C. Viola: Je vous invite à commencer notre discussion tout à fait informelle et amicale, il faut que l'atmosphère amicale règne comme c'était le cas dans l'entourage de saint Anselme, chacun de vous ayant le droit de poser les questions qui lui semblent intéressantes ou d'intervenir pour montrer la place de la pensée de saint Anselme dans le contexte intellectuel actuel et, d'une façon plus large, dans le contexte de l'évolution de la pensée du XXe siècle.
Pour entamer la discussion, je me permets de commencer par poser le problème du Proslogion. A ce sujet, j'ai eu même un projet en préparant le Colloque: je voulais absolument qu'il y ait une communication que j'avais l'intention de confier à Mme Fumagalli de Milan, à savoir présenter une synthèse de la manière dont nos contemporains historiens de la pensée médiévale présentent Anselme. Et en feuilletant même des ouvrages très récents, je constate toujours que, dans le meilleur des cas, la pensée d'Anselme se réduit à l'argument du Proslogion. Ne devrions-nous pas réagir contre cet état de chose? J'ajoute tout de suite que je ne suis pas contre l"'argument" ou l'étude monographique de l'argument; je suis tout à fait d'accord Si quelqu'un se penche même sur une seule ligne du Proslogion, ou sur les chapitres 2-4, mais ne devrait-on pas - tout au moins dans les manuels d'histoire de la philosophie du Moyen âge - dépasser ce stade et d'essayer de donner toute la richesse de la pensée anselmienne au lieu de se cantonner dans une présentation unilatérale et tronquée?
P. Gilbert: Depuis quelques années on ne parle plus seulement que de l'"argument ontologique."
C. Viola: Cela dépend dans quel milieu, évidemment.
P. Gilbert: Non, mais quand même, la bibliographie est assez nette, entre autres, le Cur deus homo a repris du poile de la bête.
C. Viola: Je pense tout spécialement aux manuels de l'histoire de la philosophie, et c'est un problème tout particulier.
P. Gilbert: J'avais préparé un tout petit papier qui pourrait nous éclairer à ce propos: pourquoi avoir réduit Anselme à l'argument dit "ontologique?" Mon idée serait que le problème philosophique était inscrit dans une culture qui était essentiellement préoccupée par la fondation des sciences et donc par le problème épistémologique. Et je voudrais vous proposer une petite idée comme ceci: On sait que depuis un certain nombre d'années, au moins en français, mais aussi en d'autres langues, sont publiés de nombreux ouvrages sur la raison. On ne sait plus ce qu'est la raison. Je ne fais pas seulement référence à Kant et à "qu'appelle-t-on penser," mais la crise de la raison d'aujourd'hui est assez énorme. La problématique d'aujourd'hui, la problématique de lecture de saint Anselme ne peut pas ignorer notre situation présente, neuve, me semble-t-il, depuis quelques années. Alors j'essaye de comprendre cette situation de cette manière-ci: les problèmes fondamentaux posés à la philosophie d'aujourd'hui - je pense particulièrement à la philosophie analytique qui nage complètement dans ce problème-là - c'est le problème de la référence. C'est-à-dire que, ce qui est devenu problématique c'est le réel. On ne sait plus ce que "parler" veut dire. Ce qui là signifie que le "parler" est devenu essentiellement formel. Ce n'est pas pour rien que Kant se bat contre la science qui est formalisée; le problème de l'intentionnalité objective du savoir est un problème insoluble. Ce n'est pas pour rien que Heidegger se bat contre la technique. La science formalisée est une science qui a détruit l'ambiente, le monde de la raison. La raison est donc devenue problématique. J'essaye d'approfondir un peu cette situation-là, peut-être avec des schémas un peu caricaturaux parce que je vais un peu vite, et ce serait une hypothèse à approfondir: je me demande Si la situation présente n'est pas typiquement la situation du nominalisme où, d'une part, après Ockham, on a opposé le savoir scientifique formalisé et d'autre part, et là je m'excuse pour M. Corbin, mais, je pense que c'est un peu nominaliste sa position - l'absolu liberté de Dieu. J'essaye d'approfondir cela de cette manière-ci. Est-ce qu'il n'y a pas un avantage dans notre réflexion d'aujourd'hui de, d'une part, tenant compte des inquiétudes que la raison assure elle-même, d'une part, et d'autre part, et de la possibilité que nous a donné quand même ce schéma nominaliste de la gravité de Dieu, ne serait-il pas avantageux d'approfondir cette ligne que M. Corbin a approfondi après H. Urs von Balthasar, me semble-t-il. Je ne dis pas que von Balthazar soit un nominaliste, mais il y a une pente très nette culturellement bien déterminée et qui, historiquement, c'est la situation d'aujourd'hui. Pour cette raison là, étant donné la crise de la raison d'aujourd'hui, un certain nombre de publications essayent justement d'élargir le problème et de montrer que le problème d'Anselme n'est pas le problème de la raison, ni scientifique ni technique. D'autre part, Si l'on peut approfondir un point, il me semble que ce qui est en jeu dans ce schéma nominaliste c'est la médiation entre la liberté de Dieu et la raison. Et je crains que nous n'avons pas encore pensé cette médiation, [ce] qu'en lisant Anselme, on pourrait penser être la création des catégories, comme le id quo maius, le quiddam maius, et me semble-t-il, la maternité d'Anselme saurait articuler la liberté de Dieu et la raison dans un ensemble catégorial à construire.
R.W. Southern: I gather what people remembered was Anselm's work. Is that right? I think the answer is that he was not very much remembered the way masters in the schools for their works or their discussions are; he was remembered chiefly for his talk; and it is surprising how many versions of his talks have survived; and of course they were not great works, but Eadmer, Alexander, an Unknown Collector of his Similitudines, the author of the Liber floridus, Guibert of Nogent, all report things that he said to them.
M. Corbin: Puisque j 'étais attaqué publiquement, je récuse et les hypothèses et les épithètes nominalistes - notez que je suis en bonne compagnie avec H. Urs von Balthasar dont j'ai reçu quelques lettres de félicitations que je peux produire, et l'épithète de réaliste. Ce que j'essayais de dire c'est qu'une partie des questionnements sont pris à partir de l'ontologie, c'est-à-dire une certaine manière de considérer le rapport de la parole et de la chose qui est un questionnement historiquement advenu en Occident et qui est précisément la source de la crise spirituelle de notre temps; et je pense que plusieurs communications ici ont essayé de dire - à travers les références à la prière, qu'il y avait une autre manière d'articuler prolatio et res, via la probatio que ce que nous appelons l'ontologie, dont le nominalisme et le réalisme ne sont, après tout, que des avatars. Et ce que j'ai dit en conclusion de la communication d'hier, c'est que le id quo maius cogitari nequit qui intervient au principe même d'une prière, est cela, n'est-ce pas, qui définit l'attitude même de la prière comme refus de se mettre au dessus. Par conséquent, je suis très surpris de m'entendre appelé nominaliste, car c'est précisément, parler de cela c'est dire: si on aborde Anselme avec ce type de lunettes, ce n'est pas la peine de continuer.
P. Gilbert: Il est impossible de lire un texte en dehors de la culture d'aujourd'hui. Ce que je dis c'est que la culture d'aujourd'hui est de ce type là, qu'elle est culture qui n'a pas de médiation entre ce dont tu proclames la splendeur et les moyens techniques de la raison. C'est-à-dire 'Nous' de la culture. Nous rentrons tous dans cette culture; qu'on le veuille ou veuille pas, on est là dedans, mais il faut le savoir.
M. Corbin: Il faudrait s'entendre sur ce qu'on entend par culture; que je sache, il y a quand même un certain nombre d'hommes qui ont parlé, alors nous sommes tous limités dans nos possibilités d'expression et je ne parlerai jamais de la modernité ni de la culture d'aujourd'hui: qu'en sais-je? Je connais un certain nombre de choses, je reçois un certain nombre d'informations, il y a un certain nombre de gens qui m'ont marqué, il y a un certain nombre de textes qui ont chanté. J'ai dit clairement mes références, et la dette que j 'ai vis à vis des hommes comme Heidegger et Lévinas, [ces hommes), que je sache, appartiennent à ce monde. Qu'on appelle Lévinas quelqu'un de nominaliste, c'est une épithète qui n'a strictement aucun sens.
P. Gilbert: Je pense que Lévinas cherche quand même une 'catégorialisation'; il ne se contente pas...
R. Campbell: The question - as I understand it - suggests that the problem of reason has become quite a radical problem for our time. And I think that is correct. It is something that happened at the end of the middle ages as a result of the impact, as I see it, of biblical themes, which rendered the categories of Greek metaphysics no longer applicable and, in particular, generated the severe problem as to how all of that material that belongs to thinking can be taken to be grounded in reality. Somebody like Anselm can have very a simple view of semantics: a verbum is a vox significans rem. Ever since Descartes, that kind of naive semantic faith is not possible. And the question of the philosophers ever since Descartes is: how to get thought and reality close together. But I think you are right to suggest that the problem of reference is therefore an essential problem for our time. A consequence of this - as I see it - is that there is a pervasive scepticism about truth that is surfacing in the whole of the contemporary philosophical discussions, and a considerable debate is to whether there is a function for reason. And it is in that connection - it seems to me - that Anselm does present us with a model of a way of thinking about reason which does not try to produce more than it can, (I mean Aquinas is somebody who raises the bar for the valid argument). Anselm is more modest in what he tries to develop with his reasoning, but his reasoning is formally valid, and that is a very impressive thing. In particular, it seems to me that some of the suggestions that H. Kohlenberger was exploring are ways in which from a very different point of view, somebody like Wittgenstein, is trying to chart the limits of what is intelligibly sayable, and is in a very different tone of voice and driven from quite a different problematic, is nevertheless pursuing a program that provides some point of contact with the kind of thinking that Anselm presents us with, which is both rational, formally rigorous, but presents a probare within the context of the quod dicit; and it seems to me that it is in that way that Anselm does in fact provide to modern times a model that we are exploring further: as to how it is that we can come better to understand what it is that we say and believe, because-as I was suggesting at the very end of my paper-the problem of fides quaerens intellectum is a problem all of us use of God, all of the time, and none of us understands very much.
R. Herrera: I would like to disagree; I think there are two tasks and I think we mix the two tasks. The first task is "archaeological:" to understand the argument in its boundaries with its presuppositions and so forth and so on; and that is what we, as historians or philosophers of the middle age s, I think, do. But then we have to satisfy ourselves with being collectors of curious - and most of us would not be satisfied with that. The second task is what is called futuristic, and that would be to find a model of thought that today would be able to express.
We have been talking about the Proslogion argument. Now I believe that the most valid part, the most valid aspect of St. Anselm's thinking for today is consciousness, going back to Augustine's notion of memoria. Now I think that that can be very validly explored today and in a sense people like Pierce in the United States, even Simon Weil, have things that point in that direction. But basically, I think , it would have to be some type of phenomenological approach.
M.B. Pranger: I do not disagree very much with R. Campbell. I would like to continue his argument a little bit and returning to my former argument about the technical nature of Anselm's thinking. What I am always a little worried about is, as Gilbert mentioned, the predominance of science. The response to that, such as that of Heidegger's against the predominance of technic, is risky in so far as it is shares the universal approach, the claim of the universal validity of the categories in which we are thinking. And what I mean concerning Anselm as a technician is that his claim is much more modest, as you have mentioned, but not modest in a sense that he would say that his argument either about God about his cognition is limited, is not sola ratione. That is, I think, an important element for us is that Anselm is using religious thinking as a science in the sense of a strict discipline within which the terms he would be thinking, he would be supplying, are clearly difined so that he does not say more than he can allow himself to say. And that is the big difference between ontology and metaphysics, on the one hand, and the universal claim of later science, on the other. That is the big difference in the whole later history of both theology and philosophy.
G. Madec: Je vais revenir au problème que vous [C. Viola] posiez concernant la philosophie des manuels ou "Anselme des manuels." Il y a, à ma connaissance, quelques auteurs qui ont été piégés par la philosophie: je nomme Jean Scot Erigène, Saint Anselme, et Malebranche. Et je m'étais promis de ne pas nommer Augustin, l'évêque d'Hippone, parce que je suis venu ici en lecteur d'Anselme et non pas en spécialiste d'Augustin, mais il est remarquable - me semble-t-il, que ces trois que je viens de nommer sont de grands augustiniens. Je me demande Si l'un des problèmes qui devrait sortir de notre Colloque, n'est pas celui de se poser la question de savoir ce qu'était la "raison" pour chacun de ces trois ou quatre auteurs. Il y a un livre intitulé "Le rationalisme chrétien" qu'il faudrait peut-être relire pour parvenir à une définition du sola ratione au sens anselmien du mot.
Maintenant, j'ai eu l'imprudence ce matin, d'annoncer un mot sur la conférence, le discours de M. Corbin hier, j'essayerai de le faire dans l'esprit que M. Viola veut maintenir à cette table ronde, c'est-à-dire amicalement et même j'espère qu'il le recevra fraternellement. Son discours hier était empreint d'une telle conviction, d'une telle autorité, d'émotion, et de ferveur que toute objection ne peut être qu'inconvenante, je pense. Mais l'insipiens n'a que faire des convenances. Et je dois avouer que, à mesure que M. Corbin parlait hier, je me sentais devenir ou redevenir de plus en plus insipiens. Je me disais d"'outrepassement" en "débordement," je me disais bêtement que ça débordait, que ça débordait beaucoup et me posais la question, je me la posais, je crois sérieusement, gravement; je me la pose toujours et c'est pourquoi je voudrais qu'elle soit publique, je me posais cette question, et elle est brutale, je l'avoue: Si tout cela n'était qu'inflation théologique. Je me demandais Si le quo majus dont on a beaucoup parlé ne tournait pas les têtes. Le 'quo maius', pour moi, veut dire simplement l'Être le plus grand possible. Et ailleurs, il est question de l'action divine la plus juste, et la plus ou/et la plus miséricordieuse possible. Et pour moi, c'est tout ce que veut dire cette formule donc quo maius, ou quo iustius ou quo misercordius cogitari non potest. Et Si cela peut me venir à l'idée même en tant qu'insipiens, je crois que je dois faire publiquement cet aveu pour que, ce qui n'est pas un avis - puisque je suis insipiens - mais pour que ceci serve d'instance critique à l'égard de discours trop enthousiaste à l'égard de saint Anselme.
M. Corbin: Je crois qu'il y a une réponse fraternelle et simple qui est ceci: puisque M. d'Onofrio a cru que je méprisais la ratio, j'ai dit qu'il y a trois noms dans le Proslogion, et trois noms de Dieu: je les rappelle: id quo maius ou id quo nihil maius cogitari possit; l'autre, aliquid summum omnium, et quiddam maius quam cogitari possit. Quand on fait une opération de traduction et d'édition, il me semble qu'on peut et qu'on doit respecter la langue des auteurs. Or, je remarque une chose. Dans l'intitulé du id quo nihil maius cogitari possit il y a une négation et une inversion à travers la relative. Dans summum omnium que l'on peut appeler si l'on veut "le plus parfait," il n'y a aucune négation mais un superlatif et dans maius quam cogitari possit il y a un comparatif et qui s'exerce sur la pensée. Alors il me semble que l'interprétation qui consiste à identifier 'id quo maius cogitari nequit' avec l'Être le plus parfait est précisément l'oubli de la langue d'Anselme. Alors j'aimerais qu'on me montre et qu'on me prouvât qu'il s'agit vraiment de l'idée de parfait. Il faut quand même faire une différence entre un superlatif, un comparatif, l'usage d'une négation. Je crois que là-dessus la port de barre a été pour moi absolument décisif. Alors le voilà la chose que je voulais rappeler.
Et d'autre part, quand on parle de débordement 2, je crois qu'il y a le fameux 'hyperperissuein' de saint Paul et, que je sache encore, plénitude pour plénitude, la charité du Christ qui surpasse toute connaissance dont j'ai essayé de témoigner. Et il me semble que le problème essentiel au point de vue d'Anselme - le Père Briancesco l'a dit dans une formule tout à fait magnifique et c'est peut-être ce que la théologie occidentale a désappris et qu'il lui faut réapprendre c'est que la gloria éternelle de Dieu c'est précisément le salus; et le salus c'est la mesure tassée, secouée, débordante. C'est ce que j'ai essayé de dire simplement. Et là encore, si j'ai lu et travaillé Anselme ce n'est pas pour imposer Anselme, c'est parce qu'il me semble que dans le débat théologique et le débat intellectuel d'aujourd'hui, il y a à rappeler - du moins c'est ma vocation de théologien - que nous sommes les auditeurs d'une parole, et d'une parole qui met en cause et mouvement, en crise les idées que nous sommes nous-mêmes tentés de mettre; en ce sens là, Anselme est un témoin de la vérité chrétienne. Et je suis tombé sur un certain nombre de textes aujourd'hui même de Nicolas Cavasilas et je pourrais citer des équivalents, et les mêmes types de formulations. Voilà ce qui me semble pouvoir répondre.
G. Madec: J'ai omis de dire tout à l'heure, je commence par un compliment, pour finir, vous avez compris ma tactique. J'ai oublié de dire que le Père Corbin a fait une oeuvre admirable et je le dis sincèrement, pour nous sortir justement de cet Anselme de manuels. Donc je voudrais qu'on ne se méprenne pas sur ce que j'ai dit. Maintenant, le sens de ma réserve tout à l'heure était celui-ci: si la traduction que j'ai donnée - plutôt l'interprétation que j 'ai donnée - du 'quo majus cogitari nequit' est exacte, je crois qu'il est arbitraire et artificiel d'en faire le principe d'une théologie de la croix ou de Pâques. Voilà le sens de ma réserve. Et je ne crois pas qu'on conserve ni la pensée de saint Anselme ni la bonne théologie d'aujourd'hui en faisant ce transfert.
M. Corbin: Je crois que le débat est clairement posé.
R. W. Southern: I would just make a reply to what R. Herrera said, but maybe I am wrong. I think that he said there were two reasons to study Anselm, either antiquarian or futuristic. I want a middle ground. You see, we study these people because they say things which seem important to us. But in order to understand what they said, we have to understand the circumstances in which they said them, most importantly, concerning sin, redemption, love, and the companionship, which he and his friends discuss among themselves. I may say, I was stimulated by this fifty seven years ago (and then I have been often unfaithful to Anselm). I turned to him for the same reason. Fifty seven years ago, I was faced with the question of what would I like to work on, and I said, Anselm said something about friendship which struck me very strongly. And I came to Paris and I worked on two manuscripts of his letters for about several months collating P and L. I found Fr. Schmitt mercifully was doing the same thing and I gave it up. Nevertheless all I want to say is: once you feel bitten by what anyone in the past said, you really cannot stop wanting to know more about him, about his circumstances and about what he meant by what he said. And I tried to relate what he said closely to his circumstances. Such a relationship has been very apparent in our discussions here. I think the circumstances and his changes in the development of his thought is one of the things of greatest importance for us.
C. Viola: Oui, je crois que Sir Richard Southern a tout à fait raison. Je dis qu'il a parlé d'une façon autobiographique en nous exposant ses propres expériences. Je suis beaucoup plus modeste, mais je dois avouer que depuis quelques années, je m'intéresse beaucoup au milieu anselmien, au milieu historique, à sa vie et son oeuvre, sa pensée m'apparaissent sous une lumière totalement différente. Maintenant, seulement un mot au sujet de la discussion qu'on avait entamée entre M. Corbin et G. Madec. Je me demande quand même - et je fais allusion à quelques passages de mon exposé - si en quelque sorte on ne devait pas parler d'une ontologie anselmienne, 3 et tout particulièrement dans le Monologion, à partir du Monologion. J'ai essayé de souligner particulièrement le moment où Anselme identifie le maximum, le summum omnium quae sunt avec l'esse per se. Evidemment, le terme "ontologie" est un néologisme de la modernité, mais malgré tout, il y a là l'esse, une certaine manière d'être particulière qui s'identifie au maximum, au summum omnium quae sunt.
R. Herrera: I just want to make the point that I fully agree with Sir Richard Southern. Our task is primarily archaeological. Therefore our task is to set the boundaries, the background of our understanding of Saint Anselm and his times. Hundred per cent all of us have been Anselmian. The only difference however is, I think, that it is basically a scholarly, archaeological task: enormous enthusiasm and love - it is an enormous mistake to conflate them with a properly speaking twentieth century philosophical task. And if we do, I think, it is a mistake. If we do, then we have to go out on other lines, find other doors.
R. Campbell: I am one who - if it is an earlier discussion about Anselm philosopher or theologian - I am one who has been interested in Anselm for very many years (and I have been active as a philosopher for the last twenty-five years). I first of all became interested in working out the logic of his argument from a contemporary philosophical concern of how we ought to understand related things, namely (1) what sense does all of this talk about God make in the contemporary world and (2) how are we to understand any description of the existence of something or other. And given that I was interested in those two questions, I have done some work on Kant, and then from that came back to Anselm. And, like Sir Richard, I became fascinated by what he had to say. There is of course, an archaeological work that people can do, and people like me are very grateful to the work they do, because I have no the time to do it as well, and yet we are instructed by it, because the thought must be situated in its time, in its particular historical context, if it is to speak to us today. The situation here is not all that different from the problem we have in this conference. The people came from the different part of the world, and speaking different languages, trying to hear and understand each other. The same problem applies over history. We can only understand each other properly when we can hear them speaking in their own tongue, in their own context. That is why the historical work is important.
But that is also why it is not all that has to be done. And even about the archaeological work Professor Herrera is speaking of, I want to say that in modem times we have radical problem about truth, a radical problem about reference of our language. We have a radical problem about what content any more can be given to talk of God. And it could well be-and this is one thing what attracts me as a philosopher to go back to Anselm and to work again and again on the Proslogion - it could well be that Anselm provides a possibility of actually producing, some rational argumentation in this area in a way that also appropriately recognizes that God transcends all of our language, as he himself pointed out in Proslogion XV. And here he may have more to say to us than people like Wittgenstein or Becket, to whom I think Kohlenberger was right to draw our attention, for whom a negative theology is totally negative, that is one gets a sort of negative theology without the word "God" at all. I think Anselm suggests a way in which with an appropriately negative theology, a way that recognizes that God transcends the limits of our intelligible discourse, nevertheless there are things we can say and there is rational argumentation that can be developed. That is what I, speaking as a contemporary thinker, find fascinating about Anselm, that is what he says to me, and I am sure to a lot of others, across the centuries.
R. Herrera: No, I do not think I have any argument of that, but I do think that once you go out of the properly speaking archaeological, scholarly, whichever way you want to put it, obviously - and I do not deny that Anselm can lead you or me or any one of this room who studies Anselm to insights in modern philosophy - but the very fact that we use Anselm, that we insert his thought into a different context, that we have to - in a sense - view it in a different optic, that is precisely what I am trying to say.
C. Viola: Je me permets de faire une remarque au sujet de ce point de discussion important: il s'agit de savoir pourquoi Anselme est tellement sympathique pour les philosophes, pour nos contemporains. Je crois qu'il est indispensable de faire un peu d"'archéologie" pour expliquer ce phénomène. Pourquoi Anselme est-il tellement sympathique? C'est parce qu'il a une véritable "foi" en la raison. Or c'est précisément cela qui manque à nos contemporains, ainsi que P. Gilbert l'a bien montré; mais sur le tableau qu'il avait brossé, au nominalisme, j'ajouterais encore le sophisme. Je crois que nous vivons en une époque de sophisme pur et dur. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter la radio, lire les journaux, non pas seulement certains journaux, mais la plupart des journaux: partout c'est du sophisme et du nominalisme. On a souvent l'impression que les mots n'ont plus aucune relation avec la réalité, qu'ils peuvent signifier n'importe quoi, tout comme les raisonnements que les médias imposent au public manquent souvent de consistance et de cohérence. Ce qui m'a frappé surtout à la lecture du Proslogion et je l'ai expliqué dans la communication que j'avais présentée au Colloque du Bec, c'est l'expérience d'Anselme déclarant: 'Gratias tibi, bone Domine, gratias tibi, quia quod prius credidi te donante, iam sic intelligo te illuminante, ut si te esse nolim credere, non possim non intelligere'. 4 Anselme vécut une expérience extraordinaire à ce moment-là: il a compris - puisqu'il a cherché, il s'est posé une question relevant de la foi à savoir l'existence et la nature de Dieu - il s'est rendu compte du fait que, grâce à l'évidence rationnelle, il peut arriver au même objet que la foi lui a proposé, à savoir le vere esse de Dieu. Je ne veux pas revenir maintenant au prologue autobiographique du Proslogion et à la description dramatique faite par Eadmer que nous connaissons tous. Par conséquent, Anselme a entrevu à ce moment-là en quelque sorte ce que j'appelle l'authentification de la raison, la valeur de la raison, parce qu'il sait par ailleurs que ce que Dieu a révélé est vrai, puisque Dieu est la Vérité et il voit à ce moment là une telle évidence au bout d'une démarche rationnelle que l'on ne peut même pas contredire. Donc c'est à partir de cette expérience - qui demande quand même un peu de recherche archéologique, je comprends pourquoi Anselme a pu s'engager sur la voie de la sola ratio. La sola ratio pour lui était déjà authentifiée grâce à cette expérience rationnelle qui lui a permis d'identifier le même objet que par ailleurs il savait, qu'il connaissait par la foi. La foi d'Anselme en la raison et sa valeur, sa capacité d'atteindre le vrai explique son effort considérable déployé au cours de toute sa vie pour chercher des bases rationnelles pour les mystères de la foi. C'est, je crois, cette foi inébranlable et lucide en la valeur de la ratio qui a fasciné les philosophes de la modernité et qui fascine encore aujourd'hui tous les penseurs qui entrent en contact vital avec sa pensée et, à travers sa pensée, avec l'homme qui pense. C'est cette foi en la valeur de la raison qui peut être aussi un remède pour le désarroi intellectuel dont souffre notre époque à cause de son nominalisme et son sophisme. Anselme montre comment dépasser le mot (verbum) et sa signification en direction de la res que nous pourrions appeler la réalité pour mettre les mots en face de la réalité pour qu'ils puisse véhiculer, non pas la skepsis ou le doute, mais la fraîcheur de la vérité, cette autre face de la réalité qui se reflète dans l'esprit de quiconque la laisse y entrer. Mais d'autre part, en marquant clairement les limites de la ratio par le dépassement qui mène vers l'infini de Dieu, Anselme prévient l'homme contre toute tentation d'un rationalisme érigé en idéologie qui culmine dans l'histoire de l'Occident en l'adoration de la "Déesse-Raison." Nous trouvons chez Anselme, en un parfait équilibre, et la raison capable d'atteindre le vrai (rerum veritas, veritas propositionum) dans le domaine du fini - et ici encore il est utile de souligner la portée proprement métaphysique de sa réflexion et le silence qu' Anselme s'impose et impose à la raison devant l'infini de Dieu en comprenant qu'il est non seulement 'id quo maius', mais 'quiddam maius quam cogitari possit'. Mais là encore, Anselme demeure dans le domaine du vrai: il montre dans le Monologion comment on a pu parler verum au sujet de l'Ineffable. Et c'est là, me semble-t-il, le suprême paradoxe de la pensée anselmienne qui dépasse même le sommet de la pensée qui consiste à "penser "ce par rapport à quoi "plus grand ne peut être pensé." Chez Anselme, ici, le penseur et le mystique montrent leur grandeur dans l'humilité: 'humiliter . . . quaerere rationem'. 5 Anselme fut un passionné de la raison. Mais cette passion s'exerça chez lui auprès des mystères obscures de la foi, donc dans un contexte hautement religieux. Et tous ceux qui se sentent fascinés par l'élan de sa recherche rationnelle doivent s'en souvenir: son élan de recherche rationnelle est nourri des mystères de la foi, il est essentiellement motivé par l'invitation de la Bible. Tout comme l'authentification de la raison passe par celui qu'il interpelle comme tu es veritas. C'est le Dieu-Vérité qui motive chez lui la recherche inlassable, c'est le Dieu Vérité qui lui permet d'avoir confiance en la raison malgré sa défaillance. C'est ainsi que la pensée d'Anselme évite à la fois l'écueil de l'engouement rationnel qui culmine en idéologie niant le dépassement et l'écueil du doute morbide qui paralyse l'homme individuel autant que la société dans laquelle il est appelé à vivre dans une communion réciproque de paroles vraies, réconfortantes et sécurisantes.
Ainsi que R. Campbell l'a dit, la pensée d'Anselme peut permettre d'approfondir la connaissance d'autres philosophes. Quant à la relation de la pensée d'Anselme avec d'autres penseurs, nous pouvons remarquer aussi qu'Anselme peut servir d'instance critique. H. Kohlenberger a justement souligné qu'avec Anselme, on peut critiquer et démanteler Nietzsche. La pensée d'Anselme impliquant une critique métaphysique continuelle du fini et un dépassement de la raison vers l'ineffable nous permet aussi de remettre à leur place les pensées qui, comme celle de Hegel par exemple, s'érigent en absolu. Pour Anselme, il n'y a qu'un seul absolu, qu'un seul absolute esse qui est le vrai Dieu. Par là même, Anselme nous permet de dépasser toute pensée humaine finie, toute Weltanschauung qui s'arrête définitivement à Welt sans continuer son chemin vers le transcendant absolu, toute "idéologie" qui s'érige en unique et absolue. Si la rencontre entre la pensée d'Anselme et celle des philosophies modernes et contemporaines permet un approfondissement de ces dernières, cette rencontre peut être aussi salutaire pour démontrer les faiblesses qui, souvent, leur sont inhérentes. Pour dire encore une fois avec H. Kohlenberger, Anselme peut servir d'instance critique face aux tendances philosophiques et idéologique.
1 La Table ronde - qui clôtura ce Colloque et dont le but était de confronter les différentes vues de spécialistes concernant la pensée d'Anselme et les différentes tendances intellectuelles qui caractérisent notre époque - fut gravement perturbée et compromise par le départ précipité de plusieurs de nos collègues en raison d'une grève inattendue des transports aériens.
2 Je me permets de rappeler ici que moi-même j'ai utilisé le terme "débordement" dans ma communication au Colloque du Bec par rapport à la vérité. Voir C. Viola, "Foi et vérité chez saint Anselme." Les mutations socio-culturelles au tournant des XIe-XIIe siècles. Etudes anselmiennes IVe session (Paris 1984) 583-93. Cependant, je récuse l'application de ce terme à la vie intérieure de Dieu, ce qui serait un non-sens philosophique et théologique.
3 Rappelons que le mot "ontologie" est un néologisme des temps modernes. Pourtant, même Suarez écrit encore des Disputationes metaphysicae. Laissons de côté la question de terminologie. Il est évident que chez Anselme nous trouvons les bases d'une philosophie de l'être, très compacte mais essentielle, surtout dans le Monologion. Mais n'oublions pas que ce qu'il cherche même dans le Proslogion c'est de prouver le vere esse de Dieu qui, au point de vue logique et formelle, s'exprimera par la formule: 'et si nolim credere non possum non intelligere', donc l'impossibilité formelle de la négation de l'être de Dieu. Ici le vere esse - idée proprement métaphysique -, reçoit un renforcement et un sens nouveau par l'intelligence de l'impossibilité de sa négation. C'est dire que la logique vient à ce moment à l'aide de la métaphysique. A notre avis, présenter Anselme comme adversaire d'une métaphysique (philosophie) de l'être serait un contresens historique et philologique. Pensons aussi aux longues considérations qu'il déploie dans le De conceptu virginali sur le sens de la natura.
4 Proslogion IV: Schmitt 1,104.
5 Epistula de incarnatione Verbi I: Schmitt 11,7.