait point obstacle.
A. Dis ce qui te semble.
B. En se moquant de notre simplicité, les infidèles nous reprochent que nous injurions et outrageons Dieu quand nous affirmons qu'Il est descendu dans le sein d'une femme, qu'Il est né d'une femme, qu'Il a grandi en étant nourri de lait et d'aliments humains, et&emdash;pour taire beaucoup d'autres choses qui ne semblent pas convenir à Dieu&emdash;qu'Il a supporté la fatigue, la faim, la soif, les coups de fouet et la mort en croix entre les larrons.
A. Nous ne faisons à Dieu aucune injustice ni aucun outrage, mais, rendant grâces de tout coeur, nous louons et proclamons l'ineffable profondeur de sa miséricorde, car, plus la manière est admirable dont Il nous a rétablis, contre toute attente, de maux si grands et si mérités dans lesquels nous étions vers les biens si grands et si indus que nous avions perdus, plus Il a montré à notre égard une grande dilection et bienveillance. Si (les infidèles) réfléchissaient sérieusement sur la manière si convenable dont fut administrée la restauration de l'homme, ils ne se moqueraient pas de notre simplicité, mais ils loueraient avec nous la sage bienveillance de Dieu. En effet, comme la mort est entrée dans le genre humain par la désobéissance d'un homme, il fallait que la vie fût rétablie par l'obéissance d'un homme. Et, de même que le péché, qui fut la cause de notre condamnation, eut son commencement d'une femme, de même (il fallait) que l'auteur de notre justice et de notre salut naquît d'une femme. (Il fallait) aussi que le diable, qui avait vaincu l'homme en le persuadant de goûter à l'arbre, fût vaincu par l'homme dans la passion qu'il lui infligea sur l'arbre. Il y a encore beaucoup d'autres choses qui, considérées avec soin, montrent une certaine beauté inénarrable de notre rédemption administrée de cette manière.»
S. ANSELMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt), vol. II, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968, Cur Deus Homo, II, c. 17, II, p. 122,23-126,4.
ANSELME: Nous avons déjà dit que c'est d'une manière impropre qu'on dit que Dieu ne peut pas faire quelque chose ou qu'Il fait quelque chose par nécessité. Le fait est que toute nécessité, toute impossibilité, est soumise à sa volonté; en revanche, sa volonté n'est assujettie à aucune nécessité ou impossibilité. Bien sûr, rien n'est nécessaire ou impossible sinon parce que Lui-même le veut ainsi; mais (dire) que Lui-même veuille ou ne veuille pas quelque chose par nécessité ou par impossibilité, voilà ce qui est étranger à la vérité. Aussi, puisqu'Il fait tout ce qu'Il veut, et rien que ce qu'Il veut, tout comme nulle nécessité ou impossibilité ne précède son vouloir ou son non-vouloir, (il en est) de même quant à son faire ou son non-faire, bien qu'Il veuille d'une façon immuable beaucoup de choses et qu'Il les fasse. Et, de même, quand Dieu fait quelque chose, une fois que c'est fait, désormais il ne peut pas ne pas être fait, mais il est toujours vrai qu'il a été fait; il n'est cependant pas correct de dire qu'il est impossible à Dieu de faire que ce qui est passé ne soit pas passé &emdash;car ici ni la nécessité de ne pas faire ni l'impossibilité de faire ne sont en cause, mais la seule volonté de Dieu qui, étant lui-même la Vérité, veut que la Vérité, telle qu'elle est, soit toujours immuable&emdash;; de même, si Dieu propose de faire quelque chose de manière immuable, et bien que ce qu'Il propose, avant d'être produit, ne puisse pas ne pas se produire dans l'avenir, il n'y a cependant en Lui, ni nécessité de faire ni impossibilité de ne pas faire parce que seule la volonté oeuvre en Lui. Car, chaque fois qu'on dit que Dieu ne peut pas, on ne nie en Lui (l'existence d') aucun pouvoir, mais on signifie son invincible puissance et force. En effet, on n'entend par là autre chose que rien ne peut avoir pour effet qu'Il fasse ce qu'on nie d'être possible.
De fait, c'est une manière de parler fort usitée de dire que quelque chose 'peut', non pas comme s'il y avait un pouvoir dans cette chose, mais dans une autre chose, et 'ne peut pas', non pas comme s'il y avait une impuissance dans cette chose, mais dans une autre chose. Ainsi nous disons: 'cet homme-ci peut être vaincu', au lieu de (dire): 'quelqu'un peut le vaincre'; et: 'celui-là ne peut pas être vaincu', au lieu de (dire): 'personne ne peut le vaincre'. Car pouvoir être vaincu n'est pas un pouvoir mais une impuissance; pas plus que ne pas pouvoir être vaincu n'est pas une impuissance, mais un pouvoir. Nous n'affirmons pas non plus que Dieu fait par nécessité quelque chose, comme s'il y avait en Lui quelque nécessité, mais parce que (la nécessité) est dans un autre, ainsi que je l'ai expliqué au sujet de l'impuissance quand on dit 'ne pas pouvoir'. En fait, toute nécessité consiste ou bien en une contrainte ou bien en un empêchement; et ces deux nécessités se convertissent mutuellement à la manière des contraires, comme le nécessaire et l'impossible. Car tout ce qui est contraint d'être est empêché de ne pas être, et ce qui est contraint de ne pas être est empêché d'être; de même qu'il est impossible que ne soit pas ce qu'il est nécessaire d'être, il est impossible que soit ce qu'il est nécessaire de ne pas être, et inversement. Cependant, quand nous disons que quelque chose est nécessaire ou n'est pas (nécessaire) en Dieu, il ne faut pas entendre par là qu'il y ait en Lui nécessité contraignante ou entravante, mais cela signifie qu'en toutes les autres choses il y a une nécessité qui les empêche de faire et les contraint de ne pas faire contrairement à ce qui est dit de Dieu. En effet, lorsque nous affirmons qu'il est nécessaire que Dieu dise toujours vrai, et qu'il est nécessaire qu'Il ne mente jamais, cela ne veut pas dire autre chose qu'en Lui la constance à garder la Vérité est si grande qu'il est nécessaire qu'aucune chose ne puisse l'amener à ne pas dire la vérité ou à mentir.
Aussi, en affirmant que cet homme - qui, selon l'unité de la personne, comme il a été dit plus haut, est celui même qui est Dieu, le Fils de Dieu - n'a pas pu ne pas mourir, ou vouloir ne pas mourir après être né de la Vierge, cela ne signifie en Lui aucune impuissance à garder - ou à vouloir garder - sa vie immortelle, mais l'immutabilité de la volonté avec laquelle, de plein gré, Il s'est fait homme afin de mourir en persévérant dans cette même volonté, et (signifie) que rien n'a pu changer cette volonté. Ce serait en effet plutôt impuissance que pouvoir, s'Il était à même de vouloir mentir, ou tromper, ou changer une volonté qu'Il voulu auparavant immuable. Prenons quelqu'un qui, de plein gré, se propose de faire du bien et qui, ensuite, avec la même volonté, exécute ce qu'il s'est proposé, bien qu'il puisse être forcé s'il ne veut pas acquitter sa promesse: il ne faut cependant pas dire - ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut - que ce soit par nécessité qu'il fait ce qu'il fait, mais par cette volonté libre avec laquelle il s'est proposé&emdash;on ne doit pas dire, en effet, que quelque chose se fait ou ne se fait pas par nécessité ou par impuissance, quand ni la nécessité ni l'impuissance n'interviennent en aucune façon mais (seulement) la volonté -; si, dis-je, il en est ainsi chez l'homme, à bien plus forte raison il ne faut désigner aucune nécessité ou impuissance en Dieu qui ne fait rien sinon ce qu'Il veut, et dont aucune force n'est capable de contraindre ou d'empêcher la volonté. Car, dans le Christ, la différence des natures et l'unité de la personne avaient cet avantage de permettre à la nature divine de faire ce qui était nécessaire pour la restauration des hommes, mais que la nature humaine ne pouvait pas faire d'une part et, d'autre part, d'accomplir par la nature humaine ce qui ne convenait pas du tout à la nature divine et (de permettre également) que ce ne fût pas telle ou telle personne mais une seule et même personne qui, dans une coexistence parfaite (des deux natures), acquittât par la (nature) humaine ce que celle-ci devait et pût (accomplir) par la (nature) divine ce qui était utile (pour la restauration des hommes). Enfin, la Vierge - qui fut purifiée par la foi pour que (le Christ) pût être assumé à partir d'elle - n'a nullement cru que (le Christ) allait mourir si ce n'est parce qu'Il le voulait, ainsi qu'elle l'avait appris par le prophète qui a dit de Lui: 'Il a été offert parce qu'Il l'a voulu lui-même'. C'est pourquoi, du fait que sa foi fut vraie, il était nécessaire que tout fut réalisé dans le futur comme elle avait cru. Pour cette raison, si l'on dit: 'il était nécessaire qu'Il (le Christ) mourût par sa seule volonté, du fait que la foi ou la prophétie qui précédait (la mort du Christ) étaient vraies', cela revient à dire qu'il était nécessaire que cela se passe ainsi dans l'avenir du fait que cela devait advenir ainsi. Toutefois une telle nécessité ne contraint pas la chose à être, mais c'est l'être de la chose qui fait qu'il y a nécessité.
Il y a, en effet, une nécessité antécédante et qui est la cause (du fait) qu'une chose est; et il y a une nécessité subséquente que produit la chose. Il y a nécessité antécédante et efficiente: (c'est) quand on dit que le ciel tourne, parce qu'il est nécessaire qu'il tourne; il s'agit, par contre, d'une nécessité subséquente qui ne produit rien mais qui se produit: (c'est) quand je dis que tu parles par nécessité du fait que tu parles. Car, lorsque je dis cela, je signifie que rien ne peut faire que pendant que tu parles tu ne parles pas, (et) non pas que quelque chose te contraigne à parler. Car, alors que c'est la violence de la condition naturelle qui contraint le ciel à tourner, (quant à) toi, aucune nécessité ne te fait parler. Partout où il y a nécessité précédente, il y a aussi (nécessité) subséquente, tandis que là où il y a nécessité subséquente, il ne s'ensuit pas qu'il y ait aussi (nécessité) précédente. De fait, nous pouvons dire: il est nécessaire que le ciel tourne, parce qu'il tourne; mais il n'est pas vrai de la même façon que si tu parles, c'est qu'il est nécessaire que tu parles. Cette nécessité subséquente parcourt tous les temps de la manière que voici: tout ce qui fut, il est nécessaire qu'il fût; tout ce qui est, il est nécessaire qu'il soit et qu'il ait été futur; tout ce qui est futur, il est nécessaire qu'il soit futur. C'est bien cette nécessité qui semble détruire l'une ou l'autre (des propositions contraires) quand Aristote traite des propositions singulières et futures et (qui semble) établir que tout est par nécessité. Étant donné que la foi et la prophétie (selon) lesquelles le Christ allait mourir par volonté (libre) et non par nécessité ont été vraies, c'est par une telle nécessité subséquente - et qui ne produit aucun effet - qu'il fut nécessaire qu'il en fût ainsi. C'est par elle qu'Il s'est fait homme, c'est par elle qu'Il a fait et souffert tout ce qu'Il a fait et souffert, c'est par elle qu'Il a voulu tout ce qu'Il a voulu. En effet, si tout cela s'est produit par nécessité c'est que c'était futur; si c'était futur c'est parce que ce fut; et si ce fut c'est parce que ce fut. Et, si tu veux savoir la vraie nécessité de tout ce qu'Il a fait et souffert, sache que tout fut par nécessité parce que Lui-même a voulu. Or, aucune nécessité n'a précédé sa volonté. C'est pourquoi, si (tout cela) ne fut que parce que Lui-même a voulu, s'Il n'avait pas voulu, (tout cela) n'aurait pas été. Ainsi ne Lui a pris son , mais Lui-même l'a donnée et l'a prise , puisqu'il eut le , ainsi qu'Il le dit Lui-même.
BOSON: Tu m'as satisfait (en montrant qu') on ne peut pas prouver qu'Il ait subi la mort en raison de quelque nécessité que ce soit; aussi, je ne regrette pas de m'être montré importun à ton égard pour que tu l'aies fait.»
GISLEBERTI CRISPINI, Disputatio Iudei et Christiani et Anonymi auctoris disputationis Iudei et Christiani continuatio. Ad fidem codicum recensuit prolegomenis notisque instruxit B. Blumenkranz, Ultraiecti-Anverpiae, 1956, p. 45-46; GILBERTUS CRISPINUS, Disputatio Judaei cum Christiano, Migne, PL t. 159, col. 1020-1021:
«Quant à cette absurdité - inventée et inspirée par votre entendement - selon laquelle c'est de la substance de Dieu que (la Vierge) a conçu (le Christ), il n'est permis à aucun fidèle de la dire ou de la penser, étant donnée que (la Vierge) a conçu de Dieu (dans ce sens) qu'elle a conçu par la puissance et la vertu de Dieu, puis qu'elle n'a conçu ni de manière humaine, ni par le sperme d'aucun homme. Car, Celui qui sans le sperme de l'homme a créé le premier homme à partir du néant, a pu créer l'homme-Christ à partir de quelque chose, c'est à dire à partir de la chair de sa mère. Et puisque, ayant été conçu selon l'usage humain, Il n'aurait pas été exempt du péché originel; il n'aurait pas été seul libre parmi les morts, ainsi que le dit le Psalmiste, et Il n'aurait pas été exempt du péché. C'est pourquoi Il devait naître sans péché, c'est-à-dire sans l'union avec homme, à partir d'une vierge. Afin que tout cela soit dit sans préjudice - nous aurons en effet le soin de produire au moment venu les témoignages des Écritures - une suprême nécessité et une suprême raison ont aussi exigé que Dieu devienne homme et que, par le mystère de son humanité, Il nous restitue à la vie. Il est donc devenu homme, non point en cessant d'être ce qu'Il était, mais en assumant ce qu'Il n'était pas. Ce n'est pas par la conversion de la divinité en chair, mais par l'assomption de l'humanité en Dieu que nous disons que Dieu s'est fait homme. Et de même que l'âme raisonnable et la chair sont un homme en raison de l'unité de la personne bien que l'âme et la chair soient d'une nature tout à fait différente - ce n'est pas l'âme qui se convertit en chair ni la chair en âme, mais c'est grâce à la permanence de chacune des deux natures que l'unité de la personne est conservée -, de même, Dieu et l'homme est un (seul) Christ en raison de l'unité de la personne, bien que Dieu ne soit converti en homme pas plus que l'homme en Dieu, mais grâce à la division (distinction?) de la nature de Dieu et de l'homme, l'unité indivise (indivisible?) de la personne de Dieu et de l'homme est conservée et adorée. [En effet, ce n'est pas parce que tout ce qui devient quelque chose de différent de ce qu'il était qu'il cesse d'être ce qu'il était.] Il n'est pas vrai, en effet, que toutes les choses qui deviennent quelque chose de différent de ce qu'elles étaient, cessent d'être ce qu'elles étaient. Car, dans le changement (altération) de certains accidents - comme lorsque l'homme noir devient blanc ou le blanc [devient] noir - après que l'un (des accidents) survient, l'autre ne disparaît pas complètement. Mais quand l'homme devient armé ou désarmé, ou quand le nu devient habillé ou l'habillé devient nu, l'homme qui change ainsi, ne reçoit en lui-même absolument rien, pas plus qu'il ne perd [rien]. Dieu a donc pris l'homme dans l'unité de la personne, par sa bonté innée - et non pas par la nôtre -, par une grande nécessité - non pas la sienne, mais la nôtre -, et pour une grande raison que tu dois approuver, si tu veux admettre ou exclure d'une manière raisonnable tout ce que tu viens d'entendre. Mais on te présentera l'autorité des Écritures interprétée selon un sens exact et d'une telle évidence que tu ne pourras inventer (excogitare) rien qui puisse lui être opposé en sens contraire.»
GILBERTUS CRISPINUS, Disputatio Christiani cum Gentili de fide Christi cf. C. C. J. WEBB, Gilbert Crispin, Abbot of Westminster: Dispute of a Christian with a Heathen touching the Faith of Christ, in Mediaeval and Renaissance Studies, vol. III (1954), p. 60-62.
<L'obéissance à Dieu>
«LE CHRÉTIEN: Quant à ce que tu dis que l'homme doive se référer totalement à Dieu qui l'a fait, l'Ecriture que Dieu nous a donnée affirme: 'Crains - dit-il - Dieu et observe ses commandements, c'est [le devoir] de tout homme'. En effet, l'homme a été fait afin qu'il se réfère à Dieu, qu'il l'aime et qu'il le craigne et qu'il observe ses commandements. Quand l'homme fait tout cela, il se sert de sa raison et il accomplit les causes de sa condition.
LE GENTIL: Une fois pour toutes, sois d'accord avec ce que je viens de dire: je ne reconnais ni vos lois ni vos écrits, je n'accepte pas, non plus, les autorités puisées en eux. Toi non plus, tu n'acceptes pas les miens et, quant à moi, je ne m'appuie pas non plus sur leur autorité. Car, ainsi que vous autres Chrétiens le dites, l'auteur de la Loi de Moïse et de l'Evangile de Jésus Christ est le même. Puis donc que vos écrits et les leurs proviennent du même auteur, vous devriez obéir à leur Loi avec le même assentiment qu'ils devraient obéir eux-mêmes à votre loi. Or, les Juifs n'observent pas la loi des Chrétiens, mais la combattent et les Chrétiens ne respectent pas la loi des Juifs, mais la contestent en prétendant qu'il est inutile de l'observer. A cause de cela, chacun de vous détruit devant nous le témoignage de sa propre loi. Par conséquent, laissant de côté l'autorité de vos Écritures, discutons de plein pied par un discours de même nature.
LE CHRÉTIEN: Laissons donc de côté l'autorité de nos Écritures jusqu'à ce que Dieu nous donne la capacité de plaider comme il faut selon celles-ci. Suivons la raison comme juge et revenons en à ce que nous disions au début. En suivant la raison, nous croyons dans notre coeur et nous confessons par notre bouche qu'il existe un Dieu et qu'il n'y a pas plusieurs dieux. En effet, si nous admettons qu'on puisse attribuer la pluralité à la Divinité, il faut admettre qu'on peut (lui) attribuer une multitude numérique infinie. Mais ce n'est pas possible. Car Dieu est ce par rapport à quoi il n'y a rien de plus grand ni de meilleur et qui est au-dessus de toutes choses. Or, il est impossible qu'il existe plusieurs (choses) dont chacune serait 'ce par rapport à quoi il n'y a rien de plus grand ni de meilleur et qui est au-dessus de toute chose'. Par conséquent Dieu est unique et c'est à Lui seul que la raison te contraint de te référer entièrement, c'est Lui que tu dois aimer et craindre par toutes les forces de ton âme. Vos poètes n'ont-ils pas écrit que 'Dieu prend son nom de la crainte'? Lorsque la crainte de Dieu t'aura envahi et que son amour t'aura possédé, ta volonté sera soumise tout entière à sa volonté et tu observeras ses commandements. Si tu les observes, étant donné que tu agis d'une manière juste, tu auras ta récompense selon la prescription de la justice. Si tu ne veux pas les observer, tu seras puni d'une manière juste étant donné que tu agis d'une manière injuste. Ainsi est-il donc juste que Dieu donne à chacun ce qui lui est dû et que chacun donne à Dieu ce qui Lui est dû.»
«LE GENTIL: Une foule d'objections me viennent à l'esprit contre tout cela. Tu dis: Dieu est unique, le Créateur de l'univers est unique, le Précepteur de la moralité à suivre est unique, en conséquence, sa sanction doit être aussi toujours la même et incommunicable. Or, au sujet (du Précepteur de la moralité), il est souvent question de changements et d''ombre de variation [Jac. I, 17]' et de toute sortes de sanctions des commandements, si tout ce qu'on lit dans ce que vous appelez l'Ancien Testament est vrai. Car, vos Écritures sont à notre disposition, tout comme les nôtres vous sont accessibles. Avec la même autorité que vous lisez les nôtres, [avec la même autorité] nous lisons les vôtres à notre tour. En effet, la vérité et la raison ne peuvent être refusées par personne. [Mais] revenons-en à ce que je disais au début. Dans le livre de vos Psaumes [Ps. 76, 11], vous trouvez écrit ceci: 'C'est le changement de la droite du Très Haut'; et [de fait], dans les récits qu'on lit chez vous, vous prouvez que c'est vrai. En voici la preuve. Selon vous, c'est Dieu qui a donné la loi de Moïse et Il a décrété que cette loi soit observée pour toujours; et voici qu'après un temps considérable, Dieu Lui-même s'est fait homme, ainsi que vous le dites, et il accepta cette loi, Il l'observa toujours et Il la recommanda pour être observée toujours. Nous avons écouté souvent les livres des Évangiles. Dans ces Évangiles, il est écrit que le Christ dit: 'Je ne suis pas venu pour abolir la loi mais pour l'accomplir. En vérité, je vous le dis: pas un «i», pas un point sur l'«i »ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. [Mat. V, 17-18].' Loin d'avoir 'promis' que rien ne sera (observé), Il a décrété que tout s'accomplisse. Or, vous autres Chrétiens, disciples du Christ, vous n'observez pas la loi que le Christ [Lui-même] a observée, bien au contraire, dans vos discussions vous affirmez qu'il ne faut pas observer cette loi, tout en prétendant avec animosité que vous observez toujours la loi. Certes, cette altercation et cette dissension ne nous regardent pas, si ce n'est pour (constater) que 'la droite du Très Haut' change beaucoup en raison de ces changements (de lois), ce qui est tout à fait étranger à l'excellence de Dieu, étant donné que Dieu est toujours le même et qu'Il est totalement immuable. Comme vous le dites, nous sommes certes des Gentils et des païens, étrangers à Dieu; toutefois, tout ce que je viens de dire &emdash; et beaucoup d'autres choses de ce genre &emdash; nous font détourner de votre foi et du culte de votre Dieu.
LE CHRÉTIEN: Puisqu'il n'y a qu'un Dieu, notre Dieu et le vôtre ne sont pas deux dieux, mais un seul Dieu. Nous croyons, nous confessons et nous garantissons par l'affirmation de la vérité que Dieu est unique; vous aussi, vous pensez la même chose que nous, étant donné que la raison elle-même nous montre qu'il est impossible qu'il y ait plusieurs dieux. Supporte, je t'en prie, la lenteur de mon esprit pour qu'il puisse accomplir ta volonté. Laisse-toi pénétrer un peu par la foi; car en cédant à la foi, tu parviendra à la connaissance d'une chose si grande! Même dans les arts libéraux, à ceux qui commencent les études, on ne permet pas de disputer, d'objecter, de réfuter tout de suite tant qu'ils n'ont pas acquis une certaine connaissance de ces [disciplines] afin qu'ils puissent apprendre à mieux questionner et à [mieux] répondre. Dieu est, dis-je, 'ce par rapport à quoi il n'y a rien de meilleur'. Tu l'attestes Toi-même. Il est donc nécessaire que ce que Dieu fait soit tel qu'en son genre il ne puisse y avoir de meilleur. Il a donc fait l'homme capable de pécher et de ne pas pécher. En effet, c'est une plus grande excellence de pouvoir pécher et de ne pas pécher - possédant le libre arbitre qui permet de se déterminer à l'un et à l'autre - que de ne pouvoir faire que l'un des deux. Enfin, c'est le propre d'une essence plus excellente que de pouvoir se servir et de ne pas se servir de la raison. Dans l'un des cas, on se détermine par rapport à tous les deux, tandis que dans l'autre cas, on ne se détermine que par rapport à l'une (des alternatives). Puisque c'est une chose meilleure de se servir de la raison que de ne pas se servir d'elle, c'est à juste titre que l'homme qui pouvait se servir et de ne pas se servir de la raison a mérité le châtiment du fait qu'il a fait ce dont il savait que c'était pire et qu'il n'a pas fait ce dont il savait que c'était meilleur. Quant à ce que tu qualifiais de 'misérable' la condition de l'homme qui n'a pas pu ne pas pécher, [je te réponds ceci] : ce n'est pas parce que l'homme a pu ne pas pécher et a voulu pécher et a péché par l'abus volontaire de la raison que [sa condition est misérable]. En effet, si Dieu, par rapport à qui il n'y a rien de meilleur, ne voulait pas ou ne pouvait pas punir le péché, Il (ne) serait pas meilleur que celui qui voudrait et pourrait punir le péché. Car il est juste que ce qui est injuste soit puni par une vengeance appropriée. Afin que le bon Créateur de l'homme soit déchargé de toute faute, écoute (donc cette question au sujet) de la condition de l'homme appelée par toi 'misérable' : Quel homme le bon Créateur de l'homme a-t-Il créé? Il a créé un homme tel que le bon Créateur de l'homme devait créer: (à savoir un homme) capable de se servir de la raison (et) entièrement libre de toute vexation. Il ne mourrait pas sauf s'il méritait de mourir par sa volonté. Il pourrait mourir, s'il péchait: mais il ne mourrait pas, s'il ne péchait pas; et il ne pécherait pas s'il ne voulait pas pécher. Rien dans le monde n'échappait à son pouvoir, rien ne le contrariait d'aucune manière dans son corps. Ce n'était pas là une condition misérable de l'homme, mais une (condition) de bonheur. (Or, l'homme) n'a pas voulu garder cette (condition). Il n'a pas voulu être soumis à son Créateur, non pas parce qu'il ne le pouvait pas, mais parce qu'il ne le voulait pas. Il n'avait aucune excuse étant donné qu'aucune persuasion aveugle, aucune force ne l'a contraint, mais il s'est écarté lui-même volontairement. Il n'a pas voulu garder tout ce qui lui était bon et il a voulu - et obtenu - tout ce dont il savait qu'il lui serait nuisible. Dieu était donc 'juste' à l'égard de l'homme 'en toutes ses voies' [Ps 144, 17]. Quant [aux autres] choses [créées] qui n'ont pas péché n'étant pas capables de discerner le juste de l'injuste, c'est à juste titre que Dieu les a ruinées à cause du péché de l'homme, afin que l'homme n'en abuse pas par une injustice commise à l'égard du Créateur. Car Dieu a créé ces choses afin que l'homme s'en serve pour le confort sa condition et pour obéir à (son) Créateur. Quant au passage du Psaume 'C'est le changement de la droite du Très Haut', il n'est pas étonnant qu'il te paraisse absurde de dire de Dieu que (le fait de décider) une sanction (Le) change, puisque la décision de Dieu est immuable. Or, le 'changement de la droite du Très Haut' ne se produit pas de manière à ce qu'il y ait le moindre changement ou altération concernant la 'droite' même du Très Haut, mais cette mutation de la droite du Très Haut semble se produire dans une autre chose. Prenons un exemple. Regarde d'un côté le médecin et de l'autre le malade qu'il soigne. Souvent, le médecin est jugé par rapport au malade. On le tient pour (un homme) doux quand il caresse, quand il calme, quand il frictionne le malade, mais on le prend pour (un homme) cruel quand il l'attache pour l'amputer ou le cautériser; et pourtant c'est avec la même sérénité de l'esprit qu'il caresse, qu'il calme, qu'il frictionne qu'il attache, ampute ou brûle. Ainsi, Dieu apparaît-Il pour nous comme étant en colère quand Il punit nos péchés et qu'Il se venge, (tout comme) Il nous paraît paisible quand Il pardonne et quand Il a pitié, alors qu'en Lui-même, Il demeure entièrement inchangé et immuable. Le dicton - qui chez les Latins est interprété en latin: 'Hec est imbecillitas mea' ('C'est ma faiblesse') - nous fait comprendre que c'est bien la faiblesse de (notre) esprit qui est la cause du (prétendu) 'changement de la droite du Très Haut' en Lui-même.»
GILBERTI PORRETAE, Commentaria in librum De Trinitate, Migne, PL t.. 64, col. 1263-1264.
«Toutes les fois qu'on dit 'le même', on dit 'divers'. Or, on dit le même de trois manières. C'est pourquoi on dit aussi de la même façon 'divers' de trois manières, à savoir: divers soit en genre soit en espèce soit en nombre. D'où il est manifeste que 'le même' et l''un' et, par conséquent, 'divers' et 'autre' sont dits d'une manière multiple dans les choses naturelles. En effet, on dit parfois que l'un et le même est subsistant grâce à la singularité d'une seule nature: comme par exemple 'Cicéron est un homme' et 'il est le même que Tullius', voire 'le même qui est Tullius'; ou: 'Platon est un (en tant que doué de raison) et 'il est le même que son esprit (spiritus)', voire 'le même qui est son esprit'. Puisque Platon et son esprit dont il est constitué sont un (être) rationnel, et non pas de rationalités diverses dont l'une pourrait être considérée comme la rationalité de Platon et l'autre serait celle de son espèce en raison de sa conformité, mais grâce à la singularité d'un même être. Cependant, cette unité ne reçoit nullement le nombre par une collection des unités grâce à la proportion de la raison des choses corporelles. En effet, Tullius et Cicéron ne sont ni deux ni divers. Quant à Platon et son esprit, ils sont divers, mais pas deux (choses). Ils sont divers vraiment puisque Platon est tout ce qui est son esprit d'une manière naturelle; en revanche, son esprit n'est pas tout ce qui est lui-même (à savoir Platon); et ils sont complètement divers selon la raison, étant donné que Platon est constitué d'un esprit et qu'il est constitué par son propre esprit. (Platon et son esprit) ne sont nullement deux (choses) étant donné qu'il n'y a pas moyen de désigner en quoi ils sont deux en raison de la ressemblance de (deux) choses dont l'une pourrait être affirmée de Platon, l'autre de son esprit. Or, on appelle cela unité et non pas union. Si donc quelqu'un pense à quelque chose de divers que cet 'un' dans les choses naturelles, cela convient à cause de la proportion de la raison qu'il oppose, en éliminant toute raison de similitude et de dissimilitude, un autre 'un' qui serait tel également en raison de la singularité de la nature: comme on oppose à cet homme cet autre homme ou cette pierre. On dit aussi de beaucoup de choses subsistantes qu'elles sont une et la même, non pas en raison de la singularité d'une nature (unique), mais en raison de l'union de beaucoup (de natures), union qui se fait grâce à la ressemblance. En effet, c'est grâce à cette similitude qu'on dit soit que plusieurs hommes sont un homme ou le même homme, soit que plusieurs animaux sont un animal ou le même animal. Si quelqu'un pense donc à l'un qui soit divers de cet un, il faut qu'il compare l'opposé non seulement en raison de l'essence, mais aussi en raison de la dissimilitude et qu'il fasse opposition par comparaison; comme on oppose le cheval à l'homme et la pierre à l'animal. Et on dit que ces derniers sont divers et autres par genre ou par espèce, de même que les choses dont on dit qu'elles sont un par genre ou par espèce, étant donné qu'elles sont unies grâce à la conformité de natures diverses. Dans cette unité qui résulte de l'union, non seulement il y a le nombre des choses qui subsistent mais aussi (le nombre) des subsistances. En effet, de même qu'elles ne peuvent être diverses si ce n'est selon le nombre, les choses conformes ne peuvent être diverses si ce n'est selon les nombres. Car Caton et Cicéron ne seraient hommes d'une manière semblable que si les subsistances, qui font que chacun d'eux est quelque chose, étaient diverses par le nombre et c'est leur diversité numérique (numeralis) qui fait qu'ils sont divers en nombre. Cependant, la dissimilitude des accidents qui adviennent à ces subsistances dans les mêmes subsistants, au lieu de la produire, prouve cette diversité numérique qui existe dans les choses naturelles non seulement quant aux choses subsistantes mais aussi quant aux subsistances; et malgré cela, puisque la dissimilitude est toujours accompagnée d'une diversité numérique de certains accidents, cette diversité (?) prouve, dit, fait et ajoute pour ce qu'il devait dire grâce au 'consortium' de la propriété étroitement liée (junctissimae). Mais la différence qui vient du nombre est produite par la variété des accidents dissemblables.»
GILBERTI PORRETAE, Commentaria in librum De Trinitate, Migne, PL t.. 64, col. 1258, 1263-1264.
«Il faut se rappeler ici que la question consiste en une affirmation et en sa négation contradictoire. Toutefois, toute contradiction n'est pas une question. En effet, lorsqu'il semble qu'une partie de la contradiction est vraie et que l'autre n'a aucun argument de sa vérité - ainsi: 'tout homme est corporel', 'tout homme n'est pas corporel'; de même: 'aucun homme n'est pierre', 'un certain homme est pierre'; ou bien lorsqu'aucune partie (de la contradiction) ne peut avoir d'arguments de sa vérité et de sa fausseté, ainsi: 'les étoiles sont en nombre pair', 'les étoiles ne sont pas en nombre pair'(et) à ce moment-là, la contradiction n'est pas une question; en revanche, lorsque les deux parties (de la contradiction) semblent avoir leurs arguments, alors il y a question. Or, cela peut arriver de trois manières, à savoir: ou bien en raison de la multiplicité sophistique des univoques, des équivoques, des modes, des parties, des temps et des relations, ou bien en raison de la qualité du discours, ou bien en raison du genre des raisons utilisées dans le discours. Assurément, pour certains sont connues par l'art et l'usage (même) des sophistes les six genres de multiplicités sophistiques. La qualité du discours gît soit dans la conséquence des choses et des énoncés, soit dans leurs tropes dont si l'un relève de l'affirmation et l'autre relève de la négation, toutes les deux (conséquences) peuvent être vraies; ainsi: 'le jour est joyeux' est vrai par trope de métonymie, c'est à dire par la conversion du nom de ce qui advient à la chose à ce que la chose fait. De même, 'le jour n'est pas joyeux' est vrai si quelqu'un nie la convenance naturelle de ces choses. Chacun des énoncés de genres divers appuyés par des raisons diverses est vrai; ainsi, comme nous l'avons dit plus haut, 'aucune espèce n'est affirmée au sujet de son genre' est vrai dans le genre des définitions; de même est vrai dans le genre des divisions: 'toute espèce est affirmée au sujet de son genre'. Donc en raison de la multiplicité occulte de ces lieux, la question est rendue ambiguë; c'est pourquoi (l'ambiguïté) ne peut être dissoute que par la division de tout ce qui concerne ces lieux. Aussi, lorsque chacune des (deux) parties de la contradiction semble avoir des arguments (pour sa) vérité, il faut examiner avec une grande diligence quelle est l'universalité de ces lieux qui contient les paroles proposées de la multiplicité afin qu'en le sachant, on puisse reconnaître quelles sont les universalités qu'il faut diviser au moyen de quelle division les universalités doivent être sorties et adaptées aux parties de la question....»
«La question demeure informe tant que la multiplicité sans ordre demeurant dans un lieu inconnu voile encore la forme de la vérité à tel point qu'on ne sait pas dans quelle partie de la contradiction elle se trouve. Mais la forme de la vérité sort quand, après avoir exposé le lieu, la question elle-même est sortie de l'universalité du lieu; quand, grâce à la division, la signification et le mode sont dévoilés et quand on adapte aux parties de la question cette division ou celle qui montre les autres, afin que la division puisse être pleinement connue. Cependant, il appartient à la forme que l'on confirme avec des arguments cette adaptation des parties de la division aux parties de la question. En effet, il convient que, comme elle est aussi mise en doute par des arguments, la question soit rendue certaine également par des arguments.
Quant à cette - non, certes, comme si j'avais trouvé par la recherche tout ce qui concerne sa solution -, mais seulement dans la mesure où (rendre patente) , c'est-à-dire, dans le mesure où par sa splendeur, la grâce divine a daigné montrer à mon talent naturel; cette (question), dis-je, &emdash;, c'est-à-dire écrite&emdash;, . De quelle façon et pourquoi suppose-t-il qu'il devait la communiquer? c'est-à-dire votre examen circonspect, . En effet, autant je m'efforçais à trouver ce par quoi je (pourrais) résoudre cette question, autant j'avais envie de savoir là-dessus l'opinion de votre autorité.»
GUILIERMI ALVERNI, Opera omnia, 1674, t. 2, p. 92-93. (cité par O. LOTTIN, Psychologie et morale au XIIe et XIIIe siècles, t. I, Gembloux 1957, p. 487.)
«A chaque vertu et à chaque puissance convient au plus haut degré sa propre opération et c'est elle qui est affirmée (au sens) le plus (fort) de chaque vertu et de chaque puissance. ... Aussi, c'est de cette manière que la puissance intellective comprend et que la puissance appétitive désire. Et puisqu'il n'est pas possible qu'un accident comprenne ou désire quelque chose, il est impossible que l'une de ces puissances ou que l'une de ces vertus comprenne ou désire ou effectue quelque chose d'autre de ce genre. Personne, en effet, jusqu'à présent n'a été imbécile au point de dire que quelque chose qui n'est pas puisse comprendre ou aimer ou se mettre en colère si ce n'est la substance. ... C'est pourquoi il est nécessaire que l'âme humaine soit chacune de ces puissances et de ces vertus. Il faut donc dire 'beaucoup de puissances' non pas assurément au point de vue de l'essence ou du sujet ou au point de vue numérique ou au point de vue des vertus, mais au point de vue de la relation ou du respect ou de la comparaison de la multiplicité des actes et des opérations.... De tout ce que tu as entendu ici, il est clair que le nombre plus ou moins grand des puissances (qui existent) dans l'âme n'est affirmée qu'au point de vue de la relation ou de la comparaison par rapport à la pluralité ou la multitude des actes et des opérations.»
GUILIELMI ALVERNI, De vitiis et peccatis, c. 6, dans Opera omnia, Venetiis 1591, t. 2, p. 263 (cité par O. LOTTIN, Psychologie et morale au XXe et XIIIe siècles, t. II/I, Gembloux 1948, p. 135.)
«D'après la loi naturelle qui contient toutes les règles de l'honnêteté, il était absolument certain que la trahison ou le fratricide est le crime le plus monstrueux. Aussi, n'est-ce pas pour une autre raison que la puissance intellective est capable de contredire les oeuvres mauvaises ou de murmurer contre elles toujours et sans erreur si ce n'est grâce à cette splendeur et à cette lumière qui resplendit en elle (puissance intellective) d'une manière naturelle par l'irradiation même qui vient de la vérité vraie et la plus lumineuse; et c'est (grâce à elle) que j'entends contredire et murmurer sans cesse et sans erreur. De fait, cette splendeur ne cesse jamais, elle ne s'obscurcit jamais, elle ne s'éclipse jamais sauf chez les malades mentaux et chez les fous, chez les esprits de travers ou chez ceux qui d'une manière ou d'une autre ont perdu l'esprit. De tout cela, il est donc manifeste pour toi que la syndérèse - qui ne se trompe jamais et qui ne cesse jamais de contredire les oeuvres mauvaises et de se révolter contre elles - ne peut être &emdash;ou ne peut être appelée&emdash; dans l'âme humaine si ce n'est cette splendeur de la loi naturelle ou cette puissance intellective en tant qu'elle resplendit (dans l'âme) grâce à la lumière de cette loi, à savoir la loi naturelle.»
GUILIERMI ALVERNI, De anima, c. 7, dans Opera omnia, Aureliae 1674, t. 2, p. 220 (cf. O. LOTTIN, Psychologie et morale au XIIe et XIIIe siècles, t. II/I, Gembloux 1948, p. 135.)
«A propos de la syndérèse dont on dit qu'elle est la partie supérieure de la raison et qui, même chez Caïn, n'a pas été éteinte, nous avons déjà déterminé de quelle manière elle est une 'partie' (de l'âme): c'est qu'elle ne l'est pas au sens propre, au contraire, elle est l'âme humaine elle-même selon l'essence. On (l')appelle 'syndérèse' ainsi en raison de son office de juge des choses sublimes, spirituelles et célestes et du fait qu'elle s'y attache et qu'elle les conserve en elle-même, comme si elle était divisée de haut en bas et séparée ainsi des choses inférieures et charnelles. Et bien qu'elle ne fût entièrement éteinte chez Caïn, chez les fous cependant et chez ceux qui sont en (état de) délire continuel, elle est complètement éteinte ou absorbée.»
GUILELMUS PARISIENIS, De immortalitate animae, cf. M. BAUMGARTNER, Die Erkenntnislehre des Wilhelm von Auvergne (Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, Texte und Untersuchungen, Bd. II, Heft 1) Münster 1893, Appendix p. 42, 11 - 43, 37.
En premier lieu donc nous allons mettre en ordre les 'racines' que nous avons reçues des philosophes. En voici une:
Toute substance dont l'opération ne dépend pas du corps, son essence, non plus ne dépend pas du corps. En effet, l'essence doit être plus libre que l'opération. Puisque donc l'opération de l'âme humaine &emdash;à savoir celle par laquelle elle excelle par rapport aux animaux comme l'opération de l'intellect&emdash; ne dépend pas du corps, son essence non plus (ne dépend pas du corps). Elle est donc séparable du corps d'une manière naturelle et elle vit indépendamment du corps.
Un autre argument, selon la même raison. Toute vertu dont l'opération est empêchée par le corps, son être (esse) ou son essence ne dépend pas du corps. Or, il est évident que la puissance intellective est de telle sorte. En effet, plus elle se mélange avec le corps, plus son acte de comprendre sera obscur et lent et mélangé d'erreurs; en revanche, plus elle s'éloigne et s'abstrait du corps, plus elle devient aiguë, claire, rapide et libre d'erreurs. Nous entendons ici éloignement spirituel et non pas corporel; de même, quant au rapprochement qui signifie la sollicitude et l'amour du corps et de tout ce qui regarde le corps. Quant à ces derniers, il est manifeste qu'ils immergent et obscurcissent l'intellect alors que leurs contraires le libèrent et le rendent lucide; et ceux-là sont comme des 'présents' du corps et ses attraits auprès de l'intellect. Par conséquent, l'essence de l'intellect ne dépend pas du corps étant donné que son opération est empêchée par lui et à cause de lui.
Un autre argument. Si l'essence de l'intellect dépend du corps, il faut que le réconfort suive le réconfort et l'affaiblissement (suive) l'affaiblissement. Or, nous voyons tout le contraire, car l'affaiblissement du corps survient pendant la vieillesse alors que la vigueur de la puissance intellective devient la plus grande et l'intellect devient le plus fort à tous points de vue. Cela fait apparaître clairement que la puissance intellective se rajeunit pendant la vieillesse.
Un autre argument. Tout ce qui est mortel s'affaiblit peu à peu par sa durée même et devient déficient jusqu'à ce qu'il arrive à l'épuisement ultime qui est la mort. La puissance intellective, au contraire, par sa durée même progresse et se renforce de sorte que plus elle dure et plus elle vieillit, plus elle devient forte à tous points de vue. La puissance intellective est donc immortelle et il est manifeste que non seulement elle ne peut vieillir dans la durée ou s'approcher de la destruction, mais au contraire elle se rajeunit et elle s'éloigne davantage aussi bien de l'affaiblissement que de la mort. Cela fait apparaître en même temps la différence entre la puissance animale et la puissance intellective. En effet, tandis que la puissance animale, comme elle dépend du corps, suit les dispositions de celui-ci &emdash;si le corps se renforce, elle se renforce; s'il reprend vigueur, elle reprend aussi vigueur; s'il s'affaiblit, elle s'affaiblit aussi; s'il devient déficient, elle devient aussi déficiente si bien que les opérations animales cessent complètement&emdash;, la puissance intellective, en revanche, se comporte tout autrement. Mais si quelqu'un objecte: la puissance intellective est empêchée et affaiblie quand le corps est empêché ou affaibli, comme (par exemple) chez les malades au les frénétiques et les mélancoliques et chez ceux qui, de n'importe quelle manière, ont l'esprit aliéné; nous répondons: autre chose est l'empêchement et la lésion, autre chose est l'occupation. En effet, nous ne disons pas que la vue ou l'ouïe extérieure lèse ou empêche l'intellect, mais qu'en réalité, (le corps) occupe l'esprit (mens) humain si bien qu'à ce moment-là, l'esprit humain ne produit aucune opération intellective étant donné qu'il est détourné par la vue et par l'ouïe vers les choses particulières extérieures. Il en va de même pour ceux qui souffrent des passions en question. En effet, ces passions sont comme des rêves fixes qui adhèrent (à l'esprit) à cause d'infections inséparables ou pas facilement séparables. De même que les rêves tiennent l'esprit (mens) occupé des phantasmes et lié par eux, de même les aliénations (en question) ne lèsent pas l'essence de la puissance intellective mais elles empêchent son opération par occupation. Et cela est évident. Car, après que la puissance animale fut entièrement libérée et expurgée de ce genre d'infection, la puissance intellective, comme si elle n'avait subi aucune de ces lésions, revient à ses propres opérations et, dans ces troubles et aliénations mêmes, elle s'élance vers des divinations et vers des révélations divines comme si elle était séparée et dégagée du corps. Mais il est certain que les divinations les plus fortes et les opérations les plus nobles de la puissance intellective se produisent pendant qu'elle est dans le corps et qu'elle en est capable au plus haut degré au moyen des plus grands empêchements et lésions des corps. Et c'est cela qui explique pourquoi l'illumination ou la révélation n'arrive guère aux prophètes qu'avec une grande faiblesse du corps, ce qui est le cas de l'extase; c'est pourquoi on a l'habitude d'appeler l'extase 'rapt'. De tout cela il appert que l'opération la plus noble et la plus forte de la puissance intellective qu'est la prophétie ou la révélation est en vigueur surtout quand le corps est le plus faible, ainsi que cela est évident dans le cas de l'extase ou du rapt. Mais c'est sa plus grande séparation tant qu'elle est dans le corps. Par conséquent, dans la séparation totale du corps qu'est la mort, elle est en pleine vigueur.»
MAGISTRI GUILLELMI ALTISSIODORENSIS, Summa aurea. Cura et studio Jean Ribaillier. Liber I, (Spicilegium Bonaventurianum, Tom. XVI), Paris-Grottaferrata 1980, p. 21-23.
«En premier lieu, nous devons montrer par des raisons que Dieu est, c'est-à-dire qu'Il est le principe de l'être (esse) des choses, ce que les Philosophes ont prouvé de plusieurs manières. Premièrement par la relation de la cause au causé. Ils voyaient en effet que parmi les choses les unes sont des causes, les autres sont des causés. Or, tout causé en tant que causé a besoin d'un autre pour être. De même, cet autre a besoin d'un autre et, ainsi, ou bien il faut procéder à l'infini ou bien il y aura là un cercle (vicieux) ou bien on arrive à quelque chose qui ne sera pas causé. Or, d'aucune manière il n'est possible qu'il y ait un cercle dans les choses causées singulières puisque quelque chose doit être antérieur et postérieur par rapport à l'autre selon le même ordre, ce qui n'est pas intelligible. Si l'on dit qu'il faudra procéder à l'infini, alors il faut dire que même par ce procédé on ne peut arriver à quelque chose qui ne soit pas causé. Nous réfuterons (cette opinion) de la manière que voici: étant donné que l'université des causés - qu'elle soit finie ou infinie - est causée tout entière, en conséquence, elle a besoin de quelque chose en dehors d'elle pour être. Maintenant, cette chose est ou bien causée, ou bien non. Si elle est causée, elle appartient de fait à l'université des causés, elle n'est donc pas en dehors de l'université des causés. Par conséquent il reste (vrai) que ce qui donne l'être (esse) à l'université des causés n'est pas causé. Celui-ci est donc la cause des causés suffisante pour leur être (esse). Par conséquent, le premier principe de toutes choses est. Il s'ensuit que le premier principe de toutes choses c'est-à-dire Dieu est. La preuve de Damascène est semblable, mais énoncée en des termes différents. Tout ce qui est, est ou bien causable ou bien incausable. S'il est causable, il est par un autre qui, lui, est ou bien causable au bien incausable, et ainsi de suite. Deuxièmement, on peut le prouver par le flux des choses: l'une des choses dérive de l'autre; de la même façon, celle-ci dérive d'une autre et, ainsi, on arrive finalement à la source à partir de laquelle toutes dérivent mais qui ne dérive d'aucun autre. Et si l'on dit que ce flux procède à l'infini, nous aurons quand même prouvé la majeure. En effet, toute l'université des choses qui dérive est ou bien finie ou bien infinie; elle dérive donc d'un autre en dehors d'elle. Car si elle ne dérivait pas de quelque chose en dehors d'elle, elle ne dériverait plus. (du tout). Il reste donc qu'en dehors de l'université des choses qui dérivent il existe quelque chose d'où dérivent toutes choses. Par conséquent, la première source d'être existe, et ainsi le premier principe des choses, c'est-à-dire Dieu existe. De même, voici une troisième preuve. Quand je dis 'bien souverain' ou 'le meilleur', je comprends par là tout ce qui est bon. Je comprend donc par là toutes les choses,ainsi sage, puissant et ainsi de suite. Puisque l'être (esse) est un bien tel que toutes les choses cherchent à atteindre, il s'ensuit que ce même être (esse) est sous-entendu quand je dis 'le meilleur' ou 'le bien souverain', et ainsi, l'être (esse) est compris dans le meilleur en tant que (le) meilleur. Or tout inclus suit ce qui l'inclut, comme à cette espèce 'homme' suit 'animal doué de raison' et tous les (genres) supérieurs que sont inclus en lui-même. De la même manière, puisqu'en disant 'le meilleur', l'être (esse) y est inclus, il s'ensuit l'être. Toutefois ce n'est que lorsqu'il s'agit du 'meilleur' que l'être (esse) s'ensuit, car l'être n'est compris que dans 'le meilleur' quand je dis 'le meilleur'. Par conséquent du fait que je dis 'le meilleur', il s'ensuit que 'le meilleur' est (existe). Si donc du 'meilleur' en soi s'ensuit que 'le meilleur' est (existe), en conséquence, à partir de là s'ensuit l'être sans diminution de sa raison par quelque circonstance accessoire que ce soit. Le raisonnement suivant est donc bon: si 'le meilleur' est intelligible, 'le meilleur' existe (est); or, 'le meilleur' est intelligible - ce qui est évident -; par conséquent 'le meilleur' est (existe); donc Dieu, le souverain bien, est (existe). ... De tout ce qui précède il est évident que le Souverain Bien est un bien tel qu'on ne peut pas comprendre comme n'étant pas pour trois raisons. Voici la première: dans ce que je dis 'le meilleur', je comprends l'être véritable (vere esse). Et ainsi celui qui comprendrait que le meilleur n'est pas (n'existe pas), comprendrait que ce qui est vraiment n'existe pas. Or ceci est impossible. Voici la deuxième raison: le Souverain Bien est par nécessité au plus haut degré. Or davantage est ce dont l'être ne peut être séparé en acte, par raison ou par l'intellect que ce dont l'être n'est séparable que par la raison, même si l'on ne peut pas le séparer en acte. Par conséquent, l'être du Souverain Bien ne peut pas être séparé en acte, par raison ou par l'intellect et, ainsi, on ne peut pas comprendre le Souverain Bien comme n'étant pas. Voici la troisième raison: le Souverain Bien est l'être lui-même. Donc de même que l'intellect ne peut pas être séparé de lui-même, de même le Souverain Bien ne peut pas être séparé de son être et, par conséquent, le Souverain Bien, c'est-à-dire Dieu ne peut pas ne pas être.»
Livre des oeuvres divines de l'homme simple dans SANCTAE HILDEGARDIS, Liber divinorum operum simplicis hominis, Pars I, Visio I, c. 1, Migne, Patrologie Latine, t. 197, col. 741-744.
"Début du Livre des oeuvres divines de l'homme simple.
Et voici ce qui arriva dans la sixième année: après qu'une vraie vision d'une lumière indéfectible m'a démontré -à moi être humain ignorant au plus haut degré la diversité d'un grand nombre d'usages-, des visions admirables et vraies qui m'ont causé de la fatigue pendant cinq ans, cette première année fut le début des visions présentes, lorsque, âgée de soixante cinq ans, j'ai eu la vision d'un si grand mystère et d'une force telle que je frémit dans tout mon être et que, par suite, je commençai à être malade à cause de la fragilité de mon corps. En écrivant cette vision pendant sept ans, c'est avec peine que j'ai pu l'achever enfin. Et c'est ainsi que l'an mille cent soixante trois de l'Incarnation du Seigneur, sous le règne de Frédéric, empereur de dignité romaine, quand la pression sur le siège apostolique n'était pas enocre apaisée, une voix s'est fait entendre du ciel me disant: 'O pauvre petite figure, -fille de beaucoup de fatigue et tourmentée par tant de graves infirmités du corps mais baignée dans la profondeur des mystères de Dieu-, mets par écrit d'une manière stable pour l'utilité des hommes ce que tu vois par les yeux intérieurs et ce que tu perçois par les oreilles intérieures de ton âme, afin que, (grâce à cet écrit), les hommes comprennent aussi leur Créateur et qu'ils ne refusent pas de Le vénérer d'un honneur digne. Et ainsi écris ces choses-là, non pas selon ton coeur, mais selon mon témoignage, Moi qui suis la vie sans commencement ni fin, (ces choses - dis-je-) non point inventées par toi, ni préméditées par un autre homme, mais préordonnées par Moi-même avant le commencement du monde, puisque, de même que j'ai préconçu l'homme avant sa création, de même j'ai prévu tout ce qui lui est nécessaire.'
Moi donc, pauvre petite figure et faible, selon le témoignage de cet 'homme' dont j'ai parlé dans mes visions précédentes, je cherchais en secret et j'ai trouvé, selon le témoignage même de la 'fille' marquée par tant d'infirmités dont j'ai fait mention dans mes visions antérieures et en tremblant, j'ai enfin dirigé ma main pour écrire. Pendant que je le faisais, j'ai regardé en haut vers la lumière vraie et vivante (en demandant) ce que je devais écrire. En effet, tout ce que j'avais écrit depuis le début de mes visions ou tout ce que je savais après, -éveillée aux mystères célestes dans mon corps et dans mon âme (mens)-, je le voyais par les yeux intérieurs de mon esprit, je l'ai entendu par mes oreilles intérieures, et ce n'est pas dans le sommeil ni dans l'extase, -comme je l'ai raconté dans mes visions antérieures-, ni d'après le sens humain que je l'ai révélé -la vérité en témoigne-, mais (j'ai écrit) seulement ce que j'ai perçu dans les secrets célestes. Et de nouveau, j'ai entendu du ciel la voix qui m'enseignait et qui me dit: 'Ecris donc selon moi et de cette manière.'
Première vision.
I Et j'ai vu comme au milieu de l'air austral, une image belle et prodigieuse dans le mystère de Dieu, comme la forme d'un homme dont le visage était d'une si grande beauté et de si grande clarté que j'ai pu plus facilement regarder le soleil que ce visage. Un large cercle de couleur d'or entourait la tête de ce même visage. Et voici que, dans le même cercle, au dessus de la même tête, apparaissait un autre visage, semblable à un homme plus âgé dont le menton et la barbe touchait la tête de celui-là. Et de chaque côté du cou, une aile de la même forme pendait et, en s'appuyant sur ledit cercle, (les deux ailes) se touchaient mutuellement. Au sommet de la courbure de l'aile de droite semblable à celle d'un arc, j'aperçevais comme la tête d'un aigle qui avait des yeux de feu dans lesquels apparaissait comme dans un miroir l'éclat des anges. Au sommet de la courbure de l'aile de gauche semblable à celle d'un arc, se trouvait comme un visage d'homme qui rayonnait, tel l'éclair des étoiles. Et ces visages étaient tournés vers l'Orient. Et voici que, des deux épaules de cette image, une aile s'étendait jusqu'aux genoux mêmes. (La figure représentée par cette image) était aussi vêtue d'une tunique qui avait l'éclat du soleil et elle tenait dans ses mains un agneau qui resplendissait comme la lumière du jour. Un monstre de forme horrible et de couleur vénéneuse et noire écrasait avec ses pieds un serpent qui fixait sa bouche sur l'oreille droite du même monstre, enroulant le reste de son corps autour de la tête de celui-ci et il étendait sa queue du côté gauche jusqu'aux pieds (du monstre). Et voici ce que disait l'image:
'Moi, force suprême et enflammée qui ai allumé toutes les étincelles vivantes et qui n'ai perdu aucun des mortels, mais qui les juge comme ils sont, entourant le cercle contournant avec mes plumes supérieures, c'est-à-dire avec la sagesse, je l'ai ordonné d'une manière juste. Moi aussi, je flambe à l'instar de la vie de feu de la substance de la divinité avec plus de beauté que celle des champs, je rayonne dans les eaux et je brûle dans le soleil, la lune et les étoiles et j'anime tout d'une manière vitale avec le vent aérien à l'instar d'une vie invisible qui soutient tout. Car, l'air vit dans la verdure et les fleurs, les eaux coulent comme si elles vivaient; le soleil même vit dans sa lumière et quand la lune s'éclipse, elle est allumée par la lumière du soleil afin de vivre pour ainsi dire de nouveau; les étoiles, elles aussi, brillent grâce à leur lumière comme si elles vivaient. J'ai établi aussi des colonnes qui étayent tout le disque de la terre; de même, j'ai (établi) des vents qui ont des 'plumes' inférieures, à savoir des vents plus doux qui soutiennent par leur douceur les vents plus forts pour qu'ils ne causent pas de dangers, de même que le corps couvre et contient l'âme afin qu'elle ne s'échappe pas. En effet, de même que le souffle de l'âme assemble le corps en l'affermissant afin qu'il ne défaille pas, de même les vents plus forts animent les vents qui leurs sont subordonnés afin qu'ils exercent leur office conformément à leur nature. Ainsi donc, moi, force enflammée, je me cache en eux, et eux, ils brûlent grâce à moi de même que le souffle meut l'homme sans cesse et comme, dans le feu, la flamme est vivifiée par le vent. Tous ces êtres vivent dans leur essence et ils n'ont pas été inventés dans la mort, puisque je suis la vie. Je suis aussi la rationalité, possédant le vent de la parole retentissante par laquelle a été faite toute créature et j'ai soufflé à tous ces êtres de façon à ce qu'aucun d'eux dans son genre ne soit mortel, car je suis la vie. En vérité, je suis la vie intègre qui n'a pas été arrachée aux pierres, qui ne s'est pas ornée à partir des branches et qui n'a pas puisé ses racines dans la force virile; au contraire, c'est en moi que tout organe essentiel de la vie a pris ses racines. En effet, la rationalité est 'racine', c'est en elle que fleurit la parole retentissante. Alors, comme Dieu est rationnel, comment se pourrait-il qu'Il ne travaille pas, puisque toute son oeuvre se couvre de fleurs, (tel l'homme) qu'Il a fait à son image et à sa ressemblance et qu'Il a marqué (dans l'homme) toutes les créatures selon (sa) mesure?
Et (l'homme) fut toujours dans l'éternité, du fait que Dieu a voulu que son oeuvre, c'est-à-dire l'homme soit et lorsqu'il acheva cette même oeuvre, Il lui donna toutes les créatures pour qu'il travaille avec elles de la même manière que Dieu Lui-même faisait son oeuvre, à savoir l'homme. Mais je suis aussi ministre, puisque tout ce qui possède les organes essentiels de la vie est en feu grâce à moi; et je suis une vie égale dans la vie éternelle qui n'a jamais commencé et qui ne finit jamais; et Dieu c'est la même vie qui se meut et qui agit et cependant, cette vie unique est dans trois forces. Et c'est ainsi qu'on appelle le Père éternité, le Fils Verbe et le souffle qui unit ces deux s'appelle Esprit Saint, tout comme Dieu a marqué (ces trois) dans l'homme dans lequel il y a le corps, l'âme et la rationalité. Le fait que je flambe d'une beauté qui dépasse celle des champs, c'est (pour) la terre qui est cette matière à partir de laquelle Dieu a fait l'homme; et le fait que je brille dans les eaux, cela se fait selon l'âme. En effet, comme l'eau baigne toute la terre, l'âme traverse tout le corps; et le fait que je brille dans le soleil et la lune, c'est la rationalité; les étoiles, elles, sont les paroles innombrables de la rationalité. Et le fait qu'avec le vent aérien -comme par une vie invisible qui soutient tout- j'anime tout vitalement, signifie que (précisément) grâce à l'air et au vent, tous les êtres qui progressent par accroissement, subsistent animés, tirés du néant, en ce qu'ils sont.
Et de nouveau, j'ai entendu la voix venant du ciel qui me dit: 'Dieu qui a créé toute chose, a fait l'homme à son image et à sa ressemblance et marqua en lui aussi bien les créatures supérieures que les créatures inférieures; Il l'a tant aimé qu'Il le destina à la place même d'où l'ange déchu fut éjecté et qu'Il l'ordonna à la gloire et à l'honneur dans la béatitude que l'(ange) a perdue; et cela, cette vision même que tu vois le démontre. En effet, ce qu tu vois pour ainsi dire au milieu de l'air austral comme une image belle et admirable dans le mystère de Dieu à la manière d'une figure humaine, c'est bien la charité du Père d'en haut montrant l'homme dans la puissance de la divinité sans défaut, belle dans l'élection et admirable dans les dons des secrets. Car, lorsque le Fils de Dieu a revêtu la chair, par son ministère de charité, Il a racheté l'homme perdu. C'est pourquoi son visage est d'une telle beauté et clarté que tu peux plus facilement regarder le soleil que (son visage), parce que la largesse de la charité est dans une si grande éminence et éclat de ses dons qu'elle transcende toute intelligence de la science humaine, -intelligence qui, dans l'âme, a la capacité de comprendre des choses diverses- à tel point qu'elle n'est nullement capable de saisir le sens de (cette largesse de la charité). Mais ici la signification a pour but de connaître dans la foi (par la signification même) Celui qu'on ne voit pas d'une manière visible avec les yeux visibles.'"
Livre des oeuvres divines de l'homme simple dans SANCTAE HILDEGARDIS, Liber divinorum operum simplicis hominis, Pars III, Visio 7, c. 14-15, Migne, Patrologie Latine, t. 197, col. 975-977.
"Ce Fils de Dieu incarné a accompli en Lui-même tous les miracles produits précédamment dans le passé, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Car, dans sa petite enfance, lorsque trompé par les Mages, Hérode cherchait à Le perdre, Il a montré la chute du vieux serpent qui s'efforça de perturber les choses célestes. Dans son enfance, il a démontré le temps qui s'étendait d'Adam jusqu'à Noë: face à l'ignorance d'Adam, Il possédait en Lui-même une grande sagesse si bien qu'aucune tache du péché ne L'a touché; et c'est précisément là que le diable, pensant que l'homme était complètement perdu, s'était trompé dans son jugement puisqu'il ne savait pas que Dieu avait revêtu la forme humaine. Tous ceux, en effet, qui Le voyaient et qui l'entendaient furent étonnés disant: 'Jamais, nous n'avons vu ni entendu de choses pareilles qui sont dans cet enfant', à savoir: dans cette enfance simple et sans instruction apparaît une sagesse de grande profondeur. En disant cela, ils ne savaient pas que (cet enfant) était la racine de la science des anges et des hommes et que c'est de Lui qu'ont pris leurs racines les anges et les hommes. Dans son humanité, Il a redressé Lui-même ce qui avait été détruit par Adam, à savoir la révélation de la justice, puisqu'Il attribua toute son oeuvre à son Père. De même que le figuier produit par la vigueur de ses racines ses figues, de même, Il acheva toutes ses oeuvres dans la divinité dans laquelle s'enracinait son humanité parce qu'Il provenait de la divinité et parce que la divinité ne souffre aucune division. Cependant, même dans sa chair, Il a rendu meilleures les oeuvres impures des hommes et sa doctrine, avec l'inspiration de l'Esprit Saint, a revêtu les hommes de sainteté et ainsi, comme des naufragés du déluge et des victimes mortelles du péché, Il les a appelés à la vie de la justice, ainsi que cela fut indiqué d'avance sous Noë. Le même Fils de Dieu, apparu dans la chair comme un jeune homme, a révélé en Lui-même le temps qui s'écoula de Noë jusqu'à Abraham auquel fut imposé la circoncision. Car, en se mettant Lui-même dans l'eau et en sanctifiant l'eau dans son corps et en produisant aussi des grandes vertus, Il a montré que les hommes -vivant plus saintement après le déluge qu'avant le déluge du fait qu'ils rejetait les incestes qu'ils aimaient auparavant- cessaient l'injustice de l'oubli de Dieu, si bien que la nudité de l'oeuvre impure devait être comprise comme un désordre. Voilà comment la chasteté a écrasé la luxure dans le même Fils de Dieu et a ligoté cette dernière par la corde de (son) enseignement et voilà comment Il l'a obligée à Le servir par l'abstinence des péchés. Car, en la montrant par Lui-même et en l'enseignant, le Fils de Dieu Lui-même a manifestée toute la justice par le retranchement des péchés dans son humanité parfaite, de même que par la circoncision qui fut introduite à un certain moment pour confondre le serpent. Mais lorsqu'ensuite (le Fils de Dieu) accomplit en Lui-même les commandements charnels (telle la circoncision) qui ont été donnés par Moïse, Il subit la passion des fers et d'autres opprobres et, devenu victime vivante sur la croix pour ses brebis, Il s'éloigna du siècle de la même façon que le jour se sépare de la nuit. En effet, après avoir produit un très grand nombre de signes et après avoir montré par Lui-même beaucoup de miracles secrets, Il fut enlevé de la terre. Dans sa passion et dans sa mort, Il manifesta la puissance babylonienne: les fils d'Israël ont été amenés en captivité tout comme Lui-même fut livré aux Gentils pour être crucifié. Et alors ses disciples sont devenus tristes, tout comme les (Israélites) captifs qui, abandonnant la joie, produisirent des sons lugubres avec leurs instruments de musique. En ressuscitant de la mort et apparaissant aux disciples avec un grand nombre de preuves, Il a signifié par là-même le retour des (Israélites) captifs. Et quand Il ordonna aux mêmes disciples d'aller dans le monde entier pour baptiser ceux qui croient et quand Il les a confortés par l'infusion de l'Esprit Saint après son ascension -afin que, vaincus, ils ne succombent pas aux diverses tribulations (causées) par leurs adversaires mais qu'ils les vainquent par des miracles glorieux-, Il a démontré que l'ancienne loi (selon la) chair était finie et qu'elle fut transformée en vie selon l'esprit. Il les a aussi enseignés selon leurs capacités, car ils n'étaient pas encore à mêmes de Le voir tel qu'Il est dans sa divinité, de même que l'homme qui regarde la figure d'un autre (homme) n'est pas capable de percevoir son âme. En effet, lorsque le Père Le retira vers son coeur d'où Il est sorti et où Il n'a jamais été absent -tel l'homme qui ramène en lui son (propre) souffle- toutes les armées des anges et tous les (êtres) célestes secrets Le voyaient clairement comme Dieu et Homme. D'où Lui-même a touché ses disciples avec le même feu à partir duquel Il fut conçu dans le ventre de sa Mère et Il leur infusa sous la forme de langues de feu une puissance plus grande que celle du lion -qui, loin d'avoir peur des bêtes sauvages, les capture-, pour qu'ils n'aient pas peur des hommes, mais les captivent. En effet, l'Esprit Saint les a changés (en leur infusant) une autre vie qu'ils ne connaissaient pas auparavant et Il les a ranimés par son souffle à tel point qu'ils ne savaient (même) pas qu'ils étaient des hommes. Il les visita dans une mesure plus grande et plus forte que jamais quiconque avant ou après. En effet, les prophètes ont parlé, certes, beaucoup par l'Esprit Saint et beaucoup (de gens) faisaient de nombreux miracles après les mêmes disciples, cependant aucun de (ces gens) n'a (jamais) vu des langues de feu. Par le fait même qu'ils voyaient les langues de feu avec les yeux extérieurs, ils furent confortés intérieurement à tel point que tout mouvement de peur des dangers leur fut enlevé de manière à ce qu'en aucun danger ils ne ressentent la terreur ou la peur; c'est par les langues de feu même que la puissance divine leur a imprimé ce courage. Il convenait en effet que le Père tout-puissant conserve ce chiffre de douze (apôtres) qu'il avait joint à son Fils, afin que ceux-ci puissent enseigner aux autres tout ce qu'ils entendaient de Lui. Et c'est de la même façon que Dieu a constitué le firmament et qu'Il a composé sa solidité par le soufflement de douze vents et des douze signes des mois qui se succèdent; de même que le firmament accomplit toutes ses fonctions par le feu, de même ceux-ci furent fortifiés dans tous les miracles par le feu de l'Esprit Saint puisque leur doctrine se répandit sur toute la terre comme le souffle du vent, elle éclaire comme le soleil et leurs martyrs flambent comme par le vent du midi. Et les mois achèvent leur cours avec tous ceux qui soutiennent le firmament et Dieu a accompli tous ses signes dans la foi catholique par ces hommes véridiques et le chiffre 'dix' -qui est l'homme que signifie ce drachme que la sagesse a inventé- Il le ramène aux cieux par le Fils. Ainsi le Fils unique de Dieu et le Fils de la Vierge -dont le nom est 'Stella maris' ('Etoile de la mer') d'où partent tous les fleuves et où ils retournent de nouveau, comme par ailleurs tout salut des âmes venant du même Fils unique de Dieu demeure toujours en Lui-, a accompli par Lui-même tout ce qui a été prédit, ainsi que tout ce qui fut soit dans la loi avant Lui, soit avant la loi.
Aussi at-Il changé (l'état) de toute chose en un état meilleur, en 'se promenant -pour ainsi dire- sur les plumes des vents', c'est-à-dire en excellant dans les choses admirables dont on vient de parler; (en consignant) les hauts faits des patriarches et les paroles des prophètes dans les documents et écrits de tous les docteurs; en 'planant' dans son humanité sur toute créature humaine; en recevant de son Père en héritage toute créature, ainsi que, d'ailleurs, Il (en) a parlé à ses disciples en disant: 'Tout m'a été remis par mon Père.' [Math. XI 27]
Le sens de cette sentence doit être accepté de la manière que voici: 'Moi qui suis le Verbe et le Fils de Dieu, je suis sorti de mon Père par qui m'a été remis tout ce que Lui-même a prédestiné, produisant dans les formes, tout comme les paroles dévoilent les pensées qui se cachent dans le coeur. C'est à Lui que je retourne de nouveau après avoir accompli l'office de mon Incarnation, c'est-à-dire (après avoir accompli) l'oeuvre qu'Il m'avait confiée dans la même éternité dans laquelle j'étais avec Lui demeurant inséparablement avant le Temps (aevum), (Lui) qui m'a envoyé pour compléter le nombre qu'Il avait déterminé. Et de même qu'en haut (j'ai reçu de Lui) le pouvoir de créer, de même j'ai reçu aussi de Lui le pouvoir de réparer dans les parties inférieures du monde ce qui, (une fois) créé, périssait. De fait, dans la vraie préscience de Dieu, se cachait éternellement tout tel qu'il devait se produire et que (Dieu) créa ensuite par son Verbe, c'est-à-dire par son Fils auquel Il a remis également le pouvoir de libérer et de gouverner ce qu'Il avait créé et ainsi tout a-til été remis à son Fils qui, avant le Temps (aevum), était coéternel et consubstantiel au Père dans la divinité."
HONORII AUGUSTODUNENSIS, Elucidarium sive dialogus de summa totius christianae theologiae, lib. II, Migne PL, t. 172, col. 1109-1176; Elucidarium sive dialogus de summa totius christianae theologiae, lib. II, cf. BEATI LANFRANCI, Opera quae supersunt omnia, éd. J.A. Giles, vol. II, Oxford-Paris 1844, p. 236.
Disciple: Mon âme exulte dans le Seigneur pour avoir dissipé le nuage de l'ignorance, j'ai été tant éclairé grâce à toi par le rayon de la science. Je te demande donc, décor de l'Eglise, s'il m'est permis de poser encore quelques questions.
Maître: Demande ce que tu veux et tu entendras tout ce que tu désires.
Disciple: On dit que le Mal est néant; et s'il est néant, il semble curieux pourquoi Dieu punit des hommes ou des anges du fait qu'ils exécutent le néant. Si, en revanche, (le mal) est quelque chose, il semble qu'il vient de Dieu, étant donné que tout vient de Lui; et il s'ensuit que Dieu est auteur du mal et que ceux qui font (le mal) sont damnés (condamnés) d'une manière injuste.
Maître: Il est vrai que tout vient de Dieu et qu'Il a créé toutes choses très bonnes; c'est pourquoi il est prouvé que le mal est néant quant à sa substance. Cependant, tout ce que Dieu a fait, subsiste. Or, toute substance est bonne: mais le mal n'a pas de substance; par conséquent le mal est néant. Mais ce qu'on appelle le mal n'est rien d'autre que le lieu où manque le bien: comme la cécité est le lieu ou il n'y a pas de vision; et les ténèbres sont le lieu où il n'y a pas de lumière puisque la cécité et les ténèbres ne sont pas des substances. Remarque les trois choses suivantes. La créature est placée dans le prédicament de la substance. La substance est la chose de toutes les choses (res omnium rerum), considérée dans son être (esse) des prédicaments. On appelle nature toute chose dans son être (esse), outre tout ce qui discorde (diffère) par rapport à la première constitution selon ses propres habitations (habitationes). Or, la volonté ou la nature qui discorde du Créateur ne demeure pas nature, mais (devient) perversité de nature et c'est bien comme telle qu'on appelle péché. L'espèce à faire est dans l'honneur, c'est à dire, l'homme dans l'animal qui, ayant abandonné le bien naturel utilise la volonté perverse. Toutes ces choses là, selon les théologiens (divinos), sont trois: la créature, la nature et la facture. La créature, comme les éléments; la nature, en tant que les choses naissent d'elle; la facture, c'est tout ce que l'homme ou l'ange fait ou subit. Ceux qui font le mal subissent les peines du péché. Les peines, Dieu ne les fait pas, mais Il permet qu'elles soient, ainsi qu'il est dit: 'Dieu n'a pas fait la mort'. Or le péché n'est rien d'autre que de ne pas faire ce qui est commandé, ou agir autrement que selon ce qui est commandé. De même que le mal n'est rien d'autre que manquer de bien, c'est à dire de joie. Tout au moins c'est ainsi qu'il faut comprendre le vocable qui vient de Dieu, étant donné que le (mal) se produit par la substance même que Dieu a créée. Toutefois c'est à juste titre que Dieu punit (damne) c'est-à-dire qu'Il ne donne pas la joie à ceux qui n'agissent pas selon les préceptes ou qui agissent autrement qu'il est commandé.
Disciple: Qui est l'auteur du péché?
Maître: L'homme lui-même, et l'instigateur c'est le diable.»
HONORII AUGUSTODUNENSIS, De imagine mundi libri tres, lib. II, c. 1, cf. Migne PL, t. 172, col. 1145-1147.
Chapitre I. De l'aevum. Qu'est-ce que l'aevum?
L'aevum est avant le monde, avec le monde, après le monde. Cela n'appartient qu'à Dieu qui n'était pas, qui ne sera pas non plus, mais qui est toujours.
Chapitre II. Des temps éternels. Que les Anges ont commencé (à exister) avant le monde.
Les temps éternels se trouvent en dessous de l'aevum et ils concernent le monde archétype et les anges qui ont commencé à être avant le monde et qui sont avec le monde et qui seront après le monde.
Chapitre III. Des temps du monde. Ressemblance concernant la fin du temps. A partir d'où le temps est dit et qu'est-ce que le temps? Les parties du temps.
Le temps du monde est l'ombre de l'aevum: il a commencé avec le monde et il cesse avec le monde. C'est comme si l'on étendait une corde de l'Orient vers l'Occident qui, enroulé chaque jour, serait enfin entièrement consumé. C'est par lui que s'étendent les siècles, c'est sous lui que court tout ce qui est posé dans ce monde. C'est par lui qu'est mesurée la vie de chacun. C'est par lui que se termine la série des jours et des années.
Le temps est appelé à partir de «temperamentum» (combinaison proportionnée des éléments d'un tout) et il n'est rien d'autre que la succession alternative (vicissitudo) des choses.
Et (le temps) est divisé en atomes, en prodiges (ostenta), en moments, en parties, en minutes, en points, en heures, en quarts (de jour et de nuit), en jours, en semaines, en mois, en vicissitudes, en années, en cycles, en âges, en siècles.
Chapitre IV. Des atomes
Atome s'appelle l'insécable. En effet, il est plus petit que ce qui vole dans le soleil. Il est l'espace minime du temps, comme le mouvement de la paupière de l'oeil qui est appelé aussi clin d'oeil et qui est la trois cent soixante seizième partie du prodige (ostentum).
Chapitre V. Des prodiges
Le prodige (ostentum) est ce qui montre quelque chose à ceux qui regardent. C'est la soixantième partie d'une heure, ayant en lui trois cents soixante seize atomes.
Chapitre VI. Des moments
Le moment est le mouvement des étoiles, son nom vient de là. C'est la quarantième partie de l'heure contenant le prodige (ostentum) et la moitié (dimidium).
Chapitre VII. Des parties
On appelle parties à partir de la division (partitio) du Zodiac qui se divise en une trentaine de jours par mois. C'est la quinzième partie de l'heure qui contient en lui deux moments et deux parties du moment.
Chapitre VIII. Des minutes
Le minute est l'intervalle plus petit dans l'horloge. C'est la dixième partie - parfois la cinquième - de l'heure, comprenant deux minutes et la moitié de l'heure.
Chapitre IX. Des points
Le point est la petite transition du point dans l'horloge. C'est la quatrième partie dans le soleil.
Chapitre X. Des heures
L'heure est le terme de chaque chose. L'heure c'est (le temps) qui s'écoule à partir du moment où l'eau calme se met en mouvement par le jet d'une pierre; elle est la douzième partie du jour qui se compose de quatre points, de dix minutes, de quinze parties, de quarante moments, de soixante prodiges (ostenta), de vingt deux mille cinq cent soixante atomes. Et on l'appelle (ainsi) à cause de l'horloge, c'est-à-dire (qu'elle est) un certain passage dans les horloges du temps.»
HONORII AUGUSTODUNENIS, De imagine mundi, Migne PL t. 172, col. 140.
Ces sept orbites évoluent dans une harmonie aux sons doux et pendant leur passage circulaire, se produisent des concerts très agréables. Ce son n'arrive pas jusqu'à nos oreilles parce qu'il se produit en dehors de l'air et que sa grandeur dépasse notre ouïe étroite. En effet, aucun son n'est perçu par nous-mêmes si ce n'est celui qui est produit dans notre air. Mais la musique céleste s'étend de la Terre jusqu'au firmament et l'on dit que c'est d'après son exemple que fut inventée notre musique.
C LXXXI. La musique céleste. Les proportions des planètes. Pourquoi les philosophes ont imaginé neuf Muses.
Si l'on place A dans la Lune, B dans Mercure, C dans Vénus, D dans le Soleil, E dans Mars, F dans Jupiter, G dans Saturne, on trouve sur la Terre la mesure de la musique, d'où on trouve sept sons de la Terre jusqu'au firmament. De la Terre jusqu'à la Lune, il y a un ton entier; de la Lune jusqu'à Mercure, un demi-ton; de Mercure jusqu'à Vénus un demi-ton; de là jusqu'au soleil, trois demi-tons. Du Soleil jusqu'à Mars, un ton, de là jusqu'à Jupiter un demi-ton; de là jusqu'à Saturne un demi-ton; de là jusqu'au Zodiaque trois demi-tons. Tout cela ensemble fait sept tons. Le ton comprend quinze mille six cent vingt cinq milliers. Le demi-ton comprend sept mille huit cent douze milliers et la moitié. D'où les Philosophes ont imaginé neuf Muses, étant donné qu'ils avaient aperçu de la Terre jusqu'au ciel neuf consonances - dont ils trouvaient qu'elles étaient implantées dans l'homme d'une manière naturelle.
C. LXXXII. L'homme 'microcosme.'
De même que ce monde et notre musique sont distingués par sept tons, de même les compages de notre corps sont joints de sept façons. En effet, le corps est composé de quatre éléments tandis que l'âme est liée ensemble par trois puissances, et (l'homme) est rétabli d'une manière naturelle grâce à l'art musical. D'où l'on dit que l'homme est un 'microcosme', c'est-à-dire un petit monde puisqu'on reconnaît en lui le semblable de la musique céleste grâce au nombre harmonieux.
C. LXXXIII. La mesure ou la distance des planètes.
De la Terre jusqu'à la Lune, il y a douze mille six cent stades, ce qui fait quinze mille six cent vingt cinq milliers. De la Lune jusqu'à Mercure, il y a sept mille huit cent douze milliers et seulement la moitié de là jusqu'à Vénus. De là jusqu'au Soleil, vingt mille trois, quatre cent sept et trente et demi milliers. Du Soleil jusqu'à Mars, quinze mille six cent et trente milliers; jusqu'à Jupiter, sept mille huit cent douze milliers et seulement la moitié de là jusqu'à Saturne. De là jusqu'au firmament, vingt trois mille quatre cent trente sept et demi milliers.
Il y a donc de la Terre jusqu'au ciel cent mille milliers, et neuf mille trois cent soixante quinze milliers.
Nous transcendons le feu par les sphères des planètes et, maintenant, nous pénétrons dans les choses célestes.»
ISAAC DE STELLA, Epistola ad quemdam familiarem suum de anima, Migne PL, t. 194, col. 1883-1884.
«Quant à moi, ainsi que je l'ai dit ci-dessus, je suis en mesure de philosopher avec une plus grande certitude au sujet de Dieu qu'au sujet de l'âme, et avec plus de facilité au sujet de l'âme qu'au sujet du corps. Cependant, l'âme possède l'image et la ressemblance de la Divinité. D'où il est nécessaire qu'elle Lui ressemble tout à fait par nature.
Dieu est donc partout en Lui-même; quant à l'âme, elle est en quelque sorte en elle-même partout où elle est. Par là-même, l'âme après le corps est là où elle agissait par le corps. Dieu est toujours là où Il était avant d'avoir fait le monde et Il y sera, même si le monde cessait d'exister. Seulement Dieu est infini et incirconscrit; c'est pourquoi nous disons qu'Il est partout, bien qu'Il soit en Lui-même. Quant à l'âme, il n'en est nullement ainsi; c'est pourquoi, même si elle est en elle-même, on reconnaît qu'elle est finie (limitée) et circonscrite, nullement, certes, par le lieu, mais en raison de ses puissances et de ses forces naturelles. Les puissances et les forces naturelles de l'âme sont identiques à elle-même. Elle est donc finie et circonscrite par essence; c'est pourquoi quand on dit qu'elle est quelque part, on nie qu'elle soit ailleurs. Elle est selon la mesure de sa capacité au delà de laquelle elle ne peut rien. Or Dieu est tout puissant. L'âme demeure donc invisible et hors lieu (illocalis) et on la voit dans le corps par le corps, de même que le sens contenu dans la lettre est vu par la lettre, il n'y a que Dieu qui est entièrement invisible. Cependant, ceux qui ont des yeux pour voir voient Dieu par la créature en toute créature; et on verra Dieu encore plus pleinement et encore plus parfaitement avec les yeux neufs et spirituels dans le nouveau ciel et dans la nouvelle terre. Car l'ensemble (universitas) des créatures est comme le corps de la Divinité:chaque créature est comme chacun de ses membres. De même que Dieu est en tout, entièrement dans chacune (des créatures) mais (en même temps) en Lui-même, de même l'âme est dans tout son corps et dans chacun de ses membres tout entière en elle-même. Cependant, Dieu est (ainsi) d'une manière vraie, tandis que l'âme est à la ressemblance de cette vérité (qu'est Dieu). Étant donné que l'âme est incorporelle, ainsi que nous l'avons dit, et par là-même illocale (hors lieu=illocalis), par cette partie par laquelle on dit qu'elle est presqu'incorporelle, nous constatons aussi qu'elle est certainement (ferme) locale (liée au lieu). Ainsi donc, comme elle s'occupe par le sens des corps, par l'imagination elle s'occupe des ressemblance des corps et des lieux. Et l'âme a l'impression d'agir ou de pâtir quelque chose soit en étant en éveil dans les lieux, soit en dormant, soit en étant aliénée des sens pour un temps, soit entièrement envahi par les sens, soit par elle-même, soit par l'action d'un autre esprit bon, ou mauvais. Quant aux sens, elle ne peut jamais transcender ni au dessus du corps, ni au dessus des ressemblances corporelles par l'imagination, soit dans le corps, soit en dehors du corps, étant donné qu'elle n'a reçu ces forces que pour s'exercer (autour de ces choses corporelles).
Par ces forces, l'âme voit ou verra tantôt Dieu au-dessus d'elle-même,tantôt l'ange à coté d'elle-même, tantôt même les formes incorporelles des corps. Au delà des sens se trouve donc la raison (ratio), troisième force de l'âme lui permettant son progrès vers la sagesse. La raison est donc cette puissance de l'âme qui perçoit les formes incorporelles des choses corporelles. Elle abstrait en effet du corps tout ce qui est fondé dans le corps, non pas par son action, mais par considération; et en voyant que ces formes ne subsistent en acte sauf dans le corps, elle comprend cependant que ces choses abstraites du corps ne sont pas le corps. Car la nature du corps elle-même selon laquelle tout corps est corps, n'est nullement un corps. Cependant, elle ne subsiste nulle part en dehors du corps, et on ne trouve la nature du corps que dans le corps et dont on sait cependant qu'elle n'est pas le corps ni sa ressemblance. C'est pourquoi on ne perçoit (la nature du corps) ni par le sens ni par l'imagination. La raison perçoit donc ce que ni le sens ni l'imagination ne perçoivent, à savoir les natures, les formes, les différences, les accidents propres des choses corporelles; elle perçoit toutes ces choses-là certes en tant qu'incorporelles, mais qui ne subsistent en dehors des corps si ce n'est dans la raison.»
MAGISTRI JOANNIS DE RUPELLA, Summa de anima, I, c. VI, cf. La Summa de anima di Frate Giovanni della Rochelle (éd. T. Domenichelli), Prato 1882, p. 111-112
«Explication de la quatrième définition. Augustin dit dans le livre De l'âme et de l'esprit: 'L'âme faite à la ressemblance de toute la sagesse porte en elle la ressemblance de toute chose. En effet, elle ressemble à la terre par le sens, à l'eau par l'imagination, à l'air par la raison, au firmament par l'intellect, au ciel des cieux par l'intelligence; elle ressemble aux pierres par l'essence, aux arbres par la vie, aux animaux par le sens et par l'imagination, aux hommes par la raison, aux anges par l'intellect, à Dieu par l'intelligence. Il est manifeste par là pourquoi on dit que l'âme est la ressemblance de toutes choses. Mais si l'on regarde d'une manière plus subtile (il faut dire) que l'âme est la ressemblance de toutes choses parce qu'elle a été faite à la ressemblance de toute la sagesse dans laquelle réside l'exemplarité de toutes choses. Puisque dans l'art de la sagesse suprême se trouve l'exemple de la chose corporelle et de la chose spirituelle, aussi bien la créature corporelle ne représente-t-elle la totalité de l'exemple, mais seulement une partie, c'est à dire en partie; de même, la (créature) spirituelle angélique non plus n'en représente qu'une partie, du fait qu'elle ne représente pas l'exemple de l'être corporel. De manière semblable, on dira que l'âme humaine est à la ressemblance de toute la sagesse, pour la raison qu'en elle sont représentées, comme dans une image de l'exemple, aussi bien l'exemplarité de la chose corporelle que celle de la chose spirituelle. En effet, l'âme rationnelle a la capacité de recevoir les similitudes corporelles d'une manière intelligible; et selon cela, c'est à l'âme rationnelle seule que convient d'être la ressemblance de toutes choses, bien que l'ange, par la nature de l'intellect, est susceptible de comprendre toutes choses, d'une manière certes intelligible. C'est pourquoi l'âme, du fait qu'elle a été faite à la ressemblance de la sagesse totale, est dite ressemblance de toutes choses.»
MAGISTRI JOANNIS DE RUPELLA, Summa de anima, II, c. XIV, cf. La Summa de anima di Frate Giovanni della Rochelle (éd. T. Domenichelli), Prato 1882, p. 241-242
Pour déterminer la première question, voici comment procède (Jean Damascène). De tout ce qui arrive, la cause en est soit Dieu, soit la nécessité, soit la fortune, soit la nature, soit l'événement, soit le hasard. Il s'agit donc de rechercher au sujet de ce qui se produit par les hommes. Car, on ne peut pas dire que Dieu soit le principe de toutes les actions humaines étant donné qu'il n'est pas permis d'attribuer à Dieu des actes injustes qui se produisent souvent par les hommes; la fortune non plus, puisque ceux qui posent la fortune comme principe disent qu'elle n'est pas le principe des choses contingentes, mais des choses nécessaires qui doivent arriver selon un certain temps; et la différence entre la fortune et la nécessité &emdash;en tant qu'elles sont principes&emdash; est que la nécessité concerne tout le temps alors que la fortune (ne concerne qu')un temps déterminé; la nature non plus, puisque les oeuvres de la nature sont la génération, la croissance de la plante (et de l'animal) dont le principe de mouvement est en eux mêmes contrairement aux produits artificiels qui sont des oeuvres humaines; l'événement non plus, étant donné que l'événement est le principe d'actes qui sont rares et imprévisibles. L'événement détermine la coïncidence et le concours de deux causes qui ont comme principe l'élection, comme il arrive que celui qui creuse le tombeau trouve un trésor. Car celui qui a déposé (le trésor), ne l'a pas déposé pour que l'autre le trouve; pas plus que celui qui a creusé n'a pas creusé pour trouver (le trésor); mais celui-là (a déposé le trésor) afin qu'il puisse le trouver et le prendre quand il voudrait tandis que celui-ci (a creusé) pour creusé le tombeau. Or, il est arrivé quelque chose en dehors de ce que chacun des deux avait choisi d'avance. De même, le hasard non plus, ne peut être posé comme principe des actes humains, car, ainsi qu'on le dit, les hasards (casus) sont les 'symptômes' des êtres inanimés et irrationnels sans nature ni art. Il s'ensuit donc que l'homme lui-même qui agit et qui fait est au sens propre le principe de ces actions ainsi que le libre arbitre. De même, si l'homme n'est le principe d'aucun acte, pourquoi se servira-t-il de conseil alors qu'il n'est maître d'aucun (de ses) actes? Car tout conseil est à cause de l'acte et pour l'acte. Or, il est tout à fait inconvenable de déclarer comme superflu ce qu'il y a de meilleur et de plus précieux parmi les choses qui sont dans l'homme. Si donc (l'homme) délibère c'est à cause de (son) acte qu'il délibère. De même, celui qui délibère, puisque l'élection existe en lui-même, délibère au sujet des choses à faire (actibilia) afin de choisir ce qu'il a préjugé par le conseil et d'agir en choisissant. Il sera donc maître de (ses) actes et libre dans son jugement (arbitrium). D'où les (êtres) irrationnels ne sont pas libres par jugement. En effet, ils sont plutôt poussés par la nature qu'ils ne la poussent ou qu'ils ne se meuvent eux-mêmes. C'est pourquoi ils ne contredisent pas l'appétit naturel, au contraire, dès qu'ils auront désiré quelque chose, ils s'élancent vers l'acte. Mais l'homme, être (ens) raisonnable, dirige plutôt la nature qu'il n'est dirigé par elle; aussi, lorsqu'il désire quelque chose, il a le pouvoir de refréner l'appétit ou de le suivre. D'où les (êtres) irrationnels ne sont ni loués ni blâmés; l'homme, en revanche, est loué et blâmé. Ainsi donc, la première question est déterminée et la raison est évidente pourquoi le libre arbitre est absent chez les animaux.»
Exposition sur l'Apocalypse, I, c. 5, dans JOACHIM VON FIORE (Ioachim Florensis), Expositio in Apocalypsim, Venedig 1527, Unveränderter Nachdruck, Frankfurt a. M. 1964, fol. 4v°b - 6r°b.
"Les trois états du monde.
Le premier des trois états [est celui] dont il était question au temps de la loi quand le peuple du Seigneur, étant encore petit quant à son âge, 'servait sous les éléments de ce monde', n'étant pas capable d'acquérir la liberté de l'esprit jusqu'à ce que vienne Celui qui dit: 'Si le Fils vous affranchit, vous serez vraiment libres.'[Jo VIII, 36] Le deuxième état fut sous l'Evangile et demeure jusqu'à maintenant dans la liberté, certes, par rapport au passé, mais pas dans la liberté par rapport au futur. En effet, l'Apôtre dit: 'Maintenant, nous connaissons partiellement, et nous prophétisons partiellement. Quand donc viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel sera évacué'. [I Cor. XIII, 9-10] Et à un autre endroit [il dit]: 'Mais le Seigneur est Esprit, et où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté.' Le troisième état viendra vers la fin du siècle (monde?), non plus sous le voile de la lettre, mais dans la pleine liberté de l'Esprit, lorsque -après la disparition et la destruction du pseudo-évangile du fils de la perdition et de ses prophètes- ceux qui ont enseigné la justice à beaucoup (de gens) seront comme la splendeur du firmament et comme des étoiles pour les éternités perpétuelles.
Quant au premier état -qui dura sous la loi et sous la circoncision- il a commencé avec Adam. Le deuxième qui dura sous l'Evangile, prit son commencement avec Ozias. Le troisième [état] -d'après ce que l'on peut comprendre à partir du nombre des générations- [commence] avec le temps de saint Benoît dont la gloire excellente est à attendre vers la fin, c'est-à-dire à partir du temps où Elie sera révélé et le peuple incrédule des Juifs sera converti au Seigneur si bien qu'on aura l'impression que c'est l'Esprit Saint qui crie par sa voix dans l'Ecriture à son sujet: 'Le Père et le Fils ont travaillé jusqu'à aujourd'hui; moi aussi, je travaille'. En effet, de même que, par une certaine propriété de la ressemblance, la 'lettre' du Testament précédant semble appartenir au Père tandis que la 'lettre' du Nouveau Testament au Fils, de même l'intelligence spirituelle qui procède des deux [semble appartenir] à l'Esprit Saint.
Et en revanche, de même que l'ordre des gens mariés qui fleurit au premier temps, semble appartenir au Père grâce à la propriété de la ressemblance, tandis que l'Ordre des Prêcheurs qui (rayonna) au deuxième (temps), au Fils, de même l'ordre des moines auquel ont été attribué les grands temps extrêmes, (semble appartenir) à l'Esprit Saint. Et selon cette (considération), le premier état est attribué au Père, le deuxième au Fils, le troisième à l'Esprit Saint bien que, selon une autre (considération) il faille dire qu'il n'y a qu'un seul état du monde et un seul peuple d'élus et que tout cela appartient à la fois au Père et au Fils et à l'Esprit Saint. Et il ne faut pas penser que ce soit contraire à cette autorité des Pères qui dit: 'Le temps avant la loi, le temps sous la loi et le temps sous la grâce', car tout comme celui-là fut nécessaire en son genre, celui-ci est nécessaire en son genre. En effet, pour tenir chacun des deux, il faut ajouter une troisième assignation du temps, c'est à-dire le temps sous la lettre de l'Evangile, le temps sous l'intelligence spirituelle, le temps de la vision manifeste du Seigneur, en tout cinq temps à la fois, bien que ce soit d'une manière abusive et non pas au sens propre que nous appelons 'temps' le cinquième (temps) qui sera dans la patrie: toutefois, nous désignerons (ce dernier) par le temps durable des siècles. Le premier temps donc c'est (celui) d'avant la loi; le deuxième, celui sous la loi; le troisième, celui sous l'Evangile; le quatrième, celui sous l'intelligence spirituelle; le cinquième, (celui qui consiste) dans la vision manifeste de Dieu. C'est ainsi, en effet, que les élus de Dieu devaient passer de vertu en vertu et passer de clarté en clarté jusqu'à la vision du Dieu des dieux à Sion: (passer) de la loi naturelle à la loi de Moïse; de la loi de Moïse à l'Evangile; de l'Evangile du Christ à l'intelligence spirituelle, de l'intelligence spirituelle à la véritable et éternelle contemplation de Dieu.
D'une manière merveilleuse, le saint mystère de la Trinité demeure envoloppé et consigné dans ces cinq distinctions si bien qu'en demeurant intègre en Elle-même, Elle ne souffre aucun scandale concernant le mystère de (son) unité. Mais montrons cela d'abord dans les choses les plus petites afin de pouvoir procéder plus facilement vers les choses plus grandes. Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Joseph, Joseph engendra Ephraïm. Ces cinq hommes justes ont trouvé une très grande estime devant Dieu, ne méritant aucune reproche -contrairement à ceux qui ont été rejetés par le Seigneur- du fait que le Seigneur les a choisis en signes, pour signifier les choses imprévisibles et occultes de sa sagesse, et cela non pas à tout le peuple, mais (uniquement) à ceux qui sont appelés Israël dans l'Esprit. Abraham signifie donc le Père, Isaac le Fils, Jacob l'Esprit Saint. Et c'est sans doute comme cela. Toutefois, pour que nul ne pense que le Fils n'est pas dans le Père et le Père dans le Fils, il fallait montrer un autre mystère dans lequel on attribue le nom de la paternité à Isaac auquel on a attribué apparemment la ressemblance du Fils, selon qu'il faut dire que Isaac signifie le Père, Jacob signifie le Fils, Joseph l'Esprit Saint. En effet, les saints mystères -qui sont très divers et multiples- nous obligent parfois à le comprendre ainsi.
Mais la fragilité humaine pourrait insinuer que l'Esprit Saint n'est pas dans le Père et le Fils et que le Père et le Fils ne sont pas dans l'Esprit Saint; c'est pourquoi, il a été donné à Jacob la signification du Père; à Joseph, la signification du Fils; à Ephraïm la signification de l'Esprit Saint et (c'est pourquoi) Jacob dont on a pensé qu'il était le dernier, fut trouvé premier dans le mystère de la Trinité afin que nous ne croyions rien d'antérieur ou de postérieur, rien de plus grand ou de plus petit dans la Trinité, mais le fait que les trois Personnes sont mutuellement coéternelles et égales. Abraham est patriarche, Isaac est patriache, Jacob est patriarche et c'est bien par eux que le peuple d'Israël s'est répandu, tout comme le Père est Créateur du genre humain, Créateur le Fils, Créateur, aussi, l'Esprit Saint. Selon cette considération aussi, le temps qui fut avant la loi est attribué au Père; le temps qui (fut) sous la loi, au Fils; le temps qu'on appelle celui de la grâce, à l'Esprit Saint, et cela à très juste titre. Le temps avant la loi est attribué au Père, c'est-à-dire le temps pendant lequel le péché n'a pas été imputé, puisqu'il n'y avait pas de loi, mais seulement la mort a régné d'Adam jusqu'à Moïse. Car par ce jugement, Dieu le Père a voulu se montrer terrible dans ses conseils concernant les fils des hommes pour inculquer sa crainte au genre humain qui, ne connaissant pas la cause de sa faute, se sentait puni par un pareil blâme. Le temps qui s'écoula sous la loi est attribué au Fils puisque Lui-même est le Maître et le Législateur 'qui éclaire tout homme qui vient dans ce monde'. [Jn I 9] Le temps de la grâce, en revanche, est attribué à l'Esprit Saint, étant donné que là où est la grâce, la loi est abolie et là où est l'Esprit de Dieu, c'est là que se trouve la liberté.
Par contre, (le temps) qui fut sous la circoncision et sous la loi, c'est-à-dire d'Abraham jusqu'au Christ, est attribué au Père parce que c'est pendant (ce temps-là) que 'Dieu le Père a parlé à (nos) Pères à maintes reprises et sous maintes formes par les prophètes'. [Héb. I, 1] Le temps qui succéda sous l'Evangile est attribué au Fils puisque c'est pendant ce temps-là que le même Fils est apparu manifeste au monde et que, grâce à la doctrine de sa bonne nouvelle, Il convertit à Lui-même la multitude des nations. Le temps qui sera entièrement caractérisé par l'intelligence spirituelle est attribué à l'Esprit Saint puisque, une fois donné aux hommes, Il enseignera d'une manière plus abondante ceux qu'il aura remplis de toute vérité et Il appellera des ténèbres à son nom admirable ceux qui, jusqu'à présent, persévèrent dans l'infidélité, n'étant nullement capables de se prévenir en quoi que ce soit.
Et le temps qui s'est écoulé de Jean Baptiste jusqu'à maintenant est attribué au Père, étant donné qu'Il engendre dans ce temps pour Lui-même des fils spirituels par l'Esprit Saint qu'Il envoya sur le Christ sous la forme d'une colombe et en qui renaissent chaque jour ceux qui sont des fils de Dieu, afin que le Père soit glorifié dans (ses) fils. Le temps qui sera de là jusqu'à la consommation du monde est attribué au Fils, étant donné que ce qui fut désigné dans le Christ né selon la chair doit être consommé d'une manière plus pleine selon l'Esprit. Le siècle futur qui suivra après la résurrection doit être attribué à l'Esprit Saint. En effet, en ce temps-là, non seulement les âmes -qui sont plus subtiles de par leur nature- mais aussi nos corps deviendront spirituels et des temples de l'Esprit Saint lorsque, toute corruption de la chair ayant disparu, seul cet Esprit régnera (dans nos âmes et dans nos corps).
Dans l'assignation du premier mystère, on a donné à l'Esprit Saint le temps de l'Evangile; dans l'assignation du second mystère, le temps de l'intelligence spirituelle; dans l'assignation du troisième mystère, la vie du siècle futur 'où on ne prendra ni femme ni mari, mais ils seront comme les anges dans le ciel.' [Mt XXIII 30] Mais crois-tu que quoi que ce soit de tout cela est sans cause? Loin de là! En voici les trois raisons. En effet, on lit que l'Esprit Saint fut envoyé ou donné de trois manières, par 'trois puissances': premièrement, sous la forme de la colombe, deuxièmment, dans l'ensoufflement et troisièmement dans le feu. Dans le premier cas, il a été montré que (l'Esprit Saint) procède du Père, dans le deuxième cas, qu'Il procède du Fils, dans le troisième cas, (il a été montré) que le même Esprit souffle où Il veut et qu'Il donne de Lui-même à chacun comme Il veut.
Cette règle (d'interprétation) des mystères est assez fréquente dans l'Ecriture divine et, généralement, les Pères s'en servent, bien que ceux-ci n'expliquent peut-être pas d'une manière assez claire la raison pour laquelle la même Personne qui est parfois désignée dans la signification du Père, est désigné tantôt dans la signification du Fils, tantôt dans la signification de l'Esprit Saint et inversément. D'autre part, puisque ces choses-là sont vraies d'une manière universelle et qu'il faut les replacer dans leur contexte, dans notre manière d'expliquer les Ecritures, nous avons décidé de prendre au sens propre les états des temps dans lesquelles les oeuvres de la Trinité indivise sont plus claires et plus manifestes où (tout cela) est manifesté par des 'sacrements' claires, à savoir pendant le temps de la 'lettre' de l'Ancien Testament, pendant le temps de la 'lettre' du Nouveau Testament et pendant le temps de l'intelligence spirituelle qui commence maintenant et qui durera juqu'à la consommation du monde. Par conséquent, chaque fois que, dans ce livre, on fait mention d'une manière absolue des trois états, omettant le temps qui fut avant la loi et le deuxième temps qui viendra après la fin du monde, disons que le premier état s'étend d'Abraham ou de Jacob jusqu'à Jean Baptiste; le deuxième, de Jean Baptiste jusqu'au temps de la plénitude des nations; le troisième, à partir de ce moment jusqu'à la consommation du monde. Voilà ce qui vient d'être dit au sujet des trois états afin que nous sachions de quoi il s'agit lorsque nous en faisons mention."
Exposition sur l'Apocalypse, I, c. 8, dans JOACHIM VON FIORE (Ioachim Florensis), Expositio in Apocalypsim, Venedig 1527, Unveränderter Nachdruck, Frankfurt a. M. 1964, fol. 10r°a - 11r°a.
"L'Antichrist, le Dragon, ses têtes et ses membres.
Puisque de toute façon il est évident qu'il y a beaucoup d'Antichrists, on se demande lequel est celui au sujet duquel l'Apôtre dit: 'Auparavant doit venir l'apostasie et se révéler l'Homme impie, l'Être perdu, l'Adversaire, celui qui s'élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu'à s'asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu' [I Thes. II, 3-4] et dans quel moment du temps il doit être révélé. Mais nous pouvons mieux montrer cela (certes, nous le pouvons) si l'on considère l'autorité de l'Apocalypse qui dit: 'Un signe grandiose apparut au ciel...un Dragon rouge-feu, à sept têtes et dix cornes... Sa queue balaie le tiers des étoiles du ciel et les précipite sur la terre.' [Apoc. XII, 1-4] Ce Dragon c'est le Diable; son corps ce sont tous les damnés (rejetés, reprobi); ses têtes ce sont ceux qui règnent parmi les damnés et même parmi ceux auxquels ils précèdent et par rapport auxquels ils excellent dans le mal.
La première tête du Dragon et par laquelle il a répandu son poison fut Hérode. C'est par celui-ci, en effet, qu'il chercha à dévorer le Christ après sa naissance et puisqu'il n'a pas pu le faire, il tua des innocents. Il faut associer à Hérode tous les rois de la région des Juifs que celui-ci avait laissés comme successeurs aussi bien pour le royaume que pour les crimes (commis) par la persécution du Christ. La deuxième (tête) fut Néron, l'assassin des chefs des Apôtres. Il faut lui ajouter tous ses successeurs qui, jusqu'à Julien l'Apostat, ont persécuté l'Eglise de Dieu. La troisiême tête du Dragon fut Constance l'Arien qui avec ses successeurs (je dis: non pas successeurs dans le règne, mais dans la perfidie) affligèrent l'Eglise jusqu'au temps des Sarrasins. La quatrième tête du Dragon fut Chosroès, roi des Perses dont le royaume est passé quelques années plus tard entre les mains des Sarrasins et dans le (royaume) duquel s'est établie la secte de Mahomet, fondée à l'époque même de Chosroès dans les régions d'Arabie. La cinquème tête du Dragon fut l'un des rois de Babylone Nouvelle qui, voulant s'asseoir sur le mont du Testament et paraître semblable au Très Haut, dirigea pour cela beaucoup de persécutions contre l'Eglise. La sixième tête du Dragon est celui dont il est dit chez Daniel: 'Un autre roi se lèvera après eux et il sera plus puissant que les premiers' [Dan. VII, 24], bien que, je pense que le début (de la période correspondant) à la sixième tête doive être pris à partir de ce roi des Turcs qu'on appelle Saladin qui naguère commença à écraser la Cité Sainte [Jérusalem] et qui, à cause de nos péchés, devint plus redoutable pour des Chrétiens plus que nous ne le pensions.
Quant à ce que Jean dit dans la sixième partie: 'Ce sont aussi sept rois, dont cinq ont passé, l'un vit et le dernier n'est pas encore venu' [Apoc. XVII, 9], il faut entendre ces paroles comme si elles étaient adressées à nous qui parlons ici, comme si la prophétie était énoncée pendant le sixième temps, à moins qu'en effet, elle dût être révélée aux croyants (précisément) pendant ce temps. Car c'est exclusivement dans le sixième temps et dans la sixième vision de son livre que l'ange de Dieu instruit Daniel lui enseignant le mystère de la bête à dix cornes et c'est uniquement dans le sixième temps et dans la sixième partie du livre que l'Angel parle au bienheureux Jean lui enseignant de la même façon le mystère de la bête à dix cornes. Et cela afin que ceux que Daniel et Jean, hommes consacrés à Dieu, désignent par la chasteté, pèsent soigneusement, qu'ils comprennent et repensent pareillement que c'est à eux que fut donné par le Seigneur de connaître pendant ce sixième temps les mystères du règne de Dieu et de savoir le sacrement caché devant les générations des siècles depuis des jours anciens jusqu'à présent.
Que ce soit ce Saladin dont il est question dans le livre du prophète Daniel, que ce soit un autre qui doit venir après lui, on doit toutefois appliquer tout cela à ce sixième roi au sujet duquel Jean dit: 'Et l'un vit' [Apoc. XVII, 9]. En effet, d'une part il est impossible que tout cela soit inclus dans cette période et, d'autre part, il est possible qu'au nom du sixième roi se lève un autre après le présent (roi) pour que s'accomplisse en lui ce qui fut écrit au sujet du onzième roi qui, après avoir humilié trois rois, profère des paroles contre le Très Haut, pensant qu'il peut changer les temps et les lois en 'temps' (tempus), en 'des temps' et en 'moitié du temps', les ayant reçus dans sa main.
Ensuite, le septième roi dont on dit: 'le dernier n'est pas encore venu' [Apoc. XVII, 9] est celui au sujet duquel il est dit dans la septième vision du même Daniel: '...se lèvera un roi au visage effronté, sachant pénétrer les énigmes, sa puissance croîtra en force, mais non par sa propre puissance, il détruira tout plus qu'on ne peut le croire.' [Dan. VIII, 23] C'est bien celui-ci la septième tête du Dragon et, il semble, que c'est à son sujet que dit l'Apôtre: '...celui qui s'élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu'à s'asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu' [I Thes. II, 3-4]. C'est bien lui le grand tyran qui commettra beaucoup de maux dans le monde, bien qu'un autre soit également désigné dans la queue.
Ainsi, d'une manière admirable, l'un viendra dans l'esprit de l'autre de la manière dont Jean devait venir dans l'esprit d'Elie. Certes, il est vrai qu'il n'y a qu'un seul Elie que Dieu a promis par son prophète qui disait: 'Voici que je vous envoie le prophète Elie' et, cependant, nous savons que 'deux Elie' devaient être envoyés par le Seigneur: l'un qui est déjà venu, et l'autre qui doit venir. Et même si les Hommes Saints ne parlaient que d'un seul grand tyran, cependant deux tyrans devront venir vers la fin dont chacun doit être un homme inique et un grand adversaire de la foi chrétienne, celui dont Jean dit: 'Le dernier n'est pas encore venu; et une fois là, il faut qu'il demeure un peu' [Apoc. XVII, 9] et l'autre qui est surnommé Gog. Aussi n'est-il pas étonnant que le Diable essaye de tromper le genre humain dans la personne de ces deux hommes iniques puisqu'il n'ambitionne rien autant sous le ciel que d'être reconnu en tout comme l'adversaire des oeuvres du Créateur.
Enfin, à la place d'Adam que Dieu plaça dans le paradis et avec la permission de Dieu Juge juste, le Diable prépara comme roi Hérode dans la Cité Sainte; à la place de Noë, homme juste, il inventa à Rome Néron, (l'homme) le plus sale; à la place d'Abraham le fidèle, il préposa Constance l'Arien; à la place de Moïse le législateur, il (mit) Mahomet, l'inventeur d'une tradition inique et d'une loi immonde; à la place de David, roi de Jérusalem, il exhiba le roi de Babylon; à la place de Jean Baptiste, cet onzième roi dont il est question chez le prophète Daniel; à la place d'Elie qui doit venir, il enverra ce septième roi au sujet duquel il est dit dans ce livre: 'Le dernier n'est pas encore venu; et une fois là, il faut qu'il demeure un peu'. [Apoc. XVII, 9]
Cependant, il est incertain lequel d'entre eux le Diable revêtira pour parler par sa bouche d'une manière plus spéciale; mais qui que ce soit, un grand Antichrist doit venir en cachette qui va exceller par des (faux) prodiges mensongers -comme le Christ excellait par de vrais miracles- et il trompera la foule innombrable des Juifs et des Nations, si bien que très peu de gens seront capables de se libérer de l'astuce de son iniquité et de son habileté. De même qu'on dit que Jésus Christ est roi, pontife et prophète, de même il simulera tantôt le Christ prophète, tantôt le Christ pontife, tantôt le Christ roi et il s'appellera ainsi. (Bien que tous faux et plein de mensonges), les signes qu'il produira seront si grands que les signes du Christ seront estimés nuls en comparaison avec ses signes. Et le Diable produira cela soit par le septième roi qui doit venir après le sixième soit par un autre dont il s'emparera.
Et comme le Seigneur doit encore venir dans la gloire de son Père et tous ses Saints avec Lui, le Diable lui-même sortira vers les nations qui se trouvent sur les quatre coins de la terre et, soudain, il apparaîtra avec eux comme s'il devait juger le monde, et cela pour mentir que c'est bien lui 'qui viendra pour juger les vivants et les morts et le monde par le feu.' D'où beaucoup pensent au sujet de ce dernier tyran qu'on appelle Gog que c'est bien lui l'Antichrist, à moins que quelqu'un dise: Gog lui-même n'est pas l'Antichrist, mais il est pour ainsi dire le chef de l'armée du roi que le Diable lui-même revêtira; aussi, après avoir perpétré beaucoup de maux par l'intermédiaire des pseudo-Christs et des pseudo-prophètes, à la fin, il sortira lui-même manifeste en revêtant l'homme du péché et il séduira Gog et son armée pour persécuter l'Eglise. C'est bien cela que veut (signifier) Jean dans le (passage) qui dit: 'Et ils séduiront les nations qui se trouvent sur les quatre coins de la terre, Gog et Magog'. [Apoc. XX, 7]
Il n'est pas contraire à la foi d'avoir une opinion sur cette affaire, afin que le Diable ne puisse pas tromper, si possible, même les élus, en agissant d'abord d'une manière occulte en revêtant l'homme dans les 'fils de suspicion' et en envoyant la bête, les rois de la terre et des pseudo-prophètes. Et puisque, même en les vainquant et en l'emportant sur eux, contraint à l'extrême par la puissance du Christ, il ne pourra pas prévaloir, il se retirera chez les nations barbares, demeurant emprisonné pour quelques jours ou pour quelques années, l'Eglise de Dieu jouissant entre-temps de la paix et du 'sabbat'. Et après cette trève, il conduira de nouveau avec lui Gog et son armée séduits par lui et il perpétrera tout le crime qui est décrit dans le livre d'Ezéchiel. Quoi qu'il en soit, cette tribulation se passera comme au dernier moment et dans la queue du Dragon, étant donné que les têtes seront déjà écrasées en leur temps.
Voilà ce qu'il fallait dire, brièvement certes, des sept signes et de leur éclaircissement sans la connaissance desquels 'se premener' dans ce livre signifie 'dévier' et y définir quelque chose équivaut à la témérité. Puisque, grâce à Dieu, nous avons vu et nous connaissons le chemin par lequel il faut marcher et par lequel se dirige dans ce livre l'élan de l'Esprit, il faut examiner avec plus d'application les parties et les étapes du livre par lesquelles chacune de celles-ci se distingue, tout en n'oubliant pas la promesse qui nous a été faite par le Prophète qui dit: 'Et le Seigneur asséchera le golfe de la mer d'Egypte et étendra la main sur le fleuve par la violence de son souffle et le divisera en sept bras et on le traversera sandales aux pieds.' [Is. XI, 15-16]"
Les Révélations de l'Amour divin, c. 57, Révélation 14, dans E. COLLEDGE - J. WALSH, A Book of Showings to the Anchoress Julian of Norwich, Vol. 2: The Long Version. Appendix, Bibliography, Glossary, Index. Toronto 1978, p. 576-581.
"Et quant à notre substance,Il nous l'a faite d'une manière si noble et si riche afin que nous fassions toujours davantage sa volonté et son honneur. Je dis alors: 'nous', cela veut dire l'homme qui sera sauvé. Car en vérité j'ai vu que nous devons être ce qu'Il aime et faire toujours et sans relâche ce qui Lui plaît. Et de cette grande richesse et de cette haute noblesse, des vertus émanent en notre âme, dans la mesure et pour le temps où elle est unie à notre corps et pendant cette union, nous sommes rendus sensibles. Et ainsi, dans notre substance nous serons complets et nous sentons dans notre sensibilité. Dieu veut restaurer cette sensibilité et la perfectionner par l'action de la miséricorde et de la grâce qui émanent en plénitude vers nous à partir de sa nature bonne. Et ainsi cette nature bonne fait que la miséricorde et la grâce travaillent en nous et la nature bonne que nous (recevons) de Lui nous rend aptes à recevoir l'action de la miséricorde et de la grâce.
J'ai vu que notre nature est toute entière en Dieu. Dieu produit en elle toutes sortes de choses qui émanant de Lui pour qu'elle fasse sa volonté; notre nature garde ces choses et la miséricorde (de Dieu) et sa grâce les restaurent et les accomplissent. Et aucune de ces choses-là ne périra jamais, étant donné que notre nature, en sa partie supérieure, est liée à Dieu par la création et que Dieu est uni à la partie inférieure de notre nature en revêtant notre chair. Et ainsi, dans le Christ, nos deux natures sont unies, car la Trinité est incluse dans le Christ en qui notre partie supérieure est fondée et enracinée; et notre partie inférieure, la seconde Personne l'a prise, cette nature qui Lui fut assignée d'abord.
Car j'ai vu d'une manière très vraie que toutes les oeuvres que Dieu a faites ou qu'Il fera jamais, sont entièrement connues de Lui, et prévues d'avance par Lui depuis l'éternité. Et c'est par amour qu'il a créé la nature humaine et c'est également par amour qu'Il a voulu devenir homme. Le bien le plus proche que nous recevons (de Dieu) c'est notre foi dans laquelle commence notre progrès; et elle provient de la grande richesse de notre nature substantielle et (entre) dans notre âme sensitive et elle est fondée en nous mêmes et nous mettons en elle la nature (pleine) de bonté de Dieu par les oeuvres de miséricorde et de grâce. C'est de là que vient toute la bonté par laquelle nous sommes guidés et sauvés. Les commandements de Dieu viennent ensuite à propos desquels nous devons avoir une double compréhension. La première est que nous devons comprendre et savoir quelles sont les obligations (que les commandements nous imposent), afin de les aimer et de les observer. La deuxième c'est que nous devons connaître ses interdits, afin de les haïr et de les refuser. En effet, dans ces deux sont comprises toutes nos activités. Dans notre foi entrent également les 7 sacrements, chaque sacrement suivant l'autre selon l'ordre établi par Dieu pour nous; viennent ensuite toutes sortes de vertus. Car, les vertus que nous avons reçues de notre substance dans la nature que la bonté de Dieu nous donnée, seront renouvelées par l'Esprit Saint au moyen de l'action de la miséricorde que la grâce doit nous donner; ces vertus et dons sont trésorisés pour nous en Jésus Christ. Car, en même temps que Dieu L'a lié à notre corps dans les entrailles de la Vierge, Il a pris notre âme sensitive, et en la prenant, et en nous incluant tous en Lui, Il l'a unie à notre substance. Par cette union, il fut homme parfait, car le Christ, ayant lié à Lui-même tout homme qui sera sauvé, est homme parfait.
Ainsi Notre-Dame est-elle notre mère en qui nous devons tous être enfermés et naître d'Elle dans le Christ. En effet, Elle qui est la mère de notre Sauveur, Elle est aussi la mère de tous ceux qui doivent être sauvés dans notre Sauveur; et notre Sauveur est notre vraie mère en qui nous devons naître sans fin et nous ne sortirons jamais de Lui.
Tout cela a été montré d'une manière pleine, complète et douce; et cela a été prononcé au moment où il a été dit que nous serons tous inclus en Lui et qu'Il est inclus en nous. Et il en est question dans le XVe 'Showing' où Il dit qu'Il est assis dans notre âme, car c'est son plaisir de régner dans notre intelligence d'une manière bienheureuse et de s'asseoir dans notre âme en paix et d'habiter dans notre âme sans fin, pour que nous agissions tous pour Lui. Dans ces actions, Il veut que nous soyons ses collaborateurs, en Lui donnant tout notre accord (entent), en apprenant ses lois, en gardant sa connaissance; Il désire que nous fassions tout ce qu'Il fait en mettant vraiment notre confiance en Lui, car, en vérité, j'ai vu que notre substance est en Dieu."
Les Révélations de l'Amour divin, c. 72, Révélation 16, dans E. COLLEDGE - J. WALSH, A Book of Showings to the Anchoress Julian of Norwich, Vol. 2: The Long Version. Appendix, Bibliography, Glossary, Index. Toronto 1978, p. 659-665.
"Mais maintenant il me faut dire de quelle manière je vis le péché mortel dans les créatures qui, (pourtant), au lieu de mourir à cause du péché, devraient demeurer éternellement dans la joie de Dieu. J'ai vu que deux choses contraires ne devraient pas être ensemble dans un même état. (Or), ce qu'il y a de plus contraire c'est la plus grande béatitude et la plus profonde peine. La suprême béatitude qui puisse exister c'est d'avoir Dieu dans une clarté et lumière infinie, de Le voir vraiment, de Le sentir en douceur, de Le posséder paisiblement dans la plénitude de la joie; et c'est bien ainsi que Dieu notre Seigneur montra son expression bienheureuse dans (cette) affaire. Dans cette vision j'ai vu que le péché était (la chose) la plus contraire, à tel point que nous ne verrons jamais l'expression bienheureuse de Dieu tant que nous avons affaire avec la moindre forme du péché. Et plus nos péchés sont horribles et grands, plus nous sommes éloignés en même temps de sa vision bienheureuse.
C'est pourquoi il nous paraît souvent comme si nous étions semblables aux morts et (comme si nous nous trouvions) dans une partie de l'enfer à cause de la peine et de la tristesse que représente pour nous le péché et ainsi nous sommes morts entre-temps et exclus de la vision de notre vie pleine de bonheur. Mais en tout cela, j'ai vu d'une manière sûre que, dans l'intention de Dieu, nous ne devons pas mourir et qu'Il ne nous quitte jamais. Mais Il n'aura jamais en nous sa pleine joie tant que nous n'avons pas notre plein bonheur en Lui, en voyant vraiment son expression belle et bienheureuse. Car c'est à cela que nous sommes ordonnés par nature et nous y parviendrons par la grâce. J'ai vu ainsi en très peu de temps combien le péché est mortel pour les créatures bienheureuses (appelées) à la vie sans fin.
Et plus l'âme voit clairement, par la grâce et l'amour (de Dieu), l'expression pleine de béatitude, plus elle désire la voir dans sa plénitude, c'est-à-dire dans sa propre ressemblance. Car, malgré le fait que Dieu notre Seigneur habite maintenant en nous et qu'Il est ici avec nous et qu'Il nous embrasse et qu'Il nous entoure par (son) amour tendre, (malgré le fait) qu'Il ne peut jamais nous abandonner et qu'Il est plus proche de nous que la langue ne puisse le dire et que le coeur ne puisse le concevoir, nous ne pouvons jamais cesser de nous lamenter, de pleurer, de chercher, de désirer jusqu'à ce que nous Le voyions clairement dans son expression bienheureuse; car (à la suite du péché), nul ne peut demeurer dans cette vision précieuse, ni en tirer aucun profit.
En (tout) cela, j'ai trouvé (à la fois) matière de joie et matière de tristesse: matière de joie, du fait que notre Seigneur, notre Créateur est si proche de nous et que, par fidélité de garder sa grande bonté, Il est en nous et nous en Lui; matière de tristesse parce que notre oeil spirituel est si aveuglé et que nous sommes (tellement) portés vers le bas par notre chair mortelle et par les ténèbres de notre péché que nous ne sommes pas capables de voir notre Seigneur Dieu clairement dans son expression bienheureuse. Non, à cause de ces ténèbres, nous ne pouvons guère croire en son grand amour ou espérer notre fidélité de le garder. C'est pourquoi nous ne devons jamais cesser d'être tristes et de pleurer.
Ces 'pleurs' ne signifient pas qu'il faille verser des larmes de notre oeil corporel, mais il faut les comprendre plutôt au sens spirituel. En effet, le désir naturel de notre âme est si grand et si immense que, -même si, pour notre joie et pour notre confort, toutes les choses nobles que Dieu ait jamais créées dans le ciel et sur la terre nous étaient accordées sans voir son expression belle et bienheureuse-, nous ne devions jamais cesser de nous attrister et de pleurer spirituellement, c'est-à-dire, nous ne devions jamais cesser (d'éprouver) ce désir de tristesse, jusqu'à ce que nous voyions vraiment l'expression belle et bienheureuse de notre Créateur. Et même si nous étions dans toute la peine que le coeur puisse concevoir ou la langue puisse dire, mais que, en même temps, nous pouvions voir son expression bienheureuse, toute cette peine ne pourrait pas nous attrister. C'est ainsi que cette vision bienheureuse est, pour les âmes qui aiment, la fin de toute sortes de peines et l'accomplissement de toutes sortes de joies et de béatitudes; et c'est cela qu'Il a montré dans les paroles merveilleuses quand Il a dit: 'Je suis ce qu'il y a de plus grand; c'est moi que tu aimes, c'est moi qui suis ce qui est tout'.
Il est souhaitable que nous ayons trois sortes de connaissances. La première c'est que nous connaissions Dieu notre Seigneur. La seconde c'est que nous nous connaissions nous-mêmes tels que nous sommes par Lui dans notre nature et dans la grâce. La troisième c'est que nous sachions humblement que nous sommes bien contre notre péché et contre notre faiblesse. Et c'est pour (avoir) ces trois connaissances que cette révélation a été accordée d'après ce que j'ai compris."
BEATI LANFRANCI, Glossae in Ep. ad Corinthios I, c. 1, cf. BEATI LANFRANCI, Opera quae supersunt omnia, éd. J.A. Giles, vol. II, Oxford-Paris 1844, p. 42-43.
«'Non point dans la sagesse...' Il semble que la sagesse, lorsqu'elle signifie la dialectique, par laquelle la croix, c'est-à-dire la mort du Christ semble évacuer pour ceux qui l'entendent d'une manière simpliste: puisque Dieu est immortel, et que le Christ est Dieu, le Christ est donc immortel. Or s'Il est immortel, Il n'a pas pu mourir. De même, en ce qui concerne la naissance de la Vierge et quelques sacrements. Cependant, pour qui regarde la chose d'une manière perspicace, (il est clair) que la dialectique ne contredit pas les sacrements de Dieu, mais, quand la chose l'exige, elle les soutient et confirme, à condition de la manier selon toute la rectitude. 'dans la sagesse de la parole' Non pas en prouvant d'une manière syllogistique, car ainsi, la [foi] pourrait être plutôt désapprouvée (improbari). Ou bien, s'ils croyaient être convaincus par des syllogismes, cela ne leur profiterait pas. 'En effet la parole' Il [Paul] donne la raison pour laquelle il ne prêche pas dans la sagesse de la parole. Les émules de cet art - qui pourtant sont 'spécialistes' (experts) de la religion chrétienne, il (Paul) dit (d'eux) qu'ils périssent: soit que leur doctrine périt chez certains, soit qu'ils seront perdus pour l'éternité [étant donné qu'] ils pensent que la mort du Christ est une folie (stultitia). 'est vertu de Dieu': c'est-à-dire (la parole ou la foi?) donne la vertu de Dieu au croyant, vertu par laquelle des miracles se produisent quand cela est opportun. 'Je perdrai la sagesse' C'est l'autre raison pour laquelle il ne prêche pas dans la sagesse de la parole: en effet, la prophétie est réprouvée par l'autorité. Mais peut être aussi la réponse à la question de quelqu'un qui dirait: Pourquoi dis-tu 'pour ceux qui périssent'? Chez Abdias on lit ceci: .... 'Où est le scribe' Ce sont les paroles de l'Apôtre. Les scribes sont les auteurs de livres moraux et naturels et des écrivains des actes séculiers, c'est-à-dire, des gens qui donnent des préceptes concernant les arts. Les 'conquisitores' sont ceux qui argumentent à partir des préceptes des arts mêmes qui approuvent quelque chose. Sage est le terme générique des deux. Il dit que ceux-ci seront anéantis, non pas comme s'il désapprouvait complètement leurs doctrines, - car ils sont d'accord dans bien des choses avec les lettres sacrées -, mais parce qu'ils pensaient et écrivaient des choses contraires à la religion chrétienne, surtout en ce qui concerne le culte du Dieu unique. - 'Il a plu à Dieu par la folie' - Je ne prêche pas dans la sagesse de la parole. Il le prouve: puisqu'il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie; et il le prouve: puisque la sagesse du monde n'a pas plu (à Dieu); ce qui est dans la sagesse de Dieu, le monde n'a pas connu Dieu par la sagesse.»
BEATI LANFRANCI, Glossae in Ep. ad Corinthios I, c. 2, cf. BEATI LANFRANCI, Opera quae supersunt omnia, éd. J.A. Giles, vol. II, Oxford-Paris 1844, p. 44-45.
«'Non dans la sublimité [de la parole]' Il (Saint Paul) appelle sublimité de la parole la logique parce qu'elle concerne tout entière le discours artificiel. Il appelle sagesse le quadrivium, surtout les livres platoniciens, en désignant l'espèce par le nom du genre. 'Persuasifs' Il touche à la rhétorique dans laquelle sont données les règles de parler d'une manière appropriée en vue de la persuasion. - 'Pas des princes' Il appelle ici princes les Philosophes éminents par qui et grâce à qui la philosophie fut inventée. C'est par ce nom-là qu'on les désigne même dans la littérature profane, ainsi Cicéron dans les Topiques: 'Il me semble, dit-il, que c'est Aristote qui fut le prince des deux.' 'Dans le mystère': en exposant les mystères de l'Ancien Testament dans lesquels nous affirmons que le Christ fut préfiguré. 'Aucun des princes etc.': Il prouve 'aucun des princes (de ce monde n'a connu)' du fait que c'est ainsi qu'il fut écrit. De même (il prouve) qu'ils n'ont pas connu parce que seuls ceux qui aiment (la Sagesse de Dieu qui l'ont connue). 'Or nous', signifie que c'est à nous qu'il fut révélé. Qu'il fut révélé, il le prouve en disant: 'par l'Esprit, etc.'; Et il le prouve: 'car nous avons reçu l'Esprit, etc.', ce qui veut dire, l'Esprit 'qui est de Dieu etc'. Et il prouve qu'il a reçu l'Esprit de Dieu en disant: 'nous n'avons pas reçu l'Esprit de ce monde'. - 'Ce que l'oeil n'a pas vu': Il prouve ce qu'il a dit plu haut: 'Aucun des princes de ce monde n'a connu'. En effet, la Sagesse de Dieu, c'est-à-dire le Seigneur Christ, qui fut préparée comme récompense pour ceux qui l'aiment, même l'oeil ne l'a pas vu, etc. C'est écrit ainsi chez Isaïe: 'L'oeil n'a pas vu, Dieu, sans Toi, ce que Tu as préparé pour ceux qui t'aiment.' - 'Pas en (un langage) enseigné'. Il nie qu'ils parlent en un langage enseigné par la sagesse humaine. Et pourtant, dans ses écrits on trouve une si grande subtilité des lieux discutés: quand la chose exige, il y a (dans ses écrits) une si grande et une si subtile recherche de la bienveillance que dans aucun genre d'écrits on ne trouve si grande ou plus grande. D'où, il faut croire sans aucun doute que ce n'est pas aux règles des arts séculiers qu'il a pensé en écrivant ou en parlant, mais c'est par la doctrine du Saint Esprit - de qui et par qui provient toute science (peritia) utile qu'il a dit de telles choses de telle manière; je les exposerais une par une s'il ne fallait pas craindre le murmure de ceux qui sont ignares de telles doctrines. - 'En comparant les choses spirituelles': c'est-à-dire en mettant en balance la doctrine spirituelle selon la capacité de l'auditeur spirituel: 'tout ce que vous entendez d'une manière spirituelle', est prouvé par des (arguments) spirituels. 'l'homme animal': est animal du fait qu'il désapprouve les choses spirituelles, c'est pourquoi il n'est pas capable de s'efforcer pour comprendre. - 'mais l'(homme) spirituel': l'(homme) spirituel, dit-il, comprend et blâme tout ce qu'il y a à comprendre et à blâmer: et lui-même n'est blâmé ni compris par aucun des (hommes) charnels: on retrouve ce verbe dans chacune des deux significations. - 'Et lui ...de personne': L'homme spirituel n'est compris par aucun (des hommes charnels), étant donné qu'aucun (de ceux-ci) ne comprend. En effet, aucun de (ceux-ci) n'a connu la pensée du Seigneur. Il prouve de nouveau à partir de la cause: il n'est blâmé par personne puisque personne ne blâme; et il prouve cela du fait qu'il n'instruit pas. - 'Qui, en effet, a connu': Ceci concerne la signification du verbe (exposée) ci-dessus. 'Qui l'instruise': Ceci est (relatif à la signification) postérieure (ultérieure du verbe). Car, celui qui blâme, doit avoir la science d'instruire.»
BEATI LANFRANCI, Opera quae supersunt omnia: Liber de Corpore et Sanguine Domini nostri adversus Berengarium, c. 7, éd. J.A. Giles, vol. II, Oxford-Paris 1844, p. 159-161.
«En quittant les autorités sacrées, tu te réfugies dans la dialectique. Mais quand je veux écouter les (questions) concernant le mystère de la foi et répondre ce qui doit concerner la question, je préférrais écouter les autorités sacrées et répondre avec elles (au lieu d'entendre) les raisons dialectiques. Toutefois, nous allons essayer de répondre aussi contre ces (raisons dialectiques), afin que tu ne croies pas, dans l'absence de cet art, que je me décline devant toi dans ce sens; cela pourrait paraître à certains comme un orgueil et ils l'imputeront plutôt à l'ostentation qu'à la nécessité (de la cause). Mais Dieu est mon témoin - et aussi ma conscience -, qu'en traitant des lettres sacrées, je ne voudrais ni proposer des questions dialectiques ni répondre à de telles questions ni proposer de telles solutions. Même si parfois la matière à discuter est telle qu'elle puisse être expliquée d'une façon plus explicite au moyen des règles de cet art, dans la mesure du possible je couvre l'art par l'équivalence des propositions pour ne pas donner l'impression que je mets ma confiance plutôt dans l'art (de discuter) que dans la vérité et dans l'autorité des Pères Saints, bien que le bienheureux Augustin dans certains de ses écrits et surtout dans le livre De la Doctrine Chrétienne fasse grand éloge de cette discipline et qu'il confirme qu'elle est valable au plus haut degré pour tout ce qu'on élucide dans les lettres sacrées. Enfin, en lutte contre l'hérétique arien Félicien, il a astreint celui-ci par cet art à tel point que, n'étant pas en mesure d'apporter les connexions implicites des lieux et des syllogismes et des connexions implicantes, l'hérétique s'écria en public disant: 'Tu luttes contre moi avec la subtilité aristotélicienne et tout ce que je dis, tu les emportes comme un torrent'. Quant à toi, voulant ci-dessus démontrer que le pain et le vin de l'autel ne changent pas essentiellement pendant la consécration, tu as proposé comme lieu de preuve deux sortes d'arguments dont j'ai prouvé par des raisons manifestes que seulement l'un est le tien et que l'autre n'appartient à personne. Dans cette affaire, tu as accompli la chose précitée avec un grand vice. En effet, ce qui était le tien, ce fut une question. C'est par ton affaire que nous cherchons à le supprimer et à renverser par la masse et l'élan de tous les arguments. Pourtant aucune question ne peut tenir lieu d'un argument. En effet, il est nécessaire que le lieu de l'argument soit ou bien de soi certain ou bien approuvé par des raisons certaines. Ce qui était uniquement ton affaire, cela ne devait être assumé nullement pour prouver une chose douteuse. Mais le reste dont il s'est avéré qu'il ne concernait personne, il ne fallait pas par quelque raison que ce soit rendre crédible la chose douteuse. Qui pense, en effet, que ce que tout le monde nie et que personne n'admet soit certain ou puisse devenir certain? Ce n'était pas non plus raisonnable de le prendre comme argument. C'est donc à tort que tu as posé les deux. C'est au moyen de ces deux principes complètement vicieux que tu construis toute ton argumentation en répétant la même chose jusqu'au bout. C'est pourquoi il est nécessaire que soit vicieux - et inadmissible - tout ce dont on constate qu'il provient de principes vicieux et non admis.»
NICOLAS D'AMIENS: De arte seu articulis catholicae fiei, PL t. 210, col. 595-618.
«La cause est, selon sa description même, ce par quoi quelque chose possède l'être (esse): et, selon la conception commune de l'esprit, chaque chose possède l'être par la chose qui conduit sa cause à l'être. Si donc quelque chose produit une cause, il est évident qu'elle produit aussi un causé. Par conséquent, si A est la cause de B et B est la cause de C, il est évident que A est la cause de C. Car si A est la cause de B et que la cause de B est C, C possède l'être (esse) par B, selon la description de la cause. Conformément à l'hypothèse, B possède l'être par A: il en est donc la cause; et C possède l'être par B. Mais selon la première conception de l'esprit, toute chose possède l'être par ce qui conduit sa cause à l'être. Or, A conduit B à l'être: il en est donc la cause. Mais B est la cause de C. Par conséquent, selon cette conception de l'esprit, C possède l'être par A. Donc, selon la description de la cause, A est la cause de C: et ainsi la majeure est évidente.
II. Toute cause du sujet est cause de l'accident.
En effet, selon sa description même, l'accident possède l'être par le sujet; donc selon la description de la cause, le sujet est la cause de l'accident. Or le théorème précédent dit: Tout ce qui est cause de la cause, est cause du causé. Donc, toute cause du sujet est cause de l'accident.
III. Rien ne s'est composé lui-même ou s'est conduit lui-même à l'être.
Au contraire, l'adversaire dit: quelque chose s'est composé lui-même ou s'est conduit lui-même à l'être. Donc quelque chose possède l'être de soi: il est donc la cause de lui-même selon la description de la cause: il est donc antérieur à lui-même et plus digne que lui-même selon la deuxième conception de l'esprit. Mais c'est contre la troisième conception commune de l'esprit. En effet, rien n'est antérieur à lui-même ou plus digne que lui-même. Il est donc impossible que quelque chose se soit composé lui-même ou qu'il se soit conduit lui-même à l'être.
IV. Ni la matière soumise sans la forme ni la forme sans la matière soumise ne peut être en acte.
En effet, si la matière est soumise, elle est donc une chose discrète, elle diffère donc ou fait différer de la description du discret . Or, elle ne peut pas faire différer puisqu'elle n'est ni propriété ni forme, elle diffère donc; par conséquent elle diffère de la description de ce qu'est 'différer'; elle même est informée par des propriétés, elle est donc soumise à la forme; par conséquent, elle n'est pas sans forme.
Il en va de même en ce qui concerne la description de la forme. En effet la forme fait que son sujet soit autre que n'importe quelle autre substance. La forme est donc dans le sujet, par conséquent, dans la matière soumise. Et ainsi la majeure est prouvée.
V. La composition de la forme avec la matière est la cause de la substance.
En effet, la substance est constituée par la matière et la forme. La matière et la forme sont donc la cause de la substance composée d'après la première pétition. De même: ni la forme sans composition avec la matière, ni la matière sans composition avec la forme ne peut être en acte, ainsi qu'il a été prouvé auparavant. La forme et la matière ont donc l'être en acte par leur composition; par conséquent, la composition est la cause de leur existence. Or, leur existence est la cause de la substance. Par conséquent, en vertu du premier théorème, la composition de la forme avec la matière est la cause de la substance. En effet, tout ce qui est cause de la cause, est cause du causé.»
S. PETRI DAMIANI, De perfectione monachorum ad O... Abbatem Pomposianum eiusque conventum, c. XI, Migne, PL t. 145, col. 306-307.
Mais pour exprimer mon mécontentement (je dois dire que), ceux qui veulent rejoindre la foule des grammairiens sont du nombre de ceux qui, laissant l'étude des choses spirituelles, désirent apprendre les sottises de l'art terrestre; qui, négligeant la règle de Benoît, trouvent leur joie à s'occuper des règles de Donate. Puis, ceux-ci qui trouvent ennuyeuse la connaissance de la discipline ecclésiastique et qui convoitent avidement les études séculières, à quoi ressemblent-ils sinon à celui qui quitte son épouse chaste dans le lit nuptial de la foi et descend auprès des actrices prostituées? Et, j'avoue qu'en jouissant de la parure recherchée des courtisanes, ils répudient les (femmes) libres afin de s'associer avec les servantes en violant l'alliance nuptiale. Ils abandonnent les femmes de Laban, c'est-à-dire (ses) filles et ils vont aux lieux de prostitution auprès des concubines si bien que c'est à juste titre qu'ils paraissent vieux avec Bilha et des bavards par politesse et des railleurs avec Zilpa. Mais peut-être objectent-ils (disant) que c'est pour faire des progrès dans l'étude des choses divines grâce à un style plus riche qu'ils suent pour les sornettes des arts extérieurs? Certes, sur la demande de ses femmes, Jacob a toléré la caresse des concubines, autrement ceux qui sont nés de celles-ci n'auraient jamais eu part dans l'héritage avec les autres, s'ils avaient été soumis à l'infamie d'une conception adultérine. Ils cherchent donc et ils consultent d'une manière subtile l'autorité des Pères.
S'il est vrai que l'Ecriture Sainte permet que le moine s'adonne à ces arts, que l'on dise que c'est parce que la femme donne la servante à son mari pour en avoir des descendants. Or, si Grégoire, Jérôme et d'autres saints docteurs le nient complètement, qu'ils le sachent, ceux-là, que déçus par l'amour adultérin des concubines, ils luttent avec acharnement et sans alliance contre l'alliance conjugale. Car, après réception de l'ordre sacré, non seulement il nous est interdit de diriger notre attention vers ce genre de doctrines vaines, mais il nous est même ordonné de retrancher toute chose superflue de tout ce que nous avons appris auparavant. D'où Moïse décrète par la loi qu'on retranche à la femme, prise dans la guerre et choisie pour le mariage du vainqueur, tout superflu de son corps: 'Elle se rasera la tête, se coupera les ongles et quittera son vêtement de captive; elle demeurera dans ta maison et pleurera tout un mois son père et sa mère. Ensuite tu pourras t'approcher d'elle, agir en mari, et elle sera ta femme.' (Deut. XXI, 12-13). Assurément, nous rasons la tête de la femme lorsque que nous amputons les sens superflus de la discipline rationnelle; aussi, nous coupons les ongles, lorsque nous retranchons de (cette discipline) toutes les oeuvres mortes de la superstition. On ordonne aussi (à la femme) qu'elle dépose le vêtement dans lequel elle fut saisie, afin qu'elle se dépouille de la surface étendue par dessus des fables et de n'importe quelle image (figmentum) et qu'elle montre la vérité solide de la vraie raison.
'Elle pleure son père et sa mère', car notre âme (mens) estime les auteurs des arts libéraux comme des morts et parce qu'elle les déplore dans sa compassion (de fait) qu'ils aient péri dans l'erreur. C'est l'habitude des femmes de se purifier chaque mois par l'effusion de leur sang: on nous ordonne donc d'entrer chez cette femme après un mois, afin que nous prenions pour ainsi dire en mariage l'art de chaque discipline purifiée de toute contagion des superstitions. Ainsi, devenue déjà une Israélite, qu'elle entre en mariage avec un Israélite et qu'elle donne en retour une postérité bien féconde en oeuvres spirituelles. Et tout cela convient sans doute à ceux qui dans le service séculier, reçoivent leur instruction dans les arts des études libérales; du reste, à qui il n'est même pas permis de parler avec les hôtes en qui pourtant le Christ Lui-même est salué et accueilli: nous qui ne devons ouvrir la bouche si ce n'est quand on nous interroge et (qui), lorsque nous mangeons, n'osons même pas discuter sur la lecture sacrée, comment nous serait-il permis de faire, pour ainsi dire, irruption d'une manière insolente dans les gymnases théâtraux des grammairiens et d'échanger des paroles vaines avec des séculiers dans un vacarme de marché? Nous avons dit tout cela à l'adresse des moines engagés dans les bagatelles des arts extérieurs pour montrer combien leur vanité s'écarte de loin de la ligne de la rectitude.»
S. PETRI DAMIANI, De fide catholica ad Ambrosium, Migne, PL t. 145, col. 27-30.
Mais certains, lorsqu'ils désirent découvrir le mystère de la génération divine, sont induits dans l'erreur par les phantasmes des pensées corporelles. Le Dieu tout-puissant, disent-ils, aurait-Il pris une femme puisqu'Il a engendré un enfant? Mais avec notre propre faiblesse, nous pouvons recueillir ce que nous devons peser de la profondeur du secret de l'oeuvre divine. D'abord, dans le coeur de l'architecte naît le projet (consilium) de la construction de l'édifice de la future maison. Donc le coeur dans lequel se cache le projet engendre afin que la construction de la maison s'élève par les divers contours des parois et des angles de la maison. Le projet est donc pour ainsi dire le fils du coeur humain qui s'élance vers l'extérieur pour construire l'édifice et qui néanmoins est resté tout entier dans le coeur de celui qui l'a conçu. Si donc par le projet &emdash;qui est pour ainsi dire le fils du coeur&emdash; s'érige la construction de la maison, comment (devons-nous) penser le Fils de Dieu, à savoir le Verbe par qui toutes choses ont été créées? Alors, puisque le coeur de l'homme est capable d'engendrer sans mère le projet, combien davantage le Père tout-puissant pouvait-Il engendrer par Lui-seul et d'une manière ineffable le Verbe? Celui (Verbe) qui, en prenant des membres humains n'a nullement abandonné les secrets de la Divinité paternelle et (qui), lorsqu'Il a revêtu les voiles de notre chair fut reçu, et non point enfermé, dans le sein virginal. Et quoi d'étonnant quand il s'agit du Verbe de Dieu alors que le discours même que nous prononçons par la langue de chair pénètre si fécond les sens que, même si le coeur des auditeurs cherche à le saisir, il ne l'enferme pas. Car, si l'on ne pouvait pas le saisir, il ne pourrait du tout instruire personne; si, (en revanche), il était enfermé, il ne pourrait pas parvenir aux autres.
Ainsi, c'est d'une manière beaucoup plus plénière et, pour ainsi dire, (beaucoup plus) ineffable que le Fils de Dieu est venu chez nous par le mystère de l'Incarnation et, néanmoins, il demeura dans la divinité auprès du Père. En revêtant la vraie chair dans les entrailles du sein virginal, Il (le Fils) a voulu unir les deux natures de telle façon que le même Homme vrai soit Celui qui était vraiment Dieu et que Celui-même qui était Homme soit Dieu loin de tout doute. Cette action (de prise de la chair humaine) fut en effet telle qu'elle devait rendre Dieu homme et l'homme Dieu. Quand Il a pris la forme du serviteur dans la forme de Dieu, chacun est Dieu, chacun est vrai homme en raison de l'homme qu'Il a revêtu. Ainsi, bien que n'importe lequel des saints les plus excellents ait pu mériter de recevoir de Dieu une grâce privilégiée, aucun, cependant, n'a pu convenir avec Dieu en une personne. Seule l'âme à la fois et la chair du Christ avec le Verbe est un Christ et un Fils. Pour établir donc la distance entre la multitude de tous les saints et l'Auteur même des saints et de toute sainteté, le bienheureux Apôtre dit: 'Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu'Il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi Il a fait les siècles.' (Hebr., 1) Mais autre chose est quand Dieu parle par la bouche des prophètes, autre chose est quand Il parle avant tous les siècles par le Verbe même qui Lui est coéternel et consubstantiel. Car autre chose est le Verbe en chair, autre chose est le Verbe fait chair. Autre chose est Dieu dans l'homme, autre chose le Dieu-homme. Autre chose est le ministre du Verbe, autre chose est le Maître. Il faut dire qu'autre est l'auteur de la foi, autre celui qui la prêche. Autre chose est en outre recevoir l'Esprit Saint par la grâce prophétique, autre chose est l'avoir substantiellement par la nature. En effet, bien que l'Esprit soit descendu sur le Christ sous la forme d'une colombe, la divinité du Rédempteur ne pouvait pas le recevoir étant donné que, selon l'essence de la divinité, le Père, le Fils et l'Esprit Saint est (sont?) un Dieu.»
MAGISTRI PETRI LOMBARDI, Sententiae in IV libris distinctae, Tom. I, Pars II, Liber I et II, Livre I, distinctio XLIV, Grottaferrata 1971, p. 303-305.
«Il reste maintenant à discuter (la question de savoir) si (Dieu) peut faire quelque chose de meilleur que ce qu'Il fait. En effet, ceux qui scrutent (les mystères) ont l'habitude de dire que tout ce qu'Il fait, Dieu, ne peut pas le faire mieux; car s'Il pouvait le faire et qu'il ne le faisait pas, Il serait jaloux et non pas souverainement bon. Et ils essayent de prouver cela par des arguments que voici: Augustin dit dans le livre de LXXXIII Quaestionum (q. I, col. 31, t. VI) 'Celui que Dieu a engendré, &emdash;puisqu'Il ne pouvait engendrer meilleur que Lui-même étant donné que rien n'est meilleur que Dieu&emdash;, Il devait l'engendrer égal (à Lui-même). S'Il le voulait (mais) et qu'Il ne le pouvait pas c'est qu'Il est impuissant. S'Il le pouvait (mais) qu'Il ne le voulait pas c'est qu'Il est jaloux.' Ce qui confirme (à leurs yeux) que Dieu a engendré le Fils égal. Par analogie, ils veulent dire que si Dieu peut faire une chose meilleure que ce qu'Il fait, Il est jaloux. Mais on ne peut pas invoquer cette analogie, puisque c'est de sa propre substance que Dieu a engendré le Fils. C'est pourquoi s'il pouvait engendrer égal et qu'Il n'engendrerait pas, Il serait jaloux; quant aux autres choses qu'Il n'a pas faites de sa propre substance, Il pourrait en faire de meilleures.
Mais ici j'exige une réponse de leur part. Pourquoi disent-ils qu'une chose - voire l'université des choses dans laquelle un accomplissement plus grand est exprimé - ne peut pas être meilleure que ce qu'elle est ? Ou bien, parce qu'elle est bonne au suprême degré à tel point qu'absolument aucune perfection du bien ne lui manque; ou bien parce qu'elle n'est pas capable de recevoir le bien meilleur qui lui manque. Or, si (cette chose) est appelée bonne au suprême degré de sorte qu'aucune perfection du bien ne lui manque, la créature est déjà égale au Créateur. En revanche si elle ne peut plus être meilleure étant donné qu'elle n'est plus capable de recevoir le bien qui lui manque, cette incapacité même est signe de faiblesse et non pas d'accomplissement. Cependant, elle peut être meilleure si elle devient susceptible d'un bien meilleur; Celui qui l'a faite peut lui donner cette capacité. Dieu peut donc faire une chose meilleure que celle qu'Il a faite. D'où Augustin dans son Super Genes. ad litteram (lib. XI, c. VII, col. 433, t. III): 'Dieu pouvait faire l'homme tel qu'il ne put ni ne voulut pécher: et s'Il l'avait fait tel, qui doute qu'il ne fut meilleur?' De tout ce qu'on vient de dire, il est évident que Dieu peut faire autres choses que celles qu'Il a faites d'une part et que, d'autre part, Il peut les faire meilleures qu'Il ne les a faites.
Après cela, il faut examiner si (Dieu) peut faire les choses qu'Il a faites d'une autre manière ou d'une manière meilleure qu'Il ne les a faites. Si le mode d'action est mis en rapport avec la sagesse du Créateur, il ne peut y avoir ni un autre mode ni un mode meilleur. Car (Dieu) ne peut pas faire quelque chose d'une autre manière ou mieux qu'Il ne l'a faite, à savoir par une autre sagesse ou par un sagesse plus grande: Il ne peut faire rien d'une manière plus sage qu'Il ne l'a fait. Si en revanche le mode concerne la chose elle-même que Dieu a faite, nous disons qu'il peut y avoir une autre et une meilleure manière. Et par là-même on peut admettre que tout ce que Dieu fait, Il peut le faire mieux et autrement qu'Il ne le fait, étant donné qu'Il peut donner à certains un meilleur mode d'existence et à d'autres un autre mode d'existence. D'où Augustin dit dans le livre XIII du De Trinitate (c.X, col. 1024, t. VIII) que pour Dieu qui peut tout, une autre manière de notre libération fut possible mais qu'aucun autre mode ne convenait davantage à la guérison de notre misère. Dieu peut donc faire, parmi tout ce qu'Il a fait, certaines choses d'une autre et d'une meilleure manière, d'autres choses d'une manière moins bonne ou d'autres choses encore d'une manière également bonne à condition que la manière concerne la qualité de l'oeuvre, c'est-à-dire de la créature, et non pas la sagesse du Créateur.»
MAGISTRI PETRI LOMBARDI, Sententiae in IV libris distinctae, Tom. I, Pars II, Liber I et II, Livre II, distinctio XXVII, c. 1-2, Grottaferrata 1971, p. 480-482.
«1. La vertu: qu'est-ce qu'elle est? Quel est son acte? Il faut examiner ici ce qu'est la vertu et ce qu'est son acte ou son oeuvre. 'La vertu - dit Augustin - est une bonne qualité de la grâce à laquelle on vit d'une façon juste et dont personne ne se sert d'une manière mauvaise, (qualité) que Dieu seul oeuvre dans l'homme'.
2. Il tire l'exemple de la justice: il faut entendre la même chose en ce qui concentre les autres (vertus). La (vertu) est l'oeuvre de Dieu seul, ainsi qu'Augustin l'enseigne au sujet de la vertu de justice à l'occasion du verset du Psaume 'J'ai fait jugement et justice' (Ps. 118) en disant: 'La justice est une grande vertu de l'âme que ne peut produire dans l'homme que Dieu. C'est pourquoi, lorsque le Prophète dit en la personne de l'Eglise: 'j'ai fait justice', il a voulu qu'on entende par là non pas la vertu même que l'homme exerce, mais son oeuvre.' Voilà que ce texte insinue clairement que la justice dans l'homme n'est pas l'oeuvre de l'homme, mais (celle de) Dieu, ce qu'il faut entendre de la même façon des autres vertus.
3. Il dit également au sujet de la foi qu'elle n'est pas de l'homme, mais qu'elle vient uniquement de Dieu. En effet, en écrivant aux Ephésiens, l'Apôtre affirme pareillement que la foi ne vient pas de l'homme, mais de Dieu seul, en disant: 'Vous êtes sauvés par la grâce moyennant la foi, et cela ne vient pas de vous, il est un don de Dieu.' Ce que les saints (glossateurs) exposent de la manière que voici: 'Cela, c'est-à-dire la foi, n'est pas de vous, c'est-à-dire qu'elle ne vient pas de la force de votre nature parce qu'elle est purement don de Dieu.' Voilà qu'on nous transmet ici clairement (la doctrine) selon laquelle la foi ne vient pas de la liberté de notre jugement ou du jugement de la volonté. Cela est en harmonie avec ce qui a été exposé plus haut: la grâce prévenante ou opérante est une vertu qui libère et guérit la volonté. D'où Augustin dit dans le livre De spiritu et littera: 'Nous sommes justifiés, non pas par la volonté libre, mais par la grâce du Christ: cela ne veut pas dire que cela se passe sans notre volonté; mais on montre que notre volonté est infirme par la loi, (c'est pourquoi il faut) que la grâce guérisse notre volonté pour que la volonté saine puisse accomplir la loi.'
Chapitre 2.
1.La grâce qui libère notre volonté; si elle est une vertu, elle ne l'est pas en raison du libre arbitre et, ainsi, elle n'est pas un mouvement de la . Si donc la grâce qui guérit et qui libère la volonté de l'homme est une vertu - une ou plusieurs-, puisque la grâce elle-même ne vient pas du jugement de la volonté mais que plutôt elle la guérit et la prépare pour qu'elle soit bonne, il s'ensuit que la vertu n'est pas du libre arbitre et qu'elle n'est pas un mouvement ou une affection de la , étant donné que tout mouvement ou affection de la vient du libre arbitre: le (mouvement) bon, certes, vient (à la fois) de la grâce et du libre arbitre, tandis que le (mouvement) mauvais du seul libre arbitre. C'est ainsi qu'Augustin dit dans le livre I des Rétractations: 'l'homme pouvait, certes, tomber volontairement moyennant le libre arbitre, mais (il ne pouvait pas) se relever.' De même, (il écrit) dans le livre De duabus animabus: 'Si les âmes (animae) manquent d'un mouvement libre de l'âme (animi) pour faire ou ne pas faire, si, enfin, on ne leur attribue aucun pouvoir de s'abstenir de leur oeuvre, nous ne pouvons pas admettre leur péché.' Ici on montre clairement que le mouvement de l'âme (animi), qu'il soit pour le bien ou le mal, vient du libre arbitre; c'est pourquoi si la grâce ou la vertu est un mouvement de la , elle vient du libre arbitre; si, en revanche, elle vient du libre arbitre, ne serait-ce qu'en partie, alors ce n'est pas Dieu seul qui l'opère sans l'homme.
2. Ici il montre clairement l'intention de ce qu'il vient de dire, à savoir clarifier (la question de savoir) si la vertu est un mouvement de la ou non. Aussi n'est ce pas sans compétence que certains transmettent (la doctrine selon laquelle) la vertu est une bonne qualité ou forme de la qui informe l'âme; (la vertu) elle-même n'est pas un mouvement ou une affection de l'âme (animi), mais le libre arbitre est aidé par elle pour se diriger et pour s'élever vers le bien; et c'est ainsi que le bon mouvement ou bonne affection de l'âme (animi) naît (à la fois) de la vertu et du libre arbitre d'où l'oeuvre bonne sort vers l'extérieur.
3. Il (le) montre par analogie, et il s'agit ici d'une comparaison claire entre trois et trois. De même que la pluie irrigue la terre afin que les germes poussent et qu'elles portent fruit, la pluie n'est ni terre, ni germe, ni fruit, pas plus que la terre n'est ni germe ni fruit, tout comme le germe n'est pas fruit; de même, la pluie de la bénédiction divine est répandue - c'est-à-dire qu'elle est inspirée par la grâce - gratis sur la terre de notre , c'est-à-dire sur le jugement de la volonté - ce que seul Dieu fait, et non pas l'homme avec Lui . (La pluie) se répand donc sur la volonté de l'homme afin qu'elle germe et qu'elle porte des fruits, c'est-à-dire, (la volonté) est guérie et préparée pour vouloir le bien selon qu'on dit qu'elle est 'opérante' et elle est aidée pour faire le bien, selon qu'on dit qu'elle est 'coopérante'. Et ce n'est pas sans raison qu'on appelle cette grâce 'vertu', puisqu'elle guérit et aide la volonté infirme de l'homme.»
R. M. MARTIN (éd.), Oeuvres de Robert de Melun, Tome III: Sententie, Pars Ia, c. I, (Spicilegium Sacrum Lovaniense. Études et documents, fasc. 21), Louvain 1947, p. 159-160.
«Tandis que c'est à juste titre que dans l'acte d'existence la figure précède la vérité, ce n'est pas d'une manière irrationnelle qu'elle se donne la première place dans l'exposition. Ce n'est pas progresser, mais rétrograder que de revenir de la vérité à la figure. Car la figure signifie, tandis que la vérité est signifiée. De même qu'on ne peut pas obtenir la connaissance du signifié sans la connaissance du signifiant, de même, en ignorant la figure, la vérité demeurera dans le secret. Afin de connaître donc la vérité, il faut connaître d'abord la figure, même si, en vérité, on dit que la figure est l'ombre de la vérité et que la vérité est la lumière de la figure. En effet, il faut commencer par les choses les plus petites pour parvenir aux choses plus grandes. C'est à juste titre que l'on appelle 'choses minimes' les premiers éléments de chaque discipline puisque c'est par elles que commence la discipline. C'est pourquoi c'est par les choses minimes que l'esprit de celui qui apprend doit progresser vers les choses ultérieures en observant l'ordre juste d'enseigner. Ce qui doit être fait dans toutes les disciplines, il semble qu'il faille le négliger encore moins dans la doctrine de l'Ecriture sainte. Car plus elle est digne et utile par rapport à d'autres disciplines, plus il faut prévoir avec diligence qu'elle ne soit pas perturbée par une confusion ou par un changement quelconque de l'ordre. Il est évident que c'est bien cela que faisaient ceux qui déchiraient l'Ancien (Testament) et qui rabaissaient sa valeur par des morsures de chiens, comme Marcion et Mani, ainsi que leurs imitateurs erronés. De même que ceux-ci , après avoir été dépassés et confondus par les saints docteurs de l'Eglise, furent séparés de la communion catholique, de même il n'y a pas de doute que ceux qui suivent leurs erreurs doivent être aussi séparés. Car ceux qui font et ceux qui consentent doivent être punis par un châtiment égal.
Il ne faut donc pas mépriser l'Ancien Testament à cause du Nouveau, mais il faut le vénérer à cause de celui-ci, puisqu'il n'est pas indigne de vénérer certaines figures pour le respect de ceux pour la représentation desquels elles ont été formées. En effet, nous n'honorons pas les figures pour les figures (elles-mêmes), mais pour la mémoire de ceux auxquels, par ces figures, nous adressons nos prières avec dévotion. Car la vénération de la figure, dans la mesure où elle montre la personne figurée à la personne aimée, produit, s'il n'y a pas encore, l'affection d'aimer et elle l'amplifie dans une large mesure en conservant l'affection ainsi produite. Comment, celui qui tient la figure pour abjecte, peut-il tenir pour digne de vénération la chose figurée? Vraiment en aucune façon, puisque le rejet de la figure démontre un grand mépris du figuré. Par conséquent, celui qui méprise l'Ancien Testament, ne vénère pas le Nouveau Testament, de plus, en méprisant l'Ancien Testament, il rabaisse le Nouveau dont il dévalorise la figure et il essaye de le confondre comme pernicieux et condamnable et il prétend prouver que son héraut, son défenseur et son témoignage irréfragable sont faux et imaginaires. Or, l'Ancien Testament est l'annonce même du Nouveau, l'affirmation invincible du Nouveau et la présentation la plus vraie du témoignage que la Vérité elle-même - qui doit être nécessairement vraie - déclare dans l'Evangile de Jean lorsqu'Elle parle aux disciples en les exhortant à la prédication du Nouveau Testament, à la réception duquel, selon Elle, le coeur de ceux qui écoutent est préparé précisément par l'Ancien Testament.»
R. M. MARTIN (éd.), Oeuvres de Robert de Melun. Tome I: Questiones de divina pagina. Texte indédit (Spicilegium Sacrum Lovaniense. Études et documents, fasc. 13), Louvain 1932, p. 9 [12]; 60-61 [118-120].
[12] «Puisque l'esprit est tantôt Créateur, tantôt créé, on demande si l'esprit créé est quelque part. En effet, s'il est quelque part, il est corps, selon l'argument d'Augustin. Car celui-ci dit dans le Super Genesim:: Rien n'est quelque part si ce n'est le corps. Mais Dieu n'est pas quelque part. Donc Il n'est pas corps. De même, pour prouver qu'Il est quelque part, le même Augustin (dit): L'esprit Créateur n'est mû ni dans le lieu ni dans le temps. L'esprit créé (est mû) seulement dans le lieu. Le corps (est mû) dans le lieu et dans le temps.
Solution: Que l'esprit Créateur ne soit pas quelque part et qu'Il soit cependant partout, (à ce sujet) Ambroise dit: Celui qui n'est nulle part par la masse corporelle n'est jamais absent par son essence incirconscrite. Ce qu'il faut comprendre ainsi: Il ne montre pas sa présence quelque part de telle façon qu'Il ne la montre la même ailleurs, voire partout. Quant à ce qu'on dit: L'esprit créé n'est pas quelque part, et s'il était quelque part, il serait corps, il faut comprendre ainsi: il n'est pas quelque part localement, c'est-à-dire dans un lieu, de telle façon que l'on puisse assigner autour de Lui des dimensions corporelles, à savoir: devant, derrière, au dessus, en dessous.»
[118] De même, on demande si Moïse a permis quelque chose qu'il ne fallait pas permettre en permettant l'acte de répudiation (libellum repudii). En le permettant, il semble avoir permis le divorce du mariage, ce qu'on ne doit permettre que pour cause de fornication, ainsi que le Christ en témoigne. En rejetant leurs femmes et en se liant avec d'autres femmes, le Juifs ont commis des péchés mortels. Voilà ce que Moïse a permis. Il a donc permis le péché mortel.
On aggrave la question de la manière suivante: Dieu a ordonné à Samson de se tuer lui-même. Or, se tuer lui-même est un péché mortel. Donc Dieu a ordonné un péché mortel.
Solution: Ce que Moïse a permis fut une dispense. Étant donné que la fornication est un moindre mal que l'homicide, (Moïse) leur a permis de quitter leurs femmes et d'en prendre d'autres afin qu'ils ne commettent pas un homicide; en d'autres termes, il a permis le moindre mal afin d'éviter un mal plus grand.»
[119]
Solution: Il n'était pas permis avant la permission, étant donné qu'(ils) l'auraient fait (alors) sans permission. Après l'annonce de l'Evangile non plus, parce que la fornication était permise à cause de la dureté de leur coeur, ainsi que le dit la Vérité.
[120]
Solution: En faisant cela, ils faisaient quelque chose de bien, mais pas susceptible d'être rémunéré; d'autre part, agissant ainsi, ils méritaient un châtiment moindre.»
Disputationes, Disputatio LXXVI, qu. 1-2, dans J. WARICHEZ, Les 'Disputationes' de Simon de Tournai. Texte inédit. (Spicilegium Sacrum Lovaniense. Etudes et documents, fasc. 12), Louvain 1932, p. 218-221.
"Lors de cette disputation, on a posé quatre questions: 1° Dieu a-t-il créé tout en même temps? 2° Y eut-il quelque chose de coéternel à Dieu? 3° Oui ou non, dit-on de Dieu tous nom d'une manière impropre? 4° Oui ou non, peut-on admettre que Dieu 'fut'?
Quant à la première question de savoir si tout a été créé en même temps, en voici la preuve. En effet, l'autorité dit: 'Celui qui vit éternellement a créé tout ensemble' [Eccl. XVIII, 1]. Or, il semble que c'est le contraire qu'on enseigne. Car Moïse a distingué dans l'Hexaméron les oeuvres des [six] jours et il dit que l'homme a été fait le sixième jour et qu'on lui 'insouffla une haleine de vie' [Gen. II, 7]. Par conséquent, tout n'a pas été créé en même temps. Par ailleurs, Dieu crée chaque jour de nouvelles âmes.
Voici la réponse. Au sujet de cette question, l'avis des auteurs est partagé. Bède dit: 'Tout a été fait en même temps; mais Moïse n'a pas pu raconter d'une manière simultanée le fait que (cela) a pu être fait par Dieu d'une manière simultanée'. Tandis qu'Augustin dit: 'Tout a été fait d'une manière simultanée quant à la matière séminale des (créatures) corporelles qui devaient être procréées.' Le mot 'université' (universitas) ne signifie pas ici un ensemble indéfinie, mais celle qui désigne les choses corporelles. Ou alors, si l'on entend par là une 'université' indéfinie, celle-ci comprend les genres de chacun et non chacun des genres. Car, c'est d'une manière simultanée que Dieu créa le corps et l'esprit quand on dit qu'Il créa la terre et le ciel -entends par le nom du ciel l'esprit et par le nom de la terre le corps. Or, ces deux genres comprennent l'ensemble de toute chose. En effet, tout ce qui est, est soit corps soit esprit (spiritus). Bien que ce soit dans le temps que Dieu a commencé à créer, (il ne s'ensuit pas) que le Créateur a commencé à être. En effet, Il fut de tout éternité Auteur grâce à sa puissance de créer, tout comme Il fut Maître grâce à sa puissance de domination. Cependant, dans le temps, il fut Créateur ou Maître par l'usage de la création et de la domination. C'est pourquoi au sujet du passage (scripturaire) 'Celui qui monta au-dessus du coucher (du soleil) a pour nom Seigneur' [Ps LXVII, 5] Augustin dit: '(Il fut) Seigneur éternellement par sa puissance de domination et, dans le temps, par l'usage de se domination'. Aussi ne peut-on pas opposer le texte de l'Evangile qui dit: 'Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille' [Jn V, 17] (à la vérité) selon laquelle on dit que Dieu créa tout ensemble. On dit en effet que le Père et le Fils 'travaillent' du fait qu'Ils conservent les choses créées; ou bien on dit qu'ils travaillent, non pas en créant de nouveaux genres de choses, mais de nouveaux individus des genres, en produisant chaque jour de nouvelles âmes et en produisant des (êtres) semblables à partir des (êtres) semblables, comme par exemple des hommes à partir des hommes et des arbres à partir des arbres.
La deuxième question : 'Y eut-il quelque chose de coéternel à Dieu' semble être prouvée de la manière que voici. Augustin déclare: 'L'éminent philosophe Platon a dit que les notions (notiones) existent depuis l'éternité, et si quelqu'un ne croit pas qu'il en soit ainsi, il ne peut être Chrétien.' De même, [le Pseudo-]Denys dit: 'Celui qui s'occupe des choses corporelles, doit être élevé vers les formes d'en haut.' Encore, commentant le texte de Jean 'ce qui était en lui était vie' [Jn I, 4], Augustin fait remarquer: 'Quelle différence y-at-il entre le coffre mental et (le coffre) matériel? La même (différence) qui existe entre les choses créées et la vie par laquelle celles-ci vivaient en Dieu avant qu'elle n'aient existé'. Voici un autre argument: l'intellect humain, dérangé, certes, par l'imagination, rencontre quand même un objet. Or, l'intellect divin est plus pur puisqu'il n'est absolument pas dérangé par l'imagination. Or, Dieu fut intelligent de toute éternité. Donc son intellect a rencontré quelque objet (de toute éternité), en d'autres termes, quelque chose Lui fut coéternel. De fait, c'est exactement le contraire qu'on enseigne. En effet, la foi catholique confesse que seul Dieu, de qui vient toute chose, fut de toute éternité. Car l'autorité dit: 'Tout fut par Lui' [Jn I, 3], c'est-à-dire toute substance, tout assemblage et, d'une façon générale, tout ce qui est.
Voici la réponse. Platon fut trompé par la ressemblance humaine. En effet, de même que l'architect conçoit à l'avance l'édifice avant de le réaliser -et il [Platon] appelle 'notion' le concept de l'esprit (mens) étant donné que c'est par le concept même que devient connu l'état de l'oeuvre future-, de même Platon estimait que Dieu a conçu dans son esprit le monde futur et que le nombre des concepts mentaux -qu'il appelle 'notions'- correspondait aux nombres des choses futures étant donné que c'est par ces 'notions' que l'état du monde futur et (celui) des choses concernant le monde devint connu à Dieu. Or, c'est incompatible avec la foi catholique qui confesse que Dieu est absolument simple et immuable et qu'Il est sans aucun changement local ou mental. Il n'est donc pas vrai qu'il existait en Dieu des 'conceptions mentales'.
Il faut toutefois croire que le Père, le Fils et l'Esprit Saint -dont on dit qu'Ils étaient les 'notions' des choses futures- étaient de toute éternité. En effet, de même que la chose suit sa notion par laquelle elle fut préconçue avant qu'elle ne soit, de même chacune des choses fut une selon le Père auquel on attribue en propre l'unité, c'est-à-dire le nom de l'unité. 'Toute chose, en effet -ainsi que le dit Boèce- est parce qu'elle est une au point de vue du nombre.' Aussi bien le nom de l'unité est-il attribué en propre au Père. C'est pourquoi Augustin dit: 'Dans le Père, il y a l'unité'. De même: 'Tout devait être ordonné d'une manière sage selon le Fils, de la même manière que la chose se produit selon sa notion.' En effet, la sagesse, c'est-à-dire le nom de la sagesse est attribué en propre au Fils. D'où Augustin dit: 'La sagesse (est) dans le Fils'. Toute chose devait être aussi conservée dans son être avec bonté selon l'Esprit Saint, 'de la même manière que la chose se produit selon sa notion.' Quant au Saint Esprit, c'est la bonté, c'est-à-dire le nom de la bonté qui Lui est attribué au sens propre. Or, loin de les dissoudre par envie, au contraire, la bonté conserve les choses dans leur être. C'est pourquoi l'Autorité [Augustin] dit: 'La bonté (est) dans l'Esprit Saint'. Les trois Personnes (divines) sont donc des 'notions' de toutes les choses puisque grâce au Père, chacune d'elles est une, par le Fils, toutes les choses sont ordonnées selon la sagesse et toutes les choses sont conservés avec bienveillance dans l'Esprit Saint. Les trois Personnes possèdent donc (quelque chose d'équivalent) à des 'notions', ou plutôt, (il s'agit) de 'notions d'artisans' correspondant aux trois Personnes. Puisqu'Augustin dit: 'Platon les appelle notions que (quas) quiconque ne croit pas, ne sera pas chrétien', le pronom relatif que (quas) désigne le genre de la chose, et non pas la chose du genre ainsi que (dans la phrase) "la femme qui condamna a sauvé". Nous croyons donc que les 'notions' -c'est-à-dire les trois Personnes- furent éternelles, mais pas les notions platoniciennes.
De même quand on dit que nous qui sommes occupés dans les choses corporelles, nous devons nous élever vers les 'formes d'en haut', les 'formes d'en haut' signifient les trois Personnes qui sont les 'formes' et les 'notions' de toutes les choses, ainsi que nous l'avons exposé. Et de la même manière que le 'coffre' mental se rapporte au (coffre) matériel étant donné que le (coffre matériel) fut réalisé selon le (coffre) mental, de même les trois Personnes -dont on dit qu'elles furent la vie de toutes les choses avant qu'elles ne soient devenues quelque chose- se rapportent aux choses créées: en effet, c'est selon lesdites Personnes que les choses créées ont obtenu leur essence. De même, quant à ce qu'on dit 'si l'intellect humain a rencontré un objet, à plus forte raison (l'intellect) divin a rencontré quelque chose depuis l'éternité', cela n'est pas vrai. En effet, ce n'est que là où il y a du mouvement qu'il peut y avoir une 'rencontre'. Or, l'intellect humain est mû, par conséquent il rencontre. Par contre, l'intellect divin n'est pas mû et il ne 'rencontre' pas."
Disputationes, Disputatio XCI, qu. 1-4, dans J. WARICHEZ, Les 'Disputationes' de Simon de Tournai. Texte inédit. (Spicilegium Sacrum Lovaniense. Etudes et documents, fasc. 12), Louvain 1932, p. 261-265.
"Pendant la disputation d'aujourd'hui, on a (examiné) la question suivante: Toutes les choses sont-elles justes étant donné qu'elles proviennent du Souverain Juste, tout comme toutes les choses bonnes qui existent proviennent du Bien Souverain? Qu'il en soit ainsi, cela semble être prouvé (de la manière que voici). En effet, Moïse dit: 'Dieu vit tout ce qu'il avait fait et cela était très bon.' [Gen. I, 31] 'Très bon, ajoute Augustin, provenant du Très Bon.' De manière semblable donc il semble qu'il faille dire qu'ils sont très justes puisqu'ils proviennent du Très Juste, très prudents, puisqu'ils proviennent du Très Prudent.
Voici la réponse. C'est Jean, diacre de la Curie Romaine qui a posé cette question à Boèce. Celui-ci répondit proposant la solution suivante: 'Le bien concerne la substance, tandis que le juste (regarde) l'acte.' Pour le mieux comprendre, fais attention à la chose suivante: les vocables ont été institués pour interpréter l'intelligence (intellectum) que nous avons conçue des choses. Or, l'homme conçoit l'intelligence aussi bien au sujet de l'étant (ens) qu'au sujet de l'inhérent. Par conséquent les vocables signifient aussi bien les sujets des propriétés que les propriétés des sujets. Cependant Dieu qui est aussi bien cause de l'étant que de l'inhérent ne peut pas être saisi par l'intellect humain; c'est pourquoi on n'a pas pu instituer un vocable pour Le signifier, étant donné qu'Il est, -ainsi que Platon le dit-, (celui) qu'il est aussi difficile de trouver que d'exprimer d'une manière digne après l'avoir trouvé. C'est également de Lui que dit [le Pseudo-]Denys: 'Ce n'est pas ce qu'Il est, mais ce qu'Il n'est pas que signifie (le vocable) "Dieu'', comme s'il disait: 'aucun vocable n'était capable de signifier ce qu'Il est'. Par conséquent, l'invention humaine a, certes, donné des noms aux créatures, mais (elle) n'en a donné aucun au Créateur. Mais comme il était nécessaire pour l'homme de parler d'une certaine manière de la cause suprême, les noms ont été changés et on les a transférés de l'effet à la cause si bien que par le nom de la créature on pense comme cause le Créateur, et cela non seulement moyennant le nom d'une seule (créature), mais par les noms de toutes les créatures, aussi bien (par le nom) des étants que (par celui) des inhérents, afin de ne pas donner l'impression que le Créateur est cause de l'un et pas de l'autre si on avait (désigné le Créateur) seulement par le nom de telle créature et non pas (aussi) par le nom de telle autre. On conçoit donc Dieu par la cause moyennant les noms de toutes les créatures. 'On l'appelle, en effet -ainsi que [le Psudo-]Denys le dit- bois, pierre, soleil, lune, bonté, justice, courage, prudence et ainsi, par conséquent, [Dieu est-il désigné] par le nom de n'importe quel étant ou inhérent.' Car, tout étant ou inhérent qui existe est de Dieu; mais le fait que Dieu est nommé par tel ou tel vient de l'étant ou de l'inhérent, moyennant une modification (de sens) par 'tropométonymie' de la cause à l'effet. En effet, [Dieu] communique l'esse (être) à tout étant (ens=étant) ou inhérent. Mais tout ce qu'il communique (impertit) est approuvé, et tout ce qui est approuvé est appelé bon (bien?). Par conséquent, l'être (esse) de tout étant (entis) et de tout inhérent est appelé bon. C'est précisément cela que dit Boèce: 'Le bien se rapporte à la substance'. Puis donc que c'est grâce à Dieu que tout étant et (tout) inhérent possède son esse, (tout étant et tout inhérent) est bon (à cause) de Dieu. En revanche, Dieu n'a ni son être (esse) ni sa bonté grâce à l'étant ou à l'inhérent, mais on Le dit l'Etre ou le Bien en transférant le nom d'être et de bonté à partir de l'étant et de l'inhérant. D'où on a pris l'habitude de dire que Dieu est au sens propre et qu'Il est bon au sens propre, mais que c'est au sens impropre qu'on dit qu'Il est et qu'Il est bon, afin de signifier que c'est (notre) manière de dire qui est impropre et non pas la manière d'être (de Dieu). Dieu communique donc la 'res' (chose) à tout étant et inhérant puisqu'Il leur communique l'être (esse); d'autre part, tout étant et inhérant communique à Dieu son nom. Or, puisque Dieu communique à tout étant et inhérant l'être (esse) de même que la bonté, Il ne communique pas à tous d'être justes. Car, la justice est une puissance (potentia) que Dieu ne communique qu'à la créature douée de raison afin qu'elle puisse être mue par (la justice) à donner à Dieu et au prochain ce qui leur est dû. Et c'est bien cela que dit Boèce: '(La qualité d'être) juste se réfère à l'acte puisque la justice produit un mouvement'. (La qualité de juste) ne se réfère donc pas à l'esse: en effet, l'esse de n'importe quel (étant) n'est pas juste comme il est bon; et tout ce qui est bon n'est pas juste, même si tout ce qui est juste est bon. L'étant juste aussi bien que la justice inhérante communiquent leur nom à Dieu puisqu'on dit que Dieu est juste et (qu'Il est) la justice en transférant les noms des effets à (leur) cause. En effet, Dieu est la cause 'pourquoi' le juste est juste et ('pourquoi') la justice est justice, mais Il ne communique pas pour autant à toute chose (la qualité) d'être (esse) juste. Par conséquent, bien que toute chose soit bonne grâce au Bien souverain, toute chose n'est cependant pas juste, même si elle provient du Juste souverain et toutes les pierres ou bois ou le soleil et la lune ne (sont pas justes) du fait qu'ils proviennent de Celui qu'on appelle 'pierre', 'bois', 'soleil', 'lune' (du fait qu'Il est) leur cause.
On demande d'une manière incidente: puisque tout étant ou inhérent communique son nom à Dieu, (la question se pose alors de savoir) si (effectivement) toute chose (Lui communique) son nom.
Voici la réponse. Parmi les noms, les uns sont des noms positifs, les autres des noms de privation. Des noms de privation sont par exemple 'aveugle', 'cécité', 'boiteux', 'claudication'. Les noms des privations ne sont pas transférés pour nommer Dieu: on ne dit pas que (Dieu) est aveugle ou la cécité, boiteux ou la claudication, étant donné qu'Il n'est pas la cause des privations. En effet, [le Pseudo-]Denys dit: 'Dieu est cause substantifiante et non destructive'. Il y a aussi des noms positifs, tel 'pierre', 'bois'. Ces noms-là peuvent être transférés pour signifier Dieu, cependant on passe sous silence certains (de ces noms) pour écarter la suspicion d'hérésie. Bien que (Dieu) soit la cause du corps ou de la qualité, on ne L'appelle pas corps ou qualité, afin d'écarter l'hérésie des 'métamorphosites' qui affirmaient que Dieu est corps au sens propre et que l'on ne L'appelle pas tel par causalité ainsi que (l'hérésie) d'autres qui affirmaient que Dieu est une 'propriété' (proprietas) au sens propre.
De même, on demande si toutes les choses sont des biens substantiels. Qu'il en soit ainsi, voici comment on semble le prouver. En effet, toutes les choses, dans la mesure où elles sont, sont des biens, et dans la mesure où elles sont, sont substantiellement; par conséquent, dans la mesure où elles sont, elles sont des biens substantiellement. Or, 'Dieu seul est bon substantiellement', ainsi que l'affirme Boèce. Donc toutes les choses sont Dieu, ce qui est absurde.
Voici la réponse. Cette question aussi, c'est Jean le Diacre qui l'a posée à Boèce. Cependant, elle peut être résolue par élimination. Bien que toutes les choses soient des biens dans la mesure où elles (sont), (il n'est pas vrai que) toutes les choses, dans la mesure où elles sont, soient substantiellement: en effet, l'être (esse) n'est pas une partie pour être substantiellement, car tout être (esse) n'est pas être (esse) substantiel, comme par exemple être blanc. En revanche, être substantiellement est une partie en vue de l'être (esse). Il n'est donc pas vrai que toutes les choses, dans la mesure où elles sont, soient substantiellement.
On peut cependant prendre un exemple et objecter au sujet de l'homme que ce qui est en lui est un bien et que, pour cette raison là, ce qui est en lui, est substantiellement, étant donné que l'un de son être (esse), comme par exemple (son) 'être homme' est un être (esse) substantiellement. Puisque dans la mesure où il est, il est homme et dans la mesure où il est, il est un bien et dans la mesure où il est homme, il est substantiellement, par conséquent, dans la mesure où il est homme, il est un bien substantiellement.
Voici la réponse. Toute créature, dans la mesure où elle est, est un bien substantiellement ou accidentiellement; cependant aucune (créature) n'est bonne substantiellement, sauf Dieu seul dont la substance est la bonté même. N'importe quelle créature est un bien, non pas comme si son être (esse) était la bonté, mais en relation avec le principe bon, du fait qu'elle (provient) du principe bon. De même qu'on appelle 'humain' l'oeuvre qui provient de l'homme, sans toutefois que l'humanité substantielle appartienne à l'oeuvre sauf à l'homme, de même la créature est un bien, c'est à-dire (elle) provient du principe bon, sans que pour autant la bonté substantielle appartienne à la créature, sauf à son principe.
De même, on demande: Qu'est-ce qu'on prédique par le nom du bien quand on dit: 'N'importe quoi est bon'.
Voici la réponse. Quand on dit 'quidlibet est bonum' (n'importe quoi est bon), cela signifie: 'a bono' (provient du bien). Le nominatif est donc résolu en ablatif, il signifie donc la même chose avec l'ablatif. Toutefois, l'ablatif signifie la nature divine, quand on dit 'n'importe quoi provient du bien', c'est-à-dire de Dieu. Par conséquent, le nominatif (signifie) aussi (la nature divine). La nature divine est donc prédiquée au sujet de 'n'importe quoi' quand on dit: 'n'importe quoi est bon', mais d'une manière dénominative. On prédique de Dieu (le nom du bien) substantiellement quand on dit: 'Dieu est bon' de la même manière que l'on prédique au sujet de l'oeuvre l'humanité d'une manière dénominative quand on dit: 'l'oeuvre est humaine' étant donné que son principe vient de l'homme; de la même façon la créature est bonne puisque son principe vient du bien; et quand on dit: 'Simon est un homme', on prédique l'homme substatiellement.
De même on demande si n'importe quelle chose n'est pas Dieu. Il semble qu'il en soit ainsi. En voici la preuve: Le bois, en effet, n'est pas Dieu, la pierre non plus, et ainsi de suite quant aux autres choses. Donc aucune chose n'est Dieu; donc Dieu est rien, donc Dieu n'est pas. Or cela est absurde. 'Car l'insensé dit dans son coeur: Dieu n'est pas'.
Voici la réponse. Il est vrai (de dire) de n'importe quelle chose qu'elle n'est pas Dieu et aucune de l'ensemble des choses n'est Dieu; et pourtant nous n'admettons pas que Dieu est rien. En effet, le jugement des propositions est double: tantôt nous jugeons les propositions à partir du sens que suggèrent les paroles, tantôt à partir du sens qui est à l'origine des paroles, selon que nous avons l'habitude de dire. Par conséquent, bien que les paroles: 'aucune chose n'est Dieu', 'Dieu est rien' sont vraies à partir du sens qu'ils suggèrent de même que leurs contraires : 'n'importe quelle chose est Dieu', 'Dieu est n'importe quoi'; cependant, ces paroles ne sont pas vraies à partir du sens qui est à leur origine, selon que nous avons l'habitude de dire. Leur sens est en effet: 'Dieu est rien', c'est-à-dire 'Dieu n'est pas'. Mais cela est absurde. En effet, la négation 'Dieu est rien' nie davantage à partir du sens qui est à l'origine des paroles selon que nous avons l'habitude de dire que ne pose son affirmation contraire: 'n'importe quoi est Dieu'. En effet, cette dernière pose que n'importe quelle chose créée est Dieu; or la négation nie que toute chose créée et incréée soit Dieu, ce qui est faux."
Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote, Préface, cf. S. Thomae Aquinatis, In duodecim libros Metaphysicourm Aristotelis expositio, Prooemium, ed. M.-R. Cathala - R. M. Spiazzi, Romae 1971, p.1-2.
Ainsi que l'enseigne le Philosophe dans ses Politiques, quand plusieurs choses sont ordonnées vers l'Un, il faut que l'une d'entre elles soit réglante c'est-à-dire régnante et les autres réglées c'est-à-dire gouvernées. Cela est évident dans le cas de l'union de l'âme et du corps: en effet, l'âme, par nature, donne l'ordre et le corps obéit. La chose est semblable aussi entre les puissances de l'âme: en effet, l'irascible et le concupiscilble sont régis par la raison selon un ordre naturel. Or, toutes les sciences et les arts sont ordonnées vers l'Un, à savoir la perfection de l'homme qui est son bonheur. D'où il est nécessaire que l'une d'entre elles qui revendique à juste titre le nom de la sagesse gouverne toutes les autres. Car la tâche du sage consiste à ordonner les autres selon l'ordre.
On peut considérer quelle est cette science et au sujet de quelles choses si l'on regarde avec diligence la manière dont quelqu'un est apte à gouverner. En effet, ainsi que le Philosophe le dit dans son livre ci-dessus [Politiques], de même que les gens à intelligence vigoureuse sont par nature les recteurs et les maîtres [domini] des autres, en revanche, les hommes ayant un corps robuste mais une intelligence déficiente, sont par nature des esclaves; de même la science qui est au plus haut degré intellectuelle doit être par nature régulatrice des autres sciences. Or, cette science est [précisément] celle qui s'intéresse [versatur] aux intelligibles du plus haut degré.
Cependant, nous pouvons comprendre les choses essentiellement intelligibles de trois façons différentes.
Premièrement, selon l'ordre de connaître. Car les choses à partir desquelles l'intelligence reçoit (acquiert) la certitude semble être des intelligibles d'un degré plus élevé. D'où, - puisque la certitude de la science est acquise par l'intellect à partir des causes - il semble que la connaissance des causes est la plus intellectuelle. D'où, aussi, la science qui considère les premières causes semble être régulatrice des autres (sciences) au plus haut degré.
Deuxièmement, en raison de la comparaison de l'intellect et des sens. Car, étant donné que le sens est connaissance des choses particulières, il semble que l'intellect diffère de celui-ci par le fait qu'il comprend les choses universelles. D'où, aussi, la science intellectuelle par essence est celle qui s'intéresse aux principes les plus universels, tels l'étant et tout ce qui suit l'étant, comme l'Un et le Multiple (multa), la puissance et l'acte. Toutefois, ces choses-là ne doivent pas demeurer tout à fait indéterminées étant donné que sans elles, il ne peut y avoir une connaissance complète au sujet de ce qui est propre à un genre ou à une espèce. De même, il ne faut pas non plus les traiter dans une science particulière, car - étant donné que chaque genre d'êtres a besoin de ces choses-là pour sa propre connaissance - pour la même raison, on les traiterait dans n'importe quelle science particulière. D'où il ne reste qu'une issue: c'est de les traiter dans une science commune qui, étant essentiellement intellectuelle, est régulatrice des autres (sciences).
En troisième lieu, en raison de la connaissance de l'intellect. En effet, comme toute chose possède une force intellective du fait qu'elle est libre de la matière, il faut que les choses qui sont les plus séparées de la matière soient les plus intelligibles. Or, il est nécessaire que l'intelligible et l'intellect soient proportionnés et qu'ils appartiennent au même genre, étant donné que l'intellect et l'intelligible en acte sont une même chose (unum). Les choses les plus séparées de la matière sont celles qui non seulement font abstraction de la matière désignée - 'comme les formes naturelles reconnues comme telles en général dont traite la science naturelle', - mais qui sont totalement séparées de la matière sensible, et cela non seulement selon la raison, comme les mathématiques, mais aussi selon l'être, comme Dieu et les Intelligences. D'où la science qui considère ces choses-là semble être la plus intellectuelle et la première et la maîtresse des autres sciences.
Toutefois, ce n 'est pas à plusieurs, mais à une seule science que doit être attribuée cette triple considération. Car les substances séparées dont on vient de parler sont universelles et elles sont causes premières de l'être. Or, il appartient à la même science de considérer les causes propres d'un genre et le genre lui-même, tout comme la (science) naturelle considère les principes du corps naturel. D'où il est nécessaire qu'appartienne à la même science la considération des substances séparées et de l'étant commun qui est un genre auquel appartiennent les substances communes dont il est question ainsi que les causes universelles.
D'où il est manifeste que, bien que la science en question considère trois choses, cependant elle ne considère pas chacune d'elles comme des sujets (à part): (son sujet) n'est que l'étant commun. En effet, le sujet dans une science est ce dont nous cherchons les causes et les passions, et non pas les causes d'un genre cherché. Car la connaissance des causes d'un genre est la fin vers laquelle doit tendre la considération de la science. Même si le sujet de cette science est l'étant commun, cette science concerne tout de même entièrement tout ce qui est séparé de la matière selon l'être et la raison, étant donné qu'on doit être séparées selon l'être et la raison non seulement des choses qui ne peuvent jamais être dans la matière - comme Dieu et les substances intellectuelles - mais aussi des choses qui peuvent être sans la matière, comme l'étant commun. Cependant, cela n'arriverait pas s'ils dépendaient de la matière selon l'être.
Cette science reçoit donc trois noms selon les trois considérations qui fondent sa perfection. En effet, elle est appelée science divine ou théologie, en tant qu'elle considère les substances en question (substances intellectuelles); elle est appelée métaphysique en tant qu'elle considère l'étant et ce qui suit ce denier. En effet, ces choses au-delà-de-la-physique se trouvent sur la voie de la résolution, comme les choses plus communes après les choses moins communes. Mais elle est appelée philosophie première, en tant qu'elle considère les premières causes des choses. Ainsi donc il est clair quel est le sujet de cette science, de quelle manière elle se réfère aux autres sciences et de quel nom elle est appelée.
Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote, leçon 12, cf. S. Thomae Aquinatis, In duodecim libros Metaphysicourm Aristotelis expositio, l. XII, lectio XII, ed. M.-R. Cathala - R. M. Spiazzi, Romae 1971, p. 612-616.
2627. Après avoir montré de quelle manière le premier moteur est intelligent et intelligible, le Philosophe entend rechercher ici de quelle manière le premier moteur est le bien [le bon?] et l'appétible.
Et à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu, il montre quelle est la place du bien dans l'univers selon sa propre opinion [qualiter se habeat...] [1102]. En deuxième lieu, selon l'opinion des autres, là [où il dit] [1105] "Mais tout ce qui arrive d'impossible".
Au sujet du premier, il fait deux choses. En premier lieu, il pose la question [1102]. En deuxième lieu, il la résout là [où il dit] "Ou bien des deux manières".
En effet, cette question provient du fait que, ci-dessus, il a été dit que le premier moteur meut comme le bien et l'appétible. En effet, le bien, en tant qu'il est la fin de quelque chose [alicuius] est double [est de deux sortes: duplex]. En effet, il existe une fin extrinsèque en raison de ce qui est pour la fin, tout comme nous disons que le lieu est la fin de celui qui est mu vers le lieu [en direction du...]. Il existe aussi une fin à l'intérieur, comme la forme est la fin de la génération et de l'altération; et la forme déjà obtenue est un certain bien intrinsèque de celui dont elle est la forme. Or, la forme d'un tout qui est un en raison d'une certaine ordination de [ses] parties est l'ordre de celui-ci: d'où il reste qu'il est son bien.
2628. Le Philosophe demande donc [1102] si la nature de l'univers entier possède le bien et le meilleur, à savoir sa propre fin, comme quelque chose de séparé de lui-même ou bien, si [en revanche] il possède le bien et le meilleur dans l'ordre de ses parties de la façon dont le bien d'une chose naturelle est sa [propre] forme.
2629. Ensuite, lorsqu'il dit "ou des deux manières", il résout la question posée.
Et à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu, il montre que l'univers possède un bien séparé et un bien de l'ordre. En deuxième lieu, il montre de quelle manière les parties de l'univers se trouvent disposées [se habeant] par rapport à l'ordre, là [où il dit] [1104] "Or, toutes les choses sont coordonnées".
Il dit donc en premier lieu [1103] que, de chacune des deux manières, l'univers possède le bien et la fin. En effet, il existe un certain bien séparé qu'est le premier moteur duquel dépend le ciel et toute la nature, comme de [sa fin] et [son] bien appétible, ainsi qu'il a été montré. Et, puisqu'il faut que toutes les choses dont la fin est une chose unique [unum] s'accordent dans l'ordre menant à la fin [in ordine ad finem conveniant], il est nécessaire qu'il existe un certain ordre dans les parties de l'univers; et ainsi, l'univers possède et un bien séparé, et un bien de l'ordre,
2630. tel que nous le voyons dans l'armée. En effet, le bien de l'armée consiste et dans l'ordre même de l'armée et dans le chef qui commande l'armée [N.B.ici, le texte latin est incontestablement mal coupé]. Toutefois, le bien de l'armée consiste davantage dans le chef que dans l'ordre, car la fin [elle-même] est supérieure [potior] au point de vue de la bonté [in bonitate] aux choses qui sont [ordonnées] vers la fin. Or, l'ordre de l'armée existe pour l'accomplissement du bien du chef, à savoir [pour l'accomplissement] de la volonté du chef afin d'obtenir la victoire, et non pas l'inverse, [à savoir] le bien du chef est pour le bien de l'ordre.
2631. Et, puisque la raison [même] de tout ce qui est [ordonné] pour la fin est prise de la fin, il est nécessaire que non seulement l'ordre de l'armée soit [existe] à cause [propter] du chef, mais il faut également que l'ordre [même]de l'armée provienne du chef, étant donné que l'ordre de l'armée est à cause du chef. De même, le bien séparé aussi qu'est le premier moteur est un bien meilleur [melius bonum] que le bien de l'ordre qui existe dans l'univers. En effet, tout l'ordre de l'univers est pour [propter] le premier moteur, à savoir, pour que soit déployé dans l'univers ordonné ce qui se trouve dans l'intellect et la volonté du premier moteur. Et ainsi est-il nécessaire que ce soit du premier moteur que provienne [sit...a] toute l'organisation de l'univers.
2632. Ensuite, lorsqu'il dit "or, toutes choses" [1104], il montre de quelle manière les parties de l'univers sont disposées en vue de l'ordre [ad ordinem], en disant que, toutes les choses existant dans l'univers sont dans une certaine mesure disposées selon l'ordre [aliquo modo ordinata], mais ce n'est pas de la même façon que toutes les choses, à savoir les animaux marins et les oiseaux et les plantes, possèdent l'ordre. Et bien qu'elles ne soient pas disposées dans l'ordre de la même manière, elles n'en sont pas disposées comme si l'une d'elles n'appartienne point à l'autre, au contraire, il existe une certaine affinité et ordre de l'une par rapport à l'autre. En effet, les plantes sont pour les animaux, et les animaux sont pour les hommes. Et qu'elles soient toutes ordonnées l'une par rapport à l'autre, cela est clair du fait que toutes sont ordonnées ensemble à une fin.
2633. Mais que toutes ne sont pas ordonnées ainsi d'une manière semblable, cela apparaît clair grâce à un exemple. En effet, dans une maison ou famille ordonnée se trouvent divers degrés, ainsi sous [l'autorité] du père de la famille existe le premier degré des enfants, le second degré est celui des servants [servi: esclaves?], le troisième degré est celui des bêtes qui servent à la maison, tels les chiens et les animaux de ce genre. Mais [enim] les degrés de ce genre sont disposés d'une manière diverse par rapport à l'ordre de la maison qui est imposé par le père de famille, gouverneur de la maison. En effet, il ne convient pas aux fils de faire quelque chose au hasard et sans ordre, mais tout ou plusieurs choses de ce qu'ils font sont ordonnées. Or il n'en est pas ainsi en ce qui concerne les servants [esclaves?] et les bêtes: ceux-ci participent peu à l'ordre qui regarde la chose commune [commune], en revanche, on trouve beaucoup de choses chez eux de ce qui est contingent [contingit] et [qui] arrive par hasard [casualiter], cela pour la raison qu'ils ont peu d'affinité avec le recteur de la maison qui vise [intendit] le bien commun de la maison.
2634. De même que l'ordre dans la famille est imposé par la loi et le précepte [praeceptum] du père de famille qui est, pour chacun des ordonnés dans la maison, le principe d'exécution des choses qui concernent [pertinent] l'ordre de la maison, de même, dans [in] les choses naturelles, la nature est le principe d'exécution pour chacun de ce qui lui convient [competit] quant à l'ordre de l'univers. En effet, de même que celui qui est dans la maison est "incliné" vers quelque chose par le précepte du père de famille, de même une chose naturelle [aliqua res naturalis] [est inclinée] par sa propre nature. Et la nature même de chaque chose [uniuscuiusque] [naturelle] est une sorte d'inclinaison qui lui est donnée [indita] par le premier moteur l'ordonnant vers la fin due [in debitum finem]. Et de cela il est clair que les choses naturelles agissent pour la fin bien qu'elles ne connaissent pas la fin étant donné qu'elles obtiennent [assequuntur] du premier intelligeant [a primo intelligente] l'inclinaison vers la fin.
2635. Toutefois, toutes ces choses-là ne sont pas disposées d'une manière semblable vis-à-vis de cette fin. En effet, il existe quelque chose de commun à tous [omnibus] étant donné qu'il est nécessaire que tous parviennent à ce qu'ils [puissent être] discernés [discernantur], c'est-à-dire qu'ils aient des opérations distinctes et propres et que, également, ils soient distincts entre eux selon la substance. Et quant à cela, chez aucun l'ordre ne manque [in nullo deficit].En revanche, il existe certains qui non seulement ont cela, mais qui, en plus [ulterius], sont tels que tout ce qui existe en eux communique au tout, c'est-à-dire qui sont ordonnés au bien commun du tout. On trouve cela chez ceux chez qui rien n'existe en dehors de la nature, pas plus que par hasard, mais toutes ces choses progressent selon l'ordre dû.
2636. En effet, il est manifeste que chaque chose naturelle - ainsi qu'il a été dit - est ordonnée au bien commun selon son action naturelle due. D'où les choses qui ne cessent jamais leur action naturelle due possèdent toutes leurs choses en communion avec le tout [habent omnia communicantia ad totum], comme les corps inférieurs de ce genre.
2637. La solution, en résumé, est donc que l'ordre exige deux choses, à savoir la distinction des ordonnés et le fait que les choses distinctes communiquent au tout [communicantiam! communicationem? distinctorum ad totum]. Quant au premier, l'ordre existe sans défaillance [indeficienter: sans fin dans le dictionnaire, mais ce n'est pas le sens ici] dans toutes les choses. Quant au deuxième, en revanche, il existe un certain ordre sans défaillance dans certains qui sont [des êtres] suprêmes et les plus proches du premier principe comme les substances séparées et les corps célestes auxquels rien n'advient par hasard et en dehors de la nature; chez certains, par contre, [l'ordre] fait défaut [deficit] à savoir chez les corps auxquels, parfois, quelque chose advient par hasard en dehors de la nature. Et cela en raison de l'éloignement [remotio] du premier principe qui se trouve [se habente: est, se trouve] toujours de la même manière.
2638. Ensuite, lorsqu'il dit "Quoi qu'il arrive [d'impossible]", il expose sa doctrine au sujet du bien et de l'ordre de l'univers selon l'opinion des autres. Et à ce sujet, il fait deux choses: en premier lieu, il manifeste ce qu'il entend faire [de quo est intentio] en disant qu'il faut dire tout ce qui arrive d'impossible et d'absurde à ceux qui parlent du bien et de l'ordre de l'univers autrement, à savoir [autrement que nous]. Et il faut raconter également ce que disent ceux qui parlent d'une manière plus correcte [melius] et dans les affirmations [dictis] desquels apparaissent moins d'apories.
2639. Ensuite, lorsqu'il dit "Tous, en effet" [1106], il poursuit son intention; et à ce sujet, il fait deux choses. En premier lieu, il présente l'opinion de ceux qui posèrent que les principes sont des contraires [1106]. En deuxième lieu, [il expose l'opinion] de ceux qui posèrent que les principes sont certaines natures séparées, là [où il dit] [1117] "De même, [amplius] si ne sont pas".
Au sujet du premier, il fait deux choses. En premier lieu, il explique [proponit] en quoi font défaut ceux qui disent que les principes sont des contraires en disant que tous les anciens philosophes posèrent que toutes les choses [omnia] proviennent des principes contraires. Et quant à trois choses, ils n'ont pas parlé d'une façon juste [non recte]. En effet, ils n'ont parlé d'une façon juste ni en ce qu'ils posèrent que les choses proviennent des contraires, ni en ce qu'ils affirmèrent que toutes les choses [proviennent] des contraires; et, en troisième lieu, ils ont fait défaut en ce [du fait] qu'ils n'ont pas dit de quelle manière les choses sont produites à partir des contraires.
2640. En deuxième lieu [1107] là [où il dit] "car les impassibles", il manifeste de quelle manière ils firent défaut en ce qui concerne les trois choses exposées ci-dessus [in praedictis tribus].
Et en premier lieu, [il manifeste] de quelle manière ils firent défaut en ce qu'ils posèrent que les choses proviennent des contraires; en second lieu, en ce qu'ils posèrent que toutes les choses proviennent des contraires, là [où il dit] [1108]: "De même, toutes les choses, en raison d'une participation perverse, toutes les choses..."; en troisième lieu, de quelle manière ils firent défaut du fait qu'ils n'ont pas dit de quelle manière les choses proviennent des contraires, là [où il dit] [1113] "Or, tous ceux qui disent 'contraires'..." etc.
Il dit donc en premier lieu [1107] que ce n'est pas d'une façon correcte qu'ils disent que les choses sont [proviennent: sunt] des contraires, puisque les contraires, selon l'acception propre [du mot] [secundum se accepta] sont impassibles mutuellement: en effet, ce n'est pas la blancheur qui subit la passion, par le noir, pas plus que l'inverse. Toutefois, de ces deux, il n'en pourrait être constitué quelque chose d'un [une chose une: aliquid unum] à moins qu'ils pâtissent mutuellement afin qu'ils soient réduits ainsi à quelque chose d'intermédiaire [medium].
2641. Mais cette aporie peut être résolue facilement selon l'avis d'Aristote, étant donné qu'Aristote a posé outre les deux contraires un troisième principe qu'est la matière [la phrase du texte latin n'est pas bien coupée]. Ainsi donc l'un des contraires peut pâtir de l'autre [a reliquo: il ne faut pas "a", mais seulement ablatif], dans la mesure où le matière assujettie à l'un des contraires pâtit de l'autre.
2642. Mais d'autres posèrent que la matière est l'un [alterum] des contraires et non pas quelque chose en dehors des contraires, ainsi qu'il est évident chez ceux qui posèrent que ces contraires sont les principes [à savoir] l'égal et l'inégal, l'un et le multiple [multa]. En effet, ils attribuèrent l'inégalité et la multiplicité à la matière, l'égalité et l'unité à la forme, ainsi qu'il est clair en ce qui concerne l'opinion de Platon, bien que les Philosophes de la nature aient posé [pensé] le contraire. Mais cette affirmation de ces derniers [peut-être] repoussée [dictum...solvitur] de la même manière. En effet, puisque la matière qui est une, sujet commun, en quelque sorte, des contraires, n'est contraire à aucun.
2643. Ensuite, lorsqu'il dit "Or, de même" [1108], le Philosophe manifeste dans quelle mesure ils firent défaut en disant que toutes les choses sont des contraires. Et à ce sujet, il fait deux choses.
En premier lieu, il montre l'inconvénient qui s'ensuit de cette position. Car il est manifeste que les premiers genres des contraires sont le bien et le mal étant donné que l'un des contraires est toujours comme la privation et, ainsi, il recèle [habet: possède] la raison du mal [rationem mali]. Si donc toutes les choses sont des contraires, il s'ensuit que toutes les choses participent au mal en dehors de l'un [sauf l'un], à savoir le bien qui est [le?] principe: car, comme [en tant que] l'autre des éléments est posé le bien et que l'on pose que toutes les autres choses sont de ces deux principes. Or, ce n'est pas vrai. En effet, dans les corps célestes et dans la nature des substances séparées, on ne peut pas trouver de corruption et de mal.
2644. En second lieu, là [où il dit] "mais les autres", il montre que la position de ceux qui posent toutes les choses à partir des contraires ne s'accorde pas avec la position de certains philosophes. Car si toutes les choses sont des contraires, il s'ensuit - ainsi qu'il a été dit - que les premiers principes sont le bien et le mal. Or, certains ne posèrent pas que le bien et le mal sont des principes, mais que ce qui est bon [ce qu'il y a de bon] est le principe de toutes choses [omnibus].
2645. En troisième lieu, là [où il dit] [1110] "or, les autres", il montre combien même ceux-ci firent défaut en posant que le bien est principe. Et en premier lieu, il montre cela en général en disant que, bien que certains aient parlé d'une manière juste [exacte: recte] en posant que le bien est le principe de toutes les choses; mais ils firent défaut en ce sens [in hoc quod..." qu'ils n'ont pas précisé [determinaverunt] de quelle manière le bien est principe, à savoir [s'il l'est] en tant que fin, ou bien en tant que forme, ou bien en tant que moteur. Car ces trois comprennent [comportent?] la raison du parfait et du bien, mais pas la matière qui n'est parfaite si ce n'est grâce à la forme c'est pourquoi il n'en fait pas mention [en: matière].
2646. En second lieu, là [où il dit] "mais d'une façon inconvenable", il descend aux opinions spéciales et, tout d'abord, à l'opinion d'Empédocle, en disant que c'est d'une manière inconvenable qu'Empédocle pose que le bien est principe. En effet, il pose, comme principe, l'amour en tant que bien [quasi bonum]. Or, il dit que l'amour est principe de deux façons: car il dit que ce dernier est comme un moteur [movens] [celui qui meut], en tant qu'il doit unir et rassembler; et, de même, il pose qu'il est principe comme la matière. Il prouve, en effet, que l'amour est la partie des choses mélangées, car il a posé que les corps sont des mélanges des quatre éléments ainsi que l'amitié et de la querelle [lis] [haine d'après Tricot]. Bien qu'il arrive que le principe soit le même que la matière et le même que le mouvant [movens], toutefois, non pas au même point de vue [sec. eandem rationem]. Certes, le feu peut être mouvant selon la forme et principe matériel selon la matière, mais pas selon le même [point de vue], car le mouvant, en tant que tel, est en acte, tandis que la matière, en tant que telle, est en puissance. Il reste donc à assigner selon quoi l'amour est matière et selon quoi il est mouvant, ce que lui-même n'assigne pas.
2647. L'autre inconvénient qui s'ensuit de l'opinion d'Empédocle est le fait d'avoir posé la querelle [litem] comme premier principe incorruptible. [Quae quidem: incorrect! Quod quidem!] Cela semble être selon lui la nature même du mal: or, selon ceux qui ont une opinion juste [recte opinantes], le mal n'est pas considéré [posé] comme principe, mais seulement le bien, ainsi qu'il a été dit.
2648. En troisième lieu, là [où il dit] [1112] "Mais Anaxagore", il descend à l'opinion d'Anaxagore en disant qu'Anaxagore posa que le bien est le premier principe comme [quasi] mouvant. En effet, il a dit que l'intellect meut tout [omnia]. Or, il est manifeste que l'intellect meut en vue de quelque chose [gratia alicuius], c'est-à-dire, pour la fin. C'est pourquoi il faut qu'il pose quelqu'autre principe [alterum aliquod princ.], pour lequel l'intellect meuve, à moins qu'il dise, comme nous l'avons dit, à savoir que le même peut être intellect et ce qui est compris [intellectum] et que l'intellect meut pour lui-même, ce qu'on trouve en quelque sorte chez ceux [in his] qui agissent par l'intellect selon nous. En effet, l'art de la médecine agit pour la santé et la santé est en quelque sorte l'art de la médecine lui-même, ainsi qu'il a été dit ci-dessus.
2649. Un autre inconvénient semble s'ensuivre contre l'opinion d'Anaxagore si l'on soutient l'opinion commune à savoir que les contraires sont les principes de toutes les choses [omnium]. D'après cela, en effet, apparaîtra l'inconvénient que ne fait pas un principe contraire au bien et à l'intellect [cette phrase est inexacte! le latin n'est pas clair].
2650. Ensuite lorsqu'il dit "mais tous" [1113], il montre la troisième chose qu'il a posée ci-dessus, à savoir que ceux qui posent que les principes sont les contraires, en disent pas de quelle manière proviennent des contraires les effets des principes [principiata]. Et c'est ce qu'il dit [en affirmant] que tous ceux qui disent que les principes sont les contraires ne se servent pas [d'exemples?] pour la production de ceux qui sont manifestes dans les êtres [entibus], à moins que quelqu'un se représente, c'est-à-dire à moins que quelqu'un veuille s'imaginer [fingere] ou dire de manière à pouvoir être symbolisé [figurabiliter].
2651. Et premièrement, lorsqu'il dit [ib.] "et pourquoi ces choses-là" etc., il montre qu'ils ne peuvent pas causer la différence des corruptibles ou des incorruptibles. Il dit donc qu'aucun des philosophes antiques n'assigne la cause pour laquelle certains êtres sont corruptibles et certains incorruptibles. Certains d'entre eux posent, en effet, que tous les êtres sont des mêmes principes, à savoir des contraires. Et c'est bien l'opinion des anciens philosophes de la nature. D'autres, par contre, à savoir les poètes théologiens, posèrent [que] toutes les choses [proviennent] du non-être. C'est pourquoi il a dit ci-dessus qu'ils engendrent le monde à partir du non-être. Et ainsi, étant donné que tous les deux assignent à tous les êtres la même origine, ils ne sont pas en mesure d'établir [causare] la distinction des choses selon le corruptible et l'incorruptible. Et pour cette raison-là d'autres, afin de ne pas être obligés à [arriver à cette conclusion], à savoir qu'ils affirment [ponant] que toutes les choses sont du non-être, ou bien afin [qu'ils puissent] assigner la cause de la distinction des choses, posèrent que toutes les choses sont un, enlevant toute distinction aux choses: et c'est bien l'opinion de Parménide et de Mélisse.
2652. En second lieu, là [1114] [où il dit] "encore pour", il montre qu'ils font défaut encore quant à une autre chose, à savoir: puisqu'ils ne peuvent pas assigner la cause pour laquelle la génération est sempiternelle, ils ne peuvent pas non plus assigner quelle est la cause universelle de la génération, car aucun des contraires n'est cause universelle de la génération.
2653. En troisième lieu, là [où il dit] "et les deux principes", il pose le troisième inconvénient [tertium] en quoi font défaut ceux qui affirment que les principes sont des contraires. Car ils sont obligés d'assigner que l'un des [deux] contraires est un principe plus fondamental [principalius], étant donné que l'un [des deux principes] est toujours comme la privation. Ou bien il entend qu'il faut poser un principe plus important que les deux [principes] contraires grâce auquel on peut assigner la raison pour laquelle certaines [choses] sont attribuées à l'un des contraires ayant la fonction de principe [principio] et certaines choses à l'autre [des contraires], comme il est naturel [utpote] [d'expliquer] pourquoi à tel moment, la querelle [lis] meut les éléments à la séparation et, à tel moment, l'amitié à l'union [ad congregationem].
2654. Et cela arrive même à ceux qui affirment qu'il existe des espèces [idées]. Car ils sont obligés de poser un principe plus fondamental [principalius] que les espèces. En effet, il est manifeste que ceux qui sont engendrés et qui se corrompent ne participent pas à l'espèce toujours de la même manière. D'où il faut poser un principe grâce auquel on pourra assigner la raison pour laquelle cet individu a participé à l'espèce antérieurement ou bien participe [seulement] à l'instant [modo].
2655. Ensuite, lorsqu'il dit "et à d'autres" [1116], il pose le quatrième inconvénient qui les accompagne [eis sequitur] en disant que les philosophes affirmant que les principes sont des contraires, sont obligés d'affirmer [également] qu'il existe un contraire à la première sagesse et à la science la plus honorable, étant donné que la sagesse a pour objet [est de] le premier principe, ainsi qu'il a été montré au premier [livre]. D'où, s'il n'existe pas quelque chose de contraire au premier principe, étant donné que tous les contraires ont une nature qui est en puissance par rapport à chacun des contraires et que [d'autre part], selon nous, le premier principe est immatériel, ainsi qu'il est clair d'après ce qui vient d'être exposé [ut ex dictis patet]; d'où il reste qu'il n'existe pas quelque chose de contraire au premier principe et qu'il n'existe pas une science contraire à la science première, sauf la seule ignorance [sed solum ign.].
2656. Ensuite lorsqu'il dit "encore, si", il descend à l'opinion de ceux qui posent des substances séparées. Et en premier lieu, il montre qu'un inconvénient accompagne ceux qui ne les posent pas. Et il dit que, s'il n'existe pas d'autres êtres [entia] outre les [êtres] sensibles, il n'y aura pas de premier principe - ainsi qu'il a été montré - ni l'ordre des choses tel qu'il fut assigné, ni génération perpétuelle, ni des principes tels que nous avons posés ci-dessus, mais il y aura à l'infini principe du principe, comme il [sera naturel] que Socrate soit engendré par Platon, et celui-ci par celui-là et ainsi à l'infini ainsi qu'on pensé [visum est omnibus...] tous les anciens philosophes de la nature. Car ils n'ont pas posé un principe universel premier outre les principes particuliers et sensibles.
2657. "mais si" [1118] Il montre qu'un inconvénient accompagne ceux qui posent certaines natures séparées et en premier lieu, quant à ceux qui posaient dans ce genre de natures une certaine connexion [connexionem] de l'origine; en second lieu, quant à ceux qui ne l'ont pas posée, là [où il dit] [1122] "mais ceux qui affirment le nombre".
Au sujet du premier, il conduit [à la découverte de] quatre inconvénients, dont le premier est [1118] que les espèces et les nombres que certains posaient outre les sensibles, semblent n'avoir aucune cause [nullius causae videntur esse]. Mais s'ils ont une cause quelconque, il ne semble pas qu'il y ait une cause du mouvement puisque ce genre [de choses] ne semble pas avoir la raison [d'être: rationem] de principes mouvants.
2658. En deuxième lieu, là "encore de quelle manière", il conduit à l'autre inconvénient. Car le nombre n'est pas la grandeur. Or, la grandeur ne peut provenir que des grandeurs; d'où il semble impossible d'assigner de quelle manière la grandeur et le continu proviennent des nombres qui ne sont pas continus. En effet, on ne peut pas dire que le nombre cause le continu à l'instar [sicut] d'un principe motif et formel.
2659. En troisième [inconvénient], il le pose là [où il dit] "mais" [1120], en disant que, si les espèces et les nombres sont les [des?] premiers principes, puisque dans les espèces et les nombres, on ne peut pas trouver de contrariété, il s'ensuit que ce n'est pas les contraires qui seront les premiers principes étant donné qu'ils ne sont pas posés en tant que factifs et motifs [non ponuntur factiva et motiva]. Et ainsi, il se produira qu'il n'y aura pas de génération et de mouvement [continget non esse gen.]. Car si les premiers principes ne sont pas mouvants mais qu'ils sont causés ultérieurement [posterius] par des premiers principes, il s'ensuivra qu'ils sont en puissance des principes antérieurs [in potentia priorum principiorum]. Or, ce qui peut être, peut aussi ne pas être. D'où il s'ensuit que la génération et le mouvement ne sont pas sempiternels. Or, ils sont sempiternels, ainsi qu'il fut établi ci-dessus. Il faut donc détruire l'autre prémisse, à savoir qu'on a établi que les premiers principes ne sont pas mouvants. Et on l'a dit, à savoir dans le premier livre, [en expliquant] de quelle manière les premiers principes sont mouvants.
2660. Le quatrième [inconvénient], il le pose là [où il dit] [1121] "encore, de quelle manière", en disant qu'aucun de ceux-ci [ces philosophes] ne peut dire qui fait que le nombre soit un, ou bien que l'âme et le corps [soient un] ou, en général, la forme et ce dont elle est forme [soient un], à moins qu'il dise que c'est le mouvant qui le fait, ainsi que nous l'avons dit ci-dessus dans le huitième [livre?]. Or, les espèces et les nombres n'ont pas la raison [d'être] d'une cause motrice.
2661. Ensuite, lorsqu'il dit "mais ceux qui disent" [1122], il montre qu'un inconvénient s'ensuivrait selon ceux qui établissent que ce genre de nature sont sans connexion [inconnexas] en disant que ceux qui posent que le premier dans les choses est le nombre mathématique, ainsi que les Pythagoriciens l'ont posé et ainsi, [ils ont posé] à la suite toujours une autre nature possédée, à savoir [une nature] suivante, à savoir qu'[ils ont posé] après le nombre la grandeur, après la grandeur les sensibles et ils ont dit que chaque nature a un principe différent [cuiuslibet naturae esse alia et alia princ.] ainsi que les principes des nombres sont différents de ceux de la grandeur et de ceux des sensibles, ceux-ci, en parlant ainsi, rendent, pour ainsi dire, la substance "de l'univers inconnexe [sans lien]", à savoir sans ordre de sorte qu'une partie qu'elle existe ou n'existe pas, n'apporte rien à telle partie ou à telle autre. Et beaucoup de principes inconnexes font de même [similiter].
2662. Et ceci n'est pas possible, car les êtres [entia] ne veulent pas être mal disposés [male disponi]. En effet, la disposition des êtres naturels est telle la meilleure qu'elle puisse être [est la meilleure possible: qualis optima potest esse]. Et c'est cela que nous voyons dans chacun [des êtres], [à savoir] que chacun est dans sa nature de la meilleure disposition. D'où, à plus forte raison [multo magis], il faut estimer cela dans tout l'univers.
2663. Mais la pluralité des principes dominants [principalius] n'est pas bonne [n'est pas un bien?], de même qu'il ne serait pas bon qu'il existe différentes familles dans une maison qui n'auraient aucune communication entre elles. D'où il reste que tout l'univers est comme une principauté et [comme] un royaume, et ainsi, il faut qu'il soit dirigé [disposé, régi?: ordinetur] par un seul gouverneur. Et c'est bien cela qu'il conclut: qu'il existe un premier [unus princeps] de tout l'univers, à savoir, le premier moteur et le premier intelligible [primum intelligibile] et le premier bien qu'il a appelé Dieu ci-dessus qui est béni pour [in] les siècles. Amen
De instantibus, c. 1, voir THOMAE AQUINATIS, Opera omnia, éd. Vivès, t. 27, Paris 1875, p. 512-513.
«Puisque toute durée est accompagnée d'un instant, pour clarifier la nature de la durée, il faut dire quelque chose d'abord au sujet de la nature de l'instant. En effet, la connaissance de l'un est profitable pour la connaissance de l'autre. Et comme les choses composées nous sont plus connues que les choses simples, et que les choses divisibles sont plus connues que les choses indivisibles, il faut commencer par la notion du temps afin de pouvoir arriver plus facilement par ce dernier à la connaissance de l'instant et, à partir de là, à la connaissance des diverses durées. Il faut savoir tout d'abord que dans le livre 4 de la Physique, le temps est appelé 'nombre du mouvement'. Bien que nous ne sentions rien par le sens extérieur si ce n'est le mouvement quelconque d'un corps, l'âme est cependant capable de percevoir par la seule succession des pensées ce qui est antérieur et ce qui est postérieur dans la succession. Ainsi, dans cette succession nécessaire, l'âme appréhende-t-elle deux ou trois ou plusieurs et c'est bien ce nombre appréhendé qui est le temps. Toutefois, on peut avoir des doutes au sujet de cette démonstration. Étant donné que le temps suit le mouvement du premier mobile en tant que sa propre mesure alors que l'action de l'âme n'est pas assujettie au premier mobile puisqu'elle ne reçoit pas sa perfection au moyen d'un organe corporel - en effet seuls les corps sont soumis au premier corps et à son mouvement - il semble que l'on ne puisse pas percevoir le temps selon l'action de l'âme à moins qu'il se produise un certain changement concernant le corps. Pour comprendre cela, il faut considérer qu'il existe un premier mouvement qui est la cause de tout mouvement secondaire. C'est pourquoi, quels que soient les changements qui se produisent en relation avec les corps inférieurs, ils proviennent de ce premier changement. Or, dans les actions de l'âme - bien qu'il ne s'agisse que d'un changement qui proviendrait (directement) de l'âme - il y a un changement venant de la part des phantasmes, grâce à la nature desquels il existe un continu et un temps dans les pensées de l'âme , ainsi qu'il est dit dans le livre III du Traité de l'âme (Aristote). C'est pourquoi, l'âme perçoit dans ses pensées une succession continue et elle appréhende dans cette succession ce qui est avant et ce qui est après, et c'est précisément la raison du temps. Car le temps est le nombre de ce qui est antérieur et postérieur dans le mouvement. Et l'unité du temps vient de l'unité du premier mouvement. En effet, on compare le temps au premier mouvement, non seulement comme on compare la mesure au mesuré (à ce qui est mesuré), mais également comme l'accident au sujet. Or il est impossible qu'il y ait plusieurs accidents de la même espèce dans un sujet, comme il est impossible qu'il existe deux sortes de blancheurs dans la même partie de la surface. Or le premier mouvement est un et uniforme. D'où le temps doit être un. Quant aux autres changements, le temps joue le rôle de mesure: une seule chose peut être en effet la mesure de plusieurs choses, comme une verge est la mesure de plusieurs morceaux d'étoffe. C'est pourquoi le temps ne se multiplie pas selon la multiplication des changements inférieurs, mais il demeure un malgré la multiplication de ces derniers (changements). Il s'ensuit que dans les substances séparées qui ne comprennent pas au moyen d'un continu et à travers le phantasme, le temps n'existe pas dans la définition duquel le mouvement est impliqué, mouvement qui est le sujet du temps, sujet qui fait que le temps devient continu. En effet, dans la définition du temps, le nombre est posé à la fois comme élément formel et comme genre tandis que le mouvement est posé d'une manière oblique comme son sujet, en remplacement de la différence (spécifique). Car chaque fois que l'on définit les accidents dans l'abstrait, on pose le sujet à la place de la différence, comme on dit que «simitas» (aplatissement) est le 'nez aplati'.
En effet, dans la définition, la différence doit être posée toujours en deuxième place. C'est cela qui explique que le temps n'est pas nombre d'une manière absolue, comme deux ou trois, mais il est un nombre appliqué aux choses, comme 'deux' brasses d'étoffe. Mais dans les substances séparées il n'y a pas de sujet du temps proprement dit. Aussi, en elles, la mesure de (leur) l'action n'a-t-elle aucune continuité qui proviendrait de la matière ou de quelque chose d'extérieur.»
THOMAS VON SUTTON, Contra quodlibet Iohannis Duns Scoti, hrg. von J. Schneider (Bayerische Akademie der Wissenschaften, Veröffentlichungen der Kommission für die Herausgabe ungedruckter Texte aus der mittelalterlichen Geisteswelt, Band 7), München 1978, q. 1, p. 57-58.
«Ces problèmes concernant Dieu ont été examinés d'abord dans les Quodlibets du frère Jean Scot et la première question est la suivante: les essentiels sont-ils plus immédiats à l'essence divine que les notionnels?
1. Consulte là (= dans les Quodlibets) ses paroles. Mais ici il faut déjà regarder ce qui est vrai (et) ce qui est faux, afin d'éviter la fausseté et de tenir la vérité. Il faut savoir que cette question peut être entendue de deux façons: ainsi, de la première façon, que l'immédiation (immediatio) ou la médiation (mediatio) qui concerne l'essence divine serait par rapport à notre intelligence qui considère Dieu de diverses manières. Certains comprennent d'une autre façon: l'immédiation ou la médiation de certaines choses concernant l'essence divine s'entendrait de la part de Dieu, et non seulement de la part de notre intellect et de la part des noms qui sont attribués à Dieu.
Poser l'immédiation et la médiation est vrai selon le premier sens, étant donné que notre intellect a plusieurs concepts de Dieu et que, pour les signifier, il a imposé plusieurs noms qu'il a attribués à Dieu, les uns d'une manière plus immédiate et en priorité, les autres d'une manière médiate et en conséquence (posterius). Or, poser une médiation, à savoir de la part de Dieu, est totalement impossible et c'est une hérésie dont tout chrétien doit se garder. En effet, puisque toute chose que nous attribuons à Dieu est une chose simple en Dieu, cette opinion (positio) prétend qu'en Dieu il y a beaucoup de choses distinctes par la nature (même) de la chose, non seulement des personnes distinctes, mais au contraire des choses distinctes absolues. En effet, quand il y a une immédiation et une médiation par rapport à quelque chose de premier, il y a un ordre, et là où il y a un ordre, il y a (aussi) une distinction des choses ordonnées et l'une est antérieure par rapport à l'autre. Cette opinion prône donc en Dieu une distinction réelle de choses absolues et, par conséquent, elle détruit la simplicité divine étant donné que les choses distinctes absolues ne sont pas une réalité simple. Elle affirme donc une hérésie selon laquelle Dieu n'est pas vraiment un, mais composé de beaucoup de choses dont l'une est antérieure et l'autre postérieure. Cependant, étant donné qu'en Dieu il n'y a a rien d'antérieur ou de postérieur - ainsi que cela est dit dans le Symbole d'Athanase -, ceux (qui prônent cette opinion) ne peuvent nullement éviter des inconvénients en disant que les choses absolues ne sont distinctes de la part de Dieu selon la chose, mais selon la raison. Car, la distinction selon la raison que fait l'intellect, n'atteint pas Dieu comme si l'un de la part de Dieu se distinguait en plusieurs (multa) si bien que de la part de Dieu seraient plusieurs dont l'une serait plus immédiate à l'essence que l'autre. De la sorte, en effet, Dieu serait divisible et exprimable en nombre, ce qu'il est interdit de dire. Il faut donc dire que, par la distinction que fait la raison au sujet de Dieu, aucune distinction et, par conséquent, même pas le moindre ordre d'immédiation ou de médiation ne résulte de la part de Dieu. Il s'ensuit ainsi que si l'on y pose (introduit) un ordre d'immédiation et de médiation, (cet ordre) doit être selon une distinction réelle entre elles et, également, (selon une distinction) des choses notionnelles par rapport aux choses essentielles, et il est clair que cette position est hérétique. Or, ce Maître (Duns Scot) pose l'immédiation et la médiation à l'égard de l'essence divine, et cela de la part de Dieu, c'est pourquoi il faut répondre à ce qu'il dit selon l'ordre selon lequel il procède.»
De principio individuationis, c. 2-3, voir THOMAE AQUINATIS, Opera omnia, éd. Vivès, t. 27, Paris 1875, p. 466-467.
«Il reste donc à montrer où se séparent mutuellement entre elles la connaissance de sens et de l'intellect. Il est manifeste que l'intellect commence là où le sens cesse. Or, les sens extérieurs ont pour objets de soi les accidents sensibles mêmes, à savoir (les accidents sensibles) communs et (les accidents sensibles) propres. En effet, la quiddité de la chose particulière ne concerne comme objet de soi ces sens extérieurs, étant donné que cette quiddité est la substance et non pas l'accident; aussi n'appartient-elle pas à l'intellect comme objet de soi en raison de sa matérialité. C'est pourquoi la quiddité de la chose matérielle dans sa particularité même est objet de la raison particulière à laquelle incombe la comparaison des intentions particulières, (raison particulière) qui est remplacée par l'estimative naturelle chez les animaux. Grâce à son lien avec l'intellect où se trouve la raison même qui compare (entre eux) les universaux, cette puissance (la raison particulière) participe à la puissance comparative; mais puisqu'elle est partie de la (puissance) sensitive, elle n'abstrait pas complètement de la matière. D'où, son objet propre demeure la quiddité de la chose particulière matérielle: ce n'est pas parce que cette puissance appréhende la matière en elle-même, -puisque celle-ci ne peut être connue que par analogie avec la forme-, mais parce que la comparaison de la matière par rapport à la forme au moyen de la matière individuée concerne cette puissance, de même que considérer la matière en commun par rapport à la forme de l'espèce concerne la raison supérieure.
Chapitre III.
Ici on montre ce qu'est le principe de l'individuation.
D'après tout cela, il est facile de voir de quelle manière la matière est principe de l'individuation: voilà ce que nous avons l'intention de montrer. Il faut donc savoir que chez nous l'individu consiste en deux choses. En effet, l'individu dans les choses sensibles est l'ultime même dans le genre de la substance qui n'est prédiqué d'aucun autre, de plus, lui-même est la substance première -selon le Philosophe (dans les Prédicaments)- et le premier fondement de tous les autres. Car, puisqu'elle ne peut pas être 'cette chose complète' dans l'espèce qui est la seule dont l'être (esse) est incommunicable, la nature de la forme matérielle est communicable quant à sa propre raison, mais elle est incommunicable uniquement en raison du suppôt qui est quelque chose de complet dans l'espèce et qui ne convient pas à n'importe quelle forme, ainsi qu'il a été dit. Sa communication se réalise, répétons-le, par le fait qu'elle est reçue dans d'autres. C'est pourquoi, quant à sa nature même, elle est communicable et elle peut être reçue en plusieurs et elle est reçu selon une raison, étant donné que la raison de l'espèce est une dans tous ses individus. Mais puisqu'elle même ne possède pas l'être (esse), comme nous l'avons déjà dit, l'être n'appartenant qu'au seul suppôt, ainsi qu'il est manifeste par le Philosophe (livre VII des Métaphysiques, d'une part et d'autre part) le suppôt étant incommunicable, pour cette raison (donc) la forme matérielle elle-même se diversifie selon un grand nombre d'êtres incommunicables, tout en demeurant une selon la raison communiquée à un grand nombre; elle est cependant reçue dans la matière, puisqu'elle-même est matérielle. D'où il est évident qu'en raison de sa nature même, il lui convient l'unité de raison dans sa communication même et qu'elle est rendue incommunicable par sa réception même dans la matière. Le fait qu'elle est reçu dans la matière produit l'individu qui est incommunicable et le premier fondement dans la genre de la substance en tant que sujet complet de tout ce qu'on peut prédiquer de lui-même. Cependant, au point de vue de la génération, l'incomplet est toujours antérieur au complet, bien qu'au point de vue de la perfection ce soit tout le contraire. Ce qui est donc le premier sujet de tous au point de vue de la génération et (qui est) incomplet ne (pouvant) être prédiqué d'aucun de ce genre, c'est-à-dire la matière, sera nécessairement le premier principe de l'être (esse) incommunicable, ce qui est (précisément) le propre de l'individu.»