«Quam ampla est
illa Veritas,
in qua est omne quod verum est,
et extra quam non nisi nihil et falsum est.»
SAINT ANSELME,
Proslogion c. XIV.
Peut-on parler, quand on examine l'histoire des idées, des "dimensions" de la vérité?1 Ne risque-t-on pas de s'enfermer d'emblée dans une démarche purement "spatiale" alors que la vérité semble être par excellence - tout au moins à ceux qui la considèrent comme faisant partie essentiellement de la démarche de l'esprit - quelque chose qui, par son intentionnalité même, transcende les limites, peut-être même toutes les limites et, aussi, celles de l'espace, de même que celles de son corrélat habituel, le temps?
Si des auteurs de notre époque parlent des 'dimensions' de la vérité2, saint Thomas lui-même se servait de cette image. En effet, il utilisa, dans une de ses réponses, le parallélisme entre les diverses dimensions des corps d'une part et d'autre part, la relation qui existe entre la multiplicité des vérités qui se trouvent dans les choses et la Vérité qui est leur mesure intrinsèque. Lisons ce texte:
Veritas autem quae est in intellectu humano vel in ipsis rebus, non comparatur ad res sicut mensura extrinseca et communis ad mensurata; sed vel sicut mensuratum ad mensuram, ut est de veritate intellectus humani et sic oportet eam variari secundum varietatem rerum; vel sicut mensura intrinseca, sicut est de veritate quae est in ipsis rebus: et has etiam mensuras oportet plurificari secundum pluralitatem mensuratorum, sicut diversorum corporum sunt dimensiones diversae.3
Gardons-nous toutefois de la tentation de vouloir inférer à partir de ce texte d'une manière prématurée un relativisme quelconque qui serait inhérent à la pensée de saint Thomas en affirmant la plurification de la "mesure de la vérité" dans les choses, car, précisément, le corrélat essentiel dans sa conception de la vérité demeure à chaque instant la "res". En effet, saint Thomas nous a légué une conception réaliste de la vérité, fondée sur la "res" et, en dernière analyse, sur son e s s e; ce qui signifie que la vérité est définie, établie, contrôlée - tout comme elle surgit - en contact continuel avec la réalité - l'expérience à la fois sensible et intérieure, selon sa doctrine de la "conversio ad phantasmata"4 - et non pas s e u l e m e n t, voire même uniquement, par une relation à la structure de l'esprit, ses "conditions de possibilité", ou par la cohérence "logique" entre les "affirmations" prises dans l'abstrait, indépendamment de la réalité5, indépendamment de leur portée réelle, ce qui est le cas de certaines sciences, notamment celui de la logique moderne.
Remarquons tout de suite que la logique moderne, la logique formelle avec sa nomenclature et ses symboles est en réalité plutôt une technique qu'une véritable sagesse ou philosophie. Les symboles eux-mêmes sont les résultats de décisions arbitraires - de même que ceux utilisés déjà dans les manuels de logique du Moyen âge - dont l'application à l'analyse de la pensée ou du langage humain demeure également arbitraire. Déjà au fond chaque langue est l'effet d'arbitraire. Lorsqu'on y greffe une science dont l'échafaudage est également le résultat d'arbitraires, nous avons déjà un double é c r a n à franchir ou à traverser avant d'arriver à la "res", objet de l'expérience et première visée essentielle de la pensée. L'on pourrait montrer sur des exemples concrets ce que "devient" une donnée historique, telle la "pensée" d'un auteur lorsqu'on lui applique la logique symbolique érigée en absolu.6
La tentation cartésienne existe toujours: celle de vouloir appliquer à la philosophie ou à la réflexion philosophique, pour la ÔsauverÕ, la perspective et la méthode d'une science particulière proposée comme un idéal mais qui, au lieu d'ouvrir les horizons de cette dernière ou de lui assurer des assises "inébranlables", ne fait que fermer les horizons qui lui sont propres. La philosophie "more geometrico" est souvent remplacée par une philosophie "more logistico", "more sociologico", "more philologico" ou "more psycho-analytico". Mais ne perdons pas de vue la part de l'arbitraire inhérent à tout ce genre d'analyse et d'application et, surtout, n'oublions pas que l'application du symbole arbitrairement fixé ou établi, de même que l'application, au Réel, d'un "traitement technique" qui implique des vues bien déterminées d'avance doit être consécutive à l'appréhension du contenu du langage et de la pensée ainsi qu'à celle des relations entre leur contenus, même si ces symboles ou techniques ont un rôle défini à jouer.
La conception réaliste pourtant n'exclut point l'affirmation selon laquelle la vérité ne peut être définie sans relation avec l'esprit (âme, intellect, entendement...). Bien au contraire, l'esprit humain - ou divin - demeure le composant essentiel de cette conception de la vérité. C'est d'autant plus important à souligner que cette perspective - grâce à l'ouverture qu'elle implique et exige - permet l'acheminement de l'esprit humain vers le Vrai Infini, vers l'Infini du Vrai qui est Dieu et qui est autre chose que la multiplicité du nombre infini des facettes du vrai qui se reflètent sans cesse dans les êtres particuliers selon qu'on les envisage dans des perspectives "infiniment" variables.
Loin de nous de prétendre - ne serait-ce que dans une démarche de point de départ et à titre de pure hypothèse de travail - que la vérité puisse être inclue, de quelque manière que ce soit, dans un espace tridimensionnel voire même n-dimensionnel, car la vérité englobe, par le fait qu'on affirme leur existence, aussi bien l'espace tridimensionnel que l'espace n-dimensionnel. Si je choisis l'image de l'espace pour aborder le problème des divers aspects de la vérité ou de l'appréhension de la vérité, c'est que cette image montre très bien ce qui est l'une des caractéristiques de la vérité, à savoir celle d'être d'aspect multiple, celle d'avoir une multiplicité de facettes ou de visages. Par ailleurs, dans un autre contexte que celui que je viens de citer, saint Thomas parle aussi des "facettes" de la vérité qui reflètent cependant la même image, de même que le miroir reflète une multiplicité d'images représentant le visage du même homme: "...sicut ab una facie hominis resultant plures similitudines in speculo..."7
Ce que je viens de dire apparaît dès que nous interrogeons l'histoire de la pensée pour savoir ce qu'est la vérité, non pas nécessairement pour savoir ce qu'elle est en elle-même - à supposer que l'histoire de la pensée puisse nous le dire -, mais tout simplement pour satisfaire la curiosité de quelqu'un en quête 'désintéressée' de l'opinion de ses ancêtres. Il serait vain de vouloir rappeler ici, ne serait-ce que dans leurs grandes lignes - les différentes conceptions ou "définitions" de la vérité proposées au cours de l'histoire de la pensée depuis les Présocratiques jusqu'à nos jours.
Notre approche voudrait être plutôt réflexive qu'historique bien que toute approche de ce problème doive s'ancrer non seulement dans l'expérience de celui qui cherche la Vérité mais aussi dans l'histoire, ne serait-ce que pour se rappeler le fait que depuis les premiers monuments écrits parvenus jusqu'à nos jours apparaît l'intérêt inlassable de l'homme à l'égard du Vrai et, par là-même nous ouvririons le chemin vers les dimensions historiques de la Vérité.
En effet, le problème du vrai et de la vérité a toujours intéressé l'homme, non seulement les philosophes de métier ou les philosophes par vocation, mais tout le monde, y compris les hommes d'Etat et les politiciens. Ponce Pilate n'a-t-il pas posé la question fondamentale de la Vérité: "Quid est veritas" - "ti estin alétheia?" (Jn XVIII, 38) sans avoir le moins du monde soupçonné qu'en ce moment unique et décisif de l'Histoire, le pronom interrogatif neutre exigeait d'être remplacé par tis puisque Celui-même devant Lequel il a posé cette question s'identifiait précisément à la Vérité: ego eimi ... hé alétheia..." (Jn XIV, 6).
Quant aux philosophes, Aristote n'a-t-il pas assigné comme tâche de la philosophie la connaissance de la vérité, malgré toutes les erreurs et insuffisances que l'investigation de la vérité comporte au cours de l'histoire de la pensée?8
Ce qui nous intéresse ici de prime abord ce n'est pas de savoir ce qui est vrai, bien que le fait de savoir que quelque chose est vrai implique déjà avec toute la nécessité d'une logique irrésistible une certaine notion, une certaine conception et, surtout, une appréhension certaine de la vérité. En effet, comment pourrais-je savoir si quelque chose est vrai si je ne savais pas ce qu'est le Vrai, la Vérité? La question que nous posons donc à présent s'intéresse plutôt à ce stade de la connaissance réfléchie où, par l'appréhension de la chose vraie, nous appréhendons en même temps la Vérité.
La Vérité est donc ce qui se dévoile lorsque nous constatons la vérité de quelque chose que nous venons de connaître: elle est pour nous en quelque sorte une "révélation". C'est aussi l'un des sens fondamentaux - du moins au point de vue étymologique - que l'on est autorisé à donner au terme grec ùalæhyeia qui signifie "dévoilement", sens que, appuyés sur la philologie, Heidegger et d'autres à sa suite avaient suffisamment mis en lumière.9 Une des conséquences fondamentales qui découle directement de cette prise de conscience "philologique" du sens du terme grec est précisément le fait que ce n'est pas nous qui nous donnons la vérité, bien au contraire, c'est elle qui se donne à nous, qui s'impose à nous. Nous n'avons qu'à la c o n s t a t e r.
Cette remarque vaut aussi bien dans la perspective d'une conception purement pragmatique de la vérité que dans celle qui prétend s'appuyer sur les "lois de l'histoire" pour la saisir. Car, pour savoir si ce qui advient - au terme de mon projet ou au terme de mon action (praxis) - est vrai ou non, je dois savoir tout d'abord ce qu'était mon projet - soit sous la forme d'un projet particulier et personnel, soit sous la forme d'un "projet qui doit se réaliser par l'immanquable mise en marche des lois de l'histoire" -, et ce fait implique d'ores et déjà une saisie vraie de mon projet personnel ou une appréhension vraie des lois de l'histoire, sinon - faute d'une connaissance vraie de mon projet et des lois de l'histoire - je ne serais jamais en mesure ni de savoir ni de dire si j'avais un projet ou si ce projet s'était réalisé ou qu'il s'était réalisé conformément à des lois prévues ou prévisibles.
De plus, au moment de la réalisation de mon projet ou au moment de l'accomplissement des lois de l'histoire, je dois savoir vraiment que mon projet est conforme à "sa" réalisation ou que l'histoire se déroule, qu'elle s'est déroulée conformément aux lois que j'avais perçues avant même son déroulement; je dois savoir également que mon projet était un "projet" - une projection vers l'avenir que je saisis à l'instant de la vérification comme un "projet-dans-le-passé", et plus précisément comme "mon-projet"; de même je dois savoir au moment de la vérification de la vérité et de l'efficacité des lois de l'histoire qu'en fait, j'ai appréhendé ces lois comme telles avec toutes leurs forces et vigueurs, et avant même d'avoir conçu mon projet, je devais savoir ce qu'était l'histoire, que celle-ci était régie par des lois et être conscient d'avoir saisi ces lois comme telles dans le passé avant même leur réalisation.
Bref, pour rendre possible la "vérification", je dois avoir été conscient dans le passé - d'une multiplicité d'éléments décomposables devant la réflexion. Il est évident que, dans les deux cas, ce n'est pas nous qui nous conférons la vérité au projet ou à l'histoire dans son déroulement, mais c'est la réalité du projet (le "projet réalisé") et la réalité de l'histoire (le "déroulement réel de celle-ci") qui commandent notre perception de la vérité du projet et celle de la vérité des lois de l'histoire. Si la réalité de l'histoire elle-même m'échappait totalement, toute saisie de la vérité de mon projet serait impossible et impensable. En effet, le projet est possible dans la mesure où il s'insère dans la réalité même et dans la mesure où cette réalité permet d'être modelée, façonnée ou transformée selon mon vouloir, c'est-à-dire selon le vouloir exprimé par mon projet. Par conséquent, la vérité du projet dépend en fin de compte de la réalité: de sa "malléabilité" et c'est précisément cette "malléabilité du réel" qui est la mesure de la possibilité et de la vérité de mon projet.
Quant aux lois de l'histoire, deux cas sont possibles. Ou bien ma prognose est fondée sur une appréhension juste et précise de ce qui se produit toujours et en toutes circonstances dans l'histoire: à ce moment-là, la vérité de ma prévision est fonction de la réalité de l'histoire précédant mon appréhension de ses lois, c'est-à-dire antérieure à la saisie que je me fais de ses lois. Ou bien j'entends par les lois de l'histoire la nécessité d'une intervention dans le domaine de la réalité même et alors cette loi sera vraie - et connue comme telle - selon la mesure des limites que la réalité elle-même m'impose et à l'intérieur de ces mêmes limites, c'est-à-dire dans la mesure même où la réalité perçue est "malléable par l'homme". Mais en toutes hypothèses, et dans la mesure où il s'agit de "lois", il s'agit de déterminations précises qui doivent avoir leur fondement dans la réalité même, à moins que l'on conçoive ces lois comme purement aveugles et à ce moment-là, logiquement, on ne peut plus parler de lois, ni de projet, ni de prévisions et nous nous retrouvons dans le pur hasard et dans le pur indéterminisme. Ainsi donc, même les lois de l'histoire sont inséparables du réel, de la réalité si bien que leur vérité même est inscrite dans la réalité. De même que les lois de l'histoire se mesurent selon la réalité, la vérité des lois de l'histoire se mesure aussi selon la réalité.
Loin d'être les créateurs de la Vérité, nous sommes donc plutôt sa "créature": c'est plutôt la vérité qui nous "crée" dans et par son appréhension même. En d'autres termes, la vérité s'impose à nous, elle nous envahit, elle nous saisit, elle nous englobe: c'est un englobant par essence, un englobant irrésistible.
Pour déterminer la nature de cet englobant, on a essayé de l'identifier soit avec la chose perçue nécessairement et irrésistiblement soit avec la relation qui résulte du contact entre le sujet connaissant et l'objet connu ou perçu: "adaequatio rei et intellectus", selon la formule du médecin et philosophe juif Izaac Israeli reprise et approfondie par saint Thomas d'Aquin dans son De Veritate 10, donc une sorte de conformité entre la pensée et la chose, entre le sujet connaissant et l'objet connu. Ce qui caractérise la connaissance selon saint Thomas c'est d'abord le fait qu'il existe une certaine convenance entre l'e n s et l'intellect: ÔConvenientiam ... entis ad intellectum exprimit hoc nomen 'verum'Õ d'une part et, d'autre part, le fait que le processus d'appréhension de la chose vraie (verum) consiste dans une passivité puisque toute connaissance s'achève par une assimilation du connaissant par rapport à l'objet connu: "Omnis autem cognitio perficitur per assimilationem cognoscentis ad rem cognitam; ita quod assimilatio dicta est causa cognitionis...11
Cela veut dire, en d'autres termes, que la connaissance consiste à devenir semblable à ce que l'on connaît, qu'elle englobe en quelque sorte, par cette similitude même, le sujet connaissant.
Selon cette conception, ce n'est pas le sujet connaissant qui "crée" son objet, mais au contraire c'est l'objet, le réel, la réalité même qui imprègne et qui englobe le sujet connaissant. Il est donc vrai que le sujet connaissant "se conforme à...", c'est pourquoi on peut parler, dans cette perspective, de cet aspect envahissant de la vérité* qui, en même temps et comme contre-partie, présuppose, dans le sujet même, l'existence d'une passivité non négligeable. Devant la réflexion, le sujet connaissant se rend donc compte du fait qu'il n'est pas le maître absolu au sens propre du terme, c'est-à-dire qu'il n'exerce pas pleinement sa liberté - il n'est pas entièrement "maître de son acte": "dominus actus sui", pour dire avec saint Thomas12, quand il saisit la chose vraie, même si cette liberté peut s'exercer - à l'intérieur de certaines limites - quant au choix de ce qu'il désire connaître.
*Ce passage est cité par Chantal Delsol, Le Souci contemporain, (Collection 'Faire sens' dirigée par Zaki Laïdi) Editions Complexe, Bruxelles 1996, p. 76.
La vérité demeure donc cet englobant essentiel auquel il est difficile - sinon impossible - de se soustraire à moins qu'on veuille courir les risques d'une confusion logique. Cette conception est renforcée d'une façon inébranlable du fait que l'on rattache le vrai et la vérité au Réel, à la Réalité. Si la Réalité s'impose à nous irrésistiblement, de même la Vérité s'impose à nous d'une manière irrésistible dans la mesure où elle se greffe sur la Réalité d'une manière inséparable.
Faisons ici un petit excursus dans l'histoire de la pensée. Souvent, la vérité fut présentée comme une sorte de modification, une sorte de qualité de l'esprit, du sujet connaissant, inséparable de celui-ci, du moins dans la tradition aristotélicienne par opposition à celle représentée par Platon et ses disciples pour qui la vérité est l'une de ces idées suprêmes dont dérive tout le reste et dont la réalité sensible n'est qu'un reflet imparfait. Cependant, en dehors de la Révélation chrétienne, nulle part on n'a identifié la Vérité à une Personne. C'est la Révélation du Verbe, deuxième Personne de la Sainte Trinité qui permit, pour la première fois dans l'histoire de la pensée - de "soupçonner" que la Vérité devait être 'autre chose' qu'une 'chose', qu'elle est une Personne. C'est pourquoi, après avoir posé à Dieu la question de savoir "quis es domine?" - 'Qu'es-Tu, Seigneur?' - saint Anselme s'exclame dans le Proslogion: "veritas es" - 'Tu es la Vérité'.13 Par ailleurs, ce sens de la Vérité est infiniment plus important que tout ce que le philologue puisse dégager du sens d'e m e t h, terme équivalent dans l'Ancien Testament et il serait aussi pernicieux qu'impossible de vouloir ramener le sens johannique de la Vérité au sens que l'on peut dégager par ailleurs légitimement des contextes vétéro-testamentaires.
Retenons donc que, pour la pensée chrétienne, la Vérité est une Personne, que la pensée chrétienne ouvre une perspective, une "dimension personnelle" de la Vérité. En fait, ne sommes-nous pas en "dialogue" lorsque nous nous adressons à la Vérité? Non pas lorsque nous nous adressons à la chose vraie appréhendée comme un objet particulier, mais quand, par une sorte d'élévation de notre esprit, par le chemin de la réflexion, nous nous mettons - ou plus exactement - nous nous trouvons en face de ce qui nous envahit, de ce qui nous englobe: cette Vérité qui, par sa nature mystérieuse même telle qu'elle nous apparaît dans la réflexion, dépasse toute saisie particulière, y compris celle de notre propre moi en tant que sujet connaissant. Tout en précisant la pensée anselmienne, saint Thomas admet l'existence ou la réalité d'une Vérité qui est la mesure même de toutes choses vraies: "...Anselmus loquitur de illa veritate quae est ...mensura omnium rerum verarum; et ista est una tantum, sicut tempus unum."14
Nous nous trouvons donc en face de la Vérité qui nous envahit, qui nous saisit et qui nous interpelle: car elle nous avertit chaque fois que nous nous égarons. Or, qui peut "interpeller", sinon une "personne"? Les choses elles-mêmes nous parlent-elles?15 Et si elles nous parlent, elles utilisent le langage de la Réalité et, partant, celui de la Vérité qui en est inséparable si bien que les choses elles-mêmes nous renvoient à la Vérité qui englobe tout. Le caractère englobant de la Vérité peut être saisi par quiconque réfléchit, y compris celui-même qui la nie. Car la négation même de la Vérité n'est possible que dans la Vérité: la négation de la Vérité doit être une négation vraie d'où la négation elle-même fait appel nécessairement à cette même Vérité que, par inadvertance, par l'obscurcissement de l'intelligence causé par la passion ou par la mauvaise volonté, l'on tente de voiler ou de refuser. Inutile de rappeler ici la réfutation augustinienne des Académiciens16 qui se complaisaient à tout relativiser ainsi qu'on peut le constater aussi de nos jours dans certains milieux d'intellectuels. Rappelons aussi que pour saint Thomas également, l'impossibilité de la négation de toute vérité était une évidence.17 La vérité apparaît donc dès qu'on la nie. Cela vaut aussi bien de la négation à portée universelle: "Rien n'est vrai" que des négations partielles de la présence de la Vérité, dans la mesure où la Réalité même de cette présence rend le discours négatif caduc.
A ce propos, n'oublions pas que la relativisation, de même que la mise en doute systématique ou méthodologique - fût-ce à la manière sceptique ou cartésienne - de toute affirmation vraie est possible pour l'homme sur le plan "pratique", c'est-à-dire sur le plan du langage. Car - et c'est l'une des tragédies de l'homme, surtout de l'homme à l'époque des "mass media" - la parole humaine écrite, prononcée extérieurement, enregistrée, diffusée sur les ondes électro-magnétiques, voire même la parole intérieure que l'on se dit à soi-même sans aucune relation intersubjective - supporte tout, elle est susceptible de véhiculer les vérités aussi bien que les demi-vérités, les mensonges, les absurdités les plus extravagantes. De même que, par sa parole extérieure, l'homme est capable de mentir à autrui, il est capable de se mentir à lui-même par la parole intérieure. Mais, heureusement, l'homme tient à sa disposition un moyen infaillible qui lui permet de se mettre en face de ce qu'il dit à l'autre et de ce qu'il se dit à lui-même, à savoir la réflexion, ce moyen extraordinaire qui lui sert de miroir pour se regarder lui-même, tel qu'il est, avec sa parole et avec tout le réel qui l'entoure et auquel se réfère sa parole ou son discours.18
Or, devant la réflexion - cette élévation de l'esprit au-dessus des objets, au-dessus des paroles, au-dessus de son propre discours et au-dessus de soi-même - apparaît la nature envahissante et englobante de la Vérité à laquelle rien n'échappe: ni la parole, ni le sujet qui la prononce. La réflexion - cette lumière intérieure de l'intelligence - éclaire sous un nouveau jour ce que le discours direct ou spontané a créé et elle lui montre ses propres limites. C'est dans cette lumière qu'apparaissent les absurdités, les demi-vérités, les mensonges de même que les erreurs. La réflexion fait apparaître clairement l'impossibilité d'affirmer que "rien n'est vrai" ou que "la Vérité n'est pas" d'une part et, d'autre part elle fait apparaître irrésistiblement que "la Vérité est nécessairement". En effet, de l'impossibilité absolue, devant la réflexion, de la négation de la Vérité se dégage immanquablement l'absolue nécessité de la Vérité. Dès que l'on réfléchit, l'on saisit - ou peut saisir quiconque n'est pas myope ou aveugle - cette Vérité. La Vérité s'impose, elle nous dit "Oui", elle se présente comme un "Oui", même en face de celui qui s'apprêterait à la nier. Cette Vérité nous parle donc, elle est la Parole même, elle est en "dialogue avec nous": elle ne peut être qu'une Personne.
Cependant, il serait erroné de penser que c'est cette démarche logique de réduction à l'absurde qui engendre par elle-même la Vérité: la logique, tout en étant au service de la pensée en lui assignant ses limites, en lui montrant le chemin à suivre dans son déploiement spontané ou réfléchi, ne donne pas la vérité. La logique ne fait qu'obliger l'esprit à regarder la Réalité en face et à re-connaître ce qu'il n'a pas appréhendé du premier coup, ce qui lui a échappé en un premier temps ou ce que, pour une raison quelconque, l'esprit n'a pas voulu ou n'a pas su voir ou saisir. La démarche logique qui mène à la réfutation de la position de ceux qui n'admettent aucune vérité n'est pas la cause de la vérité. Car la Vérité est déjà présente dans l'esprit avant même que celui-ci n'ait entrepris cette démarche logique de réfutation.
Mais devant la réflexion - appuyée sur la force de cette réfutation - apparaissent clairement toutes les dimensions de la Vérité. La Vérité envahit tout: le sujet aussi bien que l'objet; elle envahit et englobe tout, elle dépasse tout objet particulier, elle envahit et dépasse à la fois n'importe quel domaine du savoir que l'homme possède - individuellement ou collectivement -, elle envahit et dépasse en même temps tous les domaines du savoir que l'homme puisse jamais découvrir ou s'imaginer. La Vérité a toutes les dimensions, plus exactement, elle dépasse toute dimension, elle est au-delà de toute dimension.
Le terme "dimension" dérive du verbe latin "dimetire" qui signifie "mesurer", "mesurer en tous sens". Au fond, l'on pourrait appliquer cette dernière acception à la Vérité car elle mesure tout en tous sens. Elle se dit elle-même lorsqu'on l'interpelle. Elle interpelle aussi toutes choses, elle mesure aussi toutes choses. C'est pourquoi on peut parler des dimensions de la vérité, ou plus exactement, c'est la Vérité qui mesure toutes choses en tous sens et, par là même, elle donne les dimensions aux choses particulières en les référant à Elle-même, en les mettant dans sa propre perspective qui est celle de l'lnfini. C'est la vraie nature de la Vérité.
La Vérité n'a pas été comprise toujours dans ce sens. Ce fait est dû à des conceptions différentes de la philosophie et, partant, de la Réalité. En effet, la multiplicité même des définitions que l'on rencontre de la Vérité démontre la multiplicité des conceptions fondamentales de la philosophie. Telle philosophie implique nécessairement telle conception et telle "définition" de la Vérité: l'histoire de la philosophie le démontre à l'évidence depuis la définition platonicienne et aristotélicienne en passant par la définition anselmienne, thomiste, kantienne, hégelienne, marxiste jusqu'aux définitions des divers courants pragmatistes, existentialistes ou logiciens de notre époque.19 La conception fondamentale que l'on se fait du Réel - de l'ensemble de ce qui est20 - détermine aussi la manière de voir la Vérité. L'histoire de la pensée elle-même montre combien la conception de la Vérité est inséparable de la conception que l'on se fait de la Réalité qui, prise dans son ensemble et non seulement considérée selon un point de vue particulier et pris à part dans ses parties, doit constituer l'objet de la réflexion philosophique. Ainsi la conception kantienne de la vérité est-elle tributaire du projet philosophique fondamental de Kant qui, comme ses prédécesseurs immédiats ou plus ou moins lointains s'intéressaient surtout au "possible"21, à son tour ne s'intéressera qu'aux "conditions de possiblité". Dans cette conception, nous sommes déjà très loin du réel: on peut parler du r é e l, on peut parler des c o n d i t i o n s du réel et l'on peut parler des c o n d i t i o n s de p o s s i b i l i t é du réel. Mais, logiquement, comment parler du réel sans le connaître, et comment le connaître sans l'avoir appréhendé d'abord? Comment parler des conditions du réel, sans connaître préalablement le réel? Comment parler des conditions de possibilité du réel, sans avoir saisi au préalable ce qu'est le réel en lui-même? Tout discours concernant les conditions et, à plus forte raison, les conditions de possiblité perd son sens dès que l'on quitte le réel ou dès que l'on nie la primauté absolue du réel. La condition de possiblité du réel ne peut être que le réel lui-même.
C'est pourquoi, jadis, les logiciens répétaient sans cesse: "Valet illatio ab esse ad posse, sed non vice versa". Ce qui veut dire que je peux déduire ou comprendre la possibilité d'une chose ou d'un phénomène dont j'ai déjà constaté l'existence mais pas inversément. Du moment que j'ai constaté -ne fut-ce qu'une fois- que l'hydrogène qui brûle en présence de l'oxygène se transforme en H20, c'est-à-dire en eau, je suis autorisé à conclure la possibilité de pareil "phénomène", certes, numériquement différent, mais spécifiquement identique et qui doit se produire rigoureusement dans les mêmes conditions que le précédent. À partir de l'existence d'un phénomène, je peux inférer la "possibilité" que ce phénomène se produise encore dans les mêmes conditions, à supposer évidemment que la "nature des choses" ne change pas entre-temps. La définition kantienne de la vérité se contente de parler de l'accord de la pensée avec elle-même. Mais cette conception ne peut se comprendre que dans la perspective d'une philosophie entièrement coupée de la réalité et qui oublie même que la réalité de la pensée doit être antérieure à tout discours concernant cette même pensée.
On le sait, l'affirmation d'une étroite relation entre l'être et le vrai, la Réalité et la Vérité ne date pas d'aujourd'hui. Dans sa Métaphysique, Aristote a fondé la vérité sur la réalité: autant une chose a d'être, autant elle a de vérité.22 Selon l'interprétation de saint Thomas, c'est là le fondement de la concomitance mutuelle du vrai (verum) et de l'étant (ens). Cette concomitance mutuelle du verum et de l'ens trouve son fondement dans le fait qu'il y a vérité dès qu'on affirme être ce qui est, ou ne pas être ce qui n'est pas.23 Saint Augustin à son tour identifiait déjà les deux ou, plus exactement, a montré le lien inséparable entre les deux: "Veritas est qua ostenditur id quod est"24; ou encore: "Veritas est secundum quam de inferioribus iudicamus".25 Il ne dit pas autre chose dans les Soliloques: "Verum est id quod est". Cela veut dire aussi, logiquement, que ce qui n'est pas, n'est pas vrai, ou ce qui n'est pas vrai, est néant, selon la formule anselmienne.
En effet, comment pourrais-je affirmer quoi que ce soit - y compris sa vérité - au sujet de quelque chose qui n'est pas? Ce serait une absurdité logique. Il faut toutefois remarquer la différence qui existe entre la conception augustinienne d'un côté et celle d'Aristote et de saint Thomas de l'autre. Chez ces derniers, en effet, le dicitur - donc l'intervention du discours - est inséparable de la genèse de la vérité, tandis que le texte augustinien que je viens de citer laisse entendre que le vrai est un simple fait d'être. On comprend la position augustinienne plutôt dans une perspective ontologique: ce qu'il a en vue c'est plutôt la vérité ontologique. Mais d'autre part, saint Thomas essaiera de fonder même la vérité ontologique - la Vérité en Dieu, le Dieu-Vérité - en partant toujours du discours qui exprime la convenance (adaequatio) entre l'intellect et la chose.26 Hilaire prônait aussi les mêmes idées qu'Augustin quand il affirmait: "Verum est manifestativum et declarativum esse" : le vrai manifeste et déclare l'être.27 Quant à la définition anselmienne de la vérité, elle insiste sur l'appréhension de la "rectitudo" par l'intelligence. Il est évident que la vérité exige une conformité à des règles, mais la conformité avec le Réel est également essentielle et c'est cette conformité qui constitue l'aspect formel de la vérité. La première règle à laquelle cette démarche doit se confomer est précisément celle de l'appréhension de la réalité, objet du discours. C'est pourquoi saint Thomas ne rejette pas la définition anselmienne, mais il montre plutôt sa juste place dans une théorie complète et équilibrée de la vérité.
Pour le penseur, l'une des choses les plus importantes est de savoir que l'être réel est coextensif au Vrai, à la Vérité. Tout ce que le Réel englobe selon toutes ses dimensions tombe aussi immanquablement sous le coup du Vrai. S'il n'en était pas ainsi, ce serait une impasse totale et irréversible pour la pensée. A supposer qu'une parcelle quelconque du Réel n'était pas vraie, cela entraînerait des conséquences logiques incalculables. Car, si une partie du Réel n'est pas vraie, il n'y aurait plus d'identité nécessaire entre le Réel et le Vrai, il n'y aurait plus de relation nécessaire entre le Réel et le Vrai et, par conséquent, cette "logique" introduirait une coupure radicale entre les deux et, à partir de ce moment-là, il serait impossible d'établir un lien entre le Réel et le Vrai. Dans cette hypothèse - c'est-à-dire dans l'hypothèse selon laquelle il n'existe plus aucune relation nécessaire entre le Réel et le Vrai - je ne pourrais plus rien penser de vrai, je ne pourrais plus rien affirmer de vrai. Le Réel qui ne serait pas vrai n'aurait plus aucun sens, aucune consistance pour l'esprit, il cesserait même d'être saisissable par l'intuition et la réflexion philosophique qui suit celle-ci tout naturellement. C'est pourquoi, à l'inverse, la thèse classique affirmant la convertibilité logique de l'unum, verum, bonum et de l'ens entraîne des conséquences incalculables qui, avant tout, mettent l'esprit à l'abri d'illusions et même d'une certaine autodestruction. L'accueil du Vrai dans toutes ses dimensions, c'est-à-dire l'accueil du Vrai et de la Vérité selon toutes les dimensions du Réel et de la Réalité mettent donc le penseur à l'abri.
La Révolte du Réel
Nous avons déjà fait allusion ci-dessus au caractère envahissant de la vérité qui révèle en nous-mêmes une certaine passivité. Ici, je voudrais aller un peu plus loin. Si la Vérité ne se révèle qu'à travers une passivité inéluctable, il est raisonnable et hautement souhaitable de l'accueillir. La constatation de notre passivité doit créer en nous volontairement un esprit d'accueil à l'égard de la Vérité. En effet, si, en nous révoltant contre le fait de cette passivité, nous nous rétrécissons, ou nous nous enfermons, nous nous privons de l'accès à la plénitude du Réel, précisément du fait de sa coextensivité avec le Vrai. Quiconque veut le Réel, doit vouloir le Vrai. Quiconque veut le Réel selon toutes ses dimensions, doit vouloir le Vrai selon toutes ses dimensions. Ce principe permet d'éviter un certain nombre d'écueils dont le principal est la subordination du Vrai selon toutes ses dimensions à une certaine forme -limitée- du Réel, à une parcelle du Réel. C'est notamment le cas de toute conception pragmatique de la Vérité, notamment de celle qui veut fonder la vérité sur la praxis et, par conséquent, subordonner la vérité à la praxis. Si la praxis était tout le Réel, il n'y aurait pas de problème, ni logique, ni proprement philosophique. Le problème inextricable surgit du moment où l'on veut fonder le vrai et la vérité au sens absolu du terme -c'est-à-dire selon toutes ses dimensions-, sur une "partie" du Réel, telle la praxis. Cette conception de la Vérité est diamétralement opposée à celle qui comprend que c'est la Vérité qui se donne et que ce n'est pas nous qui nous donnons la Vérité, ni à nous-mêmes, ni aux autres. Si la Vérité est une saisie, une prise (de conscience), elle ne peut être le résultat de notre action que dans la mesure où cette saisie suppose notre "ouverture", notre "ouverture totale" à l'égard de ce qui se présente. La Vérité, ce n'est pas ce que nous faisons, ce n'est pas ce que nous produisons, mais ce que nous accueillons.
De nos jours, on n'aime pas parler d'accueil, on n'aime pas parler de passivité, surtout dans le domaine de l'esprit. Pourtant, la Vérité ne se donne au penseur que si celui-ci se décide à s'ouvrir pour l'accueillir. C'est ce manque d'esprit d'accueil et d'ouverture qui fait que certains ne veulent pas ou ne peuvent pas faire une distinction entre ce qui est hypothétique, pur produit de l'imagination, et ce qui est réel. Enivré de ses vertigineux "progrès" et réalisations, l'homme de ces dernières décennies est devenu enclin à oublier la nécessaire soumission au Réel et à la Vérité, la nécessaire ouverture vers toutes les dimensions de la Vérité. Le cloisonnement excessif et exclusif des sciences et du savoir en général, la spécialisation à outrance ont entraîné logiquement un rétrécissement de la conscience humaine, un rétrécissement qui finit, dans bien des cas, par rendre l'homme incapable d'envisager la Vérité dans toutes ses dimensions. L'homme a refermé son horizon sur lui-même.
Or, la considération exclusive d'une parcelle de la Vérité ou la négligence volontaire de s'élever au-dessus des domaines partiels et limités du savoir humain ont amené des conséquences palpables sur le plan pratique et empirique même, conséquences capables d'anéantir l'équilibre du milieu dans lequel l'homme doit vivre. L'écologisme - lorsqu'il n'est pas le fait de manipulations purement politiques - n'est qu'une des manifestations, sur le plan purement physique et biologique - et partant dans un domaine limité et déterminé - de cette prise de conscience de l'importance d'une vue globale, d'une vue d'ensemble, d'une ouverture vers l'ensemble de notre environnement biologique, cette parcelle de la Réalité que constitue le milieu des êtres vivants.
Dans une perspective d'ouverture vers toutes les dimensions de la Réalité et de la Vérité, il y a lieu, cependant, d'élargir le débat grâce à une réflexion qui englobe la réalité humaine dans toutes ses dimensions. L' "écologisme" devrait logiquement surgir aussi sur le plan de l'esprit et il devrait démontrer les inconséquences et les effets néfastes que produit l'attitude de ceux qui refusent cette ouverture totale vers toutes les dimensions de la Vérité.
Pour illustrer la nécessité d'une pareille ouverture, l'on pourrait prendre plusieurs exemples qui démontrent à quel point le cloisonnement d'une réflexion morale, c'est-à-dire l'absence d'une ouverture totale dans la réflexion morale est susceptible d'entraîner des conséquences absurdes sur le plan logique et, en même temps, des conséquences néfastes sur le plan pratique.
Prenons, parmi tant d'autres -de la drogue au suicide-, un exemple connu. Pendant qu'on ne cesse de dénoncer la cruauté des hommes qui laissent courir et mourir leurs chiens pour s'assurer des vacances paisibles et sans souci, l'on trouve des termes pour camoufler, en les enjolivant, les actions réelles des hommes -et surtout des femmes- qui s'octroient un pouvoir absolu sur la vie d'êtres humains appelés à venir au monde pour y vivre. Si la vie en général a une valeur, pourquoi a-t-elle une valeur lorsqu'il s'agit d'un chien et pourquoi n'a-t-elle plus de valeur lorsqu'il s'agit d'un être humain innocent? Ceux qui défendent, au nom de la valeur de la vie, la cause des chiens meurtris par leurs propres maîtres se cloisonnent sans se soucier de s'ouvrir à toutes les dimensions de la Vérité. Ceux qui enjolivent les expressions camouflant une action indigne d'un être humain ferment les yeux devant les implications logiques contenues dans les discours de ceux qui défendent la cause des chiens meurtris et abandonnés ou dans celui des défenseurs acharnés de l'abolition de la peine de mort.
D'où vient cette incohérence sinon d'un manque -volontaire ou irréfléchi- d'ouverture vers toutes les dimensions de la Vérité? Si un principe moral -tel la reconnaissance de la valeur de la v i e et son respect- est valable et vrai, pourquoi ne doit-on pas l'appliquer à tous les domaines, notamment à tous les domaines de la vie? Mais si, par une obstination quelconque, on refuse d'obéir à la Vérité, c'est le Réel, le Réel dans toutes ses dimensions qui s'insurge contre pareille logique tronquée. Si le Réel et le Vrai n'étaient pas coextensifs, il n'y aurait pas de problème. Or, dans l'exemple que je viens d'évoquer c'est précisément toute la réalité des êtres vivants qui "crie et qui proteste" contre pareil traitement imposé par des hommes qui, arbitrairement, découpent le domaine du réel selon leurs gré et convenance. Mais il est difficile de lutter contre le Réel, il est irrésistible. C'est le Réel lui-même qui nous accuse de notre partialité, de notre mensonge, de notre absence d'ouverture vers toutes les dimensions de la Vérité. L'attitude des défenseurs de pareils discours implique nécessairement une coupure nette entre le Réel et le Vrai: ceux-ci voudraient que soit vrai seulement ce qu'ils veulent comme tel et non pas ce qui se présente à nous comme tel. Cette attitude implique aussi un refus de l'accueil et de la passivité, seules voies d'accès à la Vérité. Mais, heureusement, la volonté de tel n 'est pas suffisante pour anéantir ou mutiler le Réel: en effet, nul ne peut faire en sorte que ne soit pas ce qui est, même s'il peut le vouloir, même s'il peut le dire.
Cette fausse attitude basée en fin de compte sur une fausse métaphysique, sur une fausse philosophie se retrouve également chez ceux qui veulent subordonner le Vrai à la praxis. Dans cette conception c'est la volonté, la décision de celui qui agit, de celui qui accomplit l'action dans l'avenir, qui "détermine la vérité". Là encore, il y a un divorce évident entre la Réalité et la Vérité. Pareille attitude implique aussi la négation d'une ouverture totale vers toutes les dimensions de la Vérité. Il n'est donc pas difficile de démontrer - en s'appuyant sur le Réel - l'incohérence logique et en même temps le caractère "irréel" de pareilles attitudes, dues en fin de compte à cet esprit de cloisonnement, à ce rétrécissement de la conscience directe et spontanée ou réfléchie qui rend l'homme incapable de s'ouvrir vers toutes les dimensions de la Vérité. Celui qui ne s'ouvre pas à toutes les dimensions de la Vérité ne peut s'ouvrir non plus à toutes les dimensions de la Réalité. Inversément, celui qui est incapable de s'ouvrir à toutes les dimensions de la Réalité ne sera jamais capable de s'ouvrir à toutes les dimensions de la Vérité. C'est là qu'apparaissent la valeur et la force incontestable de l'adage: "unum, verum, bonum, ens (pour moi le Réel) simpliciter convertuntur", c'est-à-dire ils sont "interchangeables", selon les mêmes "dimensions".
L'attitude fondamentale du philosophe - et de l'homme en général - doit être l'ouverture vers toutes les dimensions du Réel et l'ouverture vers toutes les dimensions du Vrai sous peine de se priver de richesses incalculables.28 Si quelqu'un ferme les yeux ou qu'il ne regarde que dans une direction, ne voit pas du tout ou ne voit qu'une section de l'horizon et l'ensemble du merveilleux panorama lui demeure caché. Cette image, puisée dans le domaine de la vision corporelle, vaut aussi dans le domaine de la vision de l'esprit.
Deux écueils sont donc à éviter à tout prix sous peine de courir le risque d'un naufrage: la volonté de rétrécir sciemment le champ du Réel et la volonté de rétrécir sciemment le champ du Vrai. L'une et l'autre sont contraires à la nature même de l'homme qui, de naissance, porte en lui aussi bien la soif insatiable du Réel que la soif irrémédiable du Vrai. La volonté, par sa nature même, est en mesure d'imposer des limites à l'intelligence en quête du Réel et du Vrai selon toutes ses dimensions et, par conséquent, elle est capable de briser l'élan spontané et naturel de celle-ci, mais toujours au prix d'un appauvrissement. Dans ce sens, la liberté demeure fondamentalement ambiguë, voire dangereuse: elle peut être - aussi bien sur le plan individuel que collectif - la cause d'un enrichissement infini, mais elle peut devenir aussi source de privations et d'appauvrissements, car elle est capable d'empêcher l'épanouissement naturel de l'esprit dans la perspective infinie du Réel et du Vrai. De même que le plus grand bien pour l'homme c'est de s'ouvrir ou de lui permettre de s'ouvrir vers les dimensions infinies du Vrai et du Réel, de même le plus grand crime contre soi-même et ses semblables c'est d'empêcher cette ouverture qui est le fait de toute idéologie.
1 Cet essai ne fait pas appel à l'érudition et il n'a aucune prétention d'être exhaustif. En partant d'un esprit d'ouverture à l'égard de la Vérité en face de tendances parfois réductrices de la Vérité - telles les conceptions purement logistiques ou "groupales", ou celles fondées sur la praxis -, il veut attirer l'attention sur la nécessité, pour l'homme et, tout particulierement pour le philosophe, d'adopter comme attitude fondamentale l'ouverture à toutes les dimensions de la Vérité afin d'éviter les inconvénients - d'ordre spéculatif et pratique - inhérents à l'esprit de cloisonnement. Cet esprit de cloisonnement est une des conséquences de l'idéal cartésien qui finit par subordonner la philosophie à la méthode propre à une science particulière. C'est pourquoi, en reprenant les "Regulae ad directionem ingenii" de Descartes, on pourrait poser comme première règle pour le philosophe de ne jamais céder à la tentation qui consiste à soumettre la philosophie aux méthodes des sciences particulières, mais garder intact l'esprit d'ouverture vers toutes les dimensions de la Vérité. - Nous savons que saint Augustin lui-même a subi cette 'tentation', lorsque dans sa recherche des choses invisibles, il voulait obtenir une certitude 'mathématique': "Volebam enim eorum quae non viderem ita me certum fieri, ut certus essem, quod septem et tria decem sint." Cf. S. AUGUSTIN, Confessions, VI, 4. - Par ailleurs, l'idée principale de cet essai est identique à celle présentée d'une façon, certes, sommaire, il y a quelques temps au sujet de la seule attitude valable, à notre avis, du théologien soucieux d'une recherche authentique. Cf. C.VIOLA, Dalle filosofie ad Anselmo di Cantorbery. L'itinerario teologico di Karl Barth, dans Doctor Communis, 14 (1971 /II ), p. 122-123. - Pour l'authentification de la raison par une démarche croyante, cf. ID., Foi et Vérité chez saint Anselme, dans Les mutations socio-culturelles au tournant des XIe-XIIe siècles, Etudes anselmiennes (IVe session), Paris 1984, p. 583-593.
2 Cf. Jean GREISCH, Présentation, dans La Vérité (Institut Catholique de Paris, Faculté de Philosophie, Philosophie 8), Paris 1983, p. 9, 11. - On verra, toutefois, que dans notre essai, le terme dimension reçoit le sens d'une ouverture absolue et infinie, condition d'une fidélité sans faille à l'égard du Réel qui n'admet pas une réduction de ses dimensions décrétée par les convenances du sujet connaissant. - D'autre part, il est regrettable que dans ce recueil n'aient pas trouvé leur place les grand thèmes de la Vérité qui passionnaient pendant tant de siècles les meilleurs penseurs chrétiens. Il est vrai que pour les auteurs du livre "se pose à nouveaux frais la question de la vérité et de la croyance" . Mais de quelle croyance? Ne sommes-nous pas déjà très loin des questions - toujours actuelles et d'une actualité plus brûlante que jamais - concernant la Vérité et la Foi?
3 Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 1, a.4, ad 1m.
4 Cf. Ia P., q. 86, a.1, c.
5 La conception de la vérité qui présente celle-ci comme consistant en la cohérence purement logique entre les principes en jeu et les conclusions que l'on peut en tirer, bref, en la cohérence logique du "système", correspond plutôt à ce que l'on appelait jadis la rectitudo c'est-à-dire conformité aux règles de la logique. En revanche, la vérité, tout en supposant celle-ci, exigait aussi selon la conception classique le contact avec la réalité.
6 Un exemple typique à cet égard est l'essai de Jules VUILLEMIN, Le Dieu d'Anselme et les apparences de la raison, Paris 1971. - Après les traitements appliqués par le pur logicien, il est très difficile de reconnaître les preuves anselmiennes, notamment celle du Proslogion, dans toute leur richesse et profondeur. La pensée d'Anselme ne supporte pas un traitement à la manière des mathématiques, car elle suppose - comme méthode même - l'appréhension de la réalité de l'âme (mens rationalis). Cf. Monologion, c. 66, S. ANSLEMI, Opera omnia (éd. F. S. Schmitt, Stuttgart-Bad Cannstatt 1968), I, 77, 6-24. Pour une critique récente de l'interprétation de Vuillemin, cf. Klaus KIENZLER, Glauben und Denken bei Anselm von Canterbury, Freiburg-Basel-Wien, p. 220 svv.
7 Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 1, a. 4, c.
8 Cf. Aristote, Mét. a 1, 993b 20.
9 En se fondant sur l'étymologie du mot grec, Heidegger a essayé de dégager un sens fondamental de la vérité qui consisterait en un dévoilement de la chose à la pensée et qui serait antérieur à l'établissement de la conformité. A la rigueur, on pourrait souscrire à cette thèse dans l'hypothèse d'une structure dynamique de l'appréhension. Toutefois, à notre avis, la conception de saint Thomas, mettant l'accent sur l'appréhension de l'e s s e comme primordiale dans la constitution de la vérité est plus radicale qu'une conception qui part des modalités ou des propriétés de l'objet à connaître: "Cum autem in re sit quidditas eius et suum esse, veritas fundatur in esse rei magis quam in quidditate". Cf. S. Thomas, I Sent., d.19, q. 5, a. 1 c. De cette façon, saint Thomas fonde le sens de la copule "est" dans l'affirmation de la vérité sur l'esse de la chose (res). - Pour l'interprétation du sens d'alétheia cf. aussi Rudolf BULTMANN, art. alétheia dans G. KITTEL, Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, I, p. 239-251; H.U. von BALTHASAR, op. cit., p. 21-24.
10 Cf. S. Thomas, De Veritate, q.1 , a.1 , c.
11 Cf. Ibid.
12 Cf. Ia-IIae, Prologus.
13 Cf. Proslogion c.l (I, 100, 17-18); c. XIV (I, 112, 6-8) et c. XVIII (I, 114, 14-15). - Si saint Anselme personnifie la Vérité c'est que celle-ci est, pour lui, avant tout le Dieu-Vérité connu par la foi. Cf. C. VIOLA, Foi et vérité ..., ici note 1.
14 Cf. S.Thomas, De Veritate, q.1, a.4, ad 1m. - Saint Thomas examine ici la doctrine anselmienne de l'unicité de la Vérité, cf. S. Anselme, De Veritate, c. Xlll: "Quod una sit veritas in omnibus veris",1, 197-199.
15 Rappelons seulement le célèbre passage des Confessions de saint Augustin où toutes les créatures répondent à son interpellation: "Et dixi omnibus iis, quae cirumstant fores carnis meae: Dixistis mihi de Deo meo, quod vos non estis, dicite mihi de illo aliquid. Et exclamaverunt voce magna: Ipse fecit nos. Interrogatio mea, intentio mea; et responsio eorum, species eorum." Cf. S. AUGUSTINI, Confessionum l. X, c. 6, PL t. 32, col. 783, n° 6.
16 Voir à ce sujet Charles BOYER, L idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, Paris 1921, p. 32-41; Etienne GILSON, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris 1969, p. 48-55.
17 "Veritatem esse est per se notum: quia qui negat veritatem esse, concedit veritatem esse: si enim veritas non est, verum est veritatem non esse. Si autem est aliquid verum, oportet quod veritas sit." Cf. Ia Pars, q. 2, a. 1, 3 et ad 3m. - Pour la phénoménologie aussi, l'existence de la vérité apparaît dès l'éveil de la conscience: "Tout homme éveillé à la conscience possède l'idée de vérité et la comprend. De plus, il sait qu'il y a réellement une vérité. La vérité jouit du même degré d évidence que l'être comme essence et comme existence, que l'unité, la bonté et la beauté." Cf. H.U. von BALTHASAR, op. cit., p. 19.
18 Certaines tendances philosophiques insistent sur l'importance du dialogue, donc des relations intersubjectives, dans la saisie de la vérité:
"La parole intérieure, solitaire, et la parole extérieure, commune à tous, forment une unité mouvante qu'il n'est possible ni de diviser ni d'édifier par simple composition. C'est pourquoi le critère de la vérité possède sa demeure en partie dans le moi, en partie dans le Tu, et il ne peut être obtenu tout entier que dans le mouvement du dialogue. Le critère situé dans le moi réside dans l'évidence du cogito ergo sum, c'est-à-dire dans la coïncidence expérimentée de l'être et de la conscience, et c'est à cette évidence que doit être ramenée, comme au principe et à la mesure de toute vérité, toute évidence médiate... Et cependant cette évidence ne jette sa lumière que si l'esprit sort de lui-même pour émettre hors de lui sa parole personnelle au cours d'une activité exercée dans le monde et dans l'entretien objectif avec autrui. Le miroir de l'évidence interne ne lui est jamais présenté que s'il se cherche non en lui-même, mais dans le non-moi. Cf. H.U. von BALTHASAR, op. cit., p. 160-161. - Il est difficile d'admettre ce double critère de la vérité et de son évidence. En effet, souvent, le dialogue n'apporte strictement rien à ce que je connais comme vrai. Ce qui se présente pour moi comme une évidence, fondée sur un vaste champ d'expérience de données que j'avais accumulées, ne pourra jamais être fondé sur un dialogue ni enrichi par celui-ci. Là encore, ce serait une erreur d'ériger le dialogue en absolu dans la quête de la Vérité: il peut m'apporter un enrichissement dans la mesure où il ouvre mon horizon sur un nouveau champ de la vérité, soit par l'approfondissement, soit par l'élargissement. Même alors, le dernier critère sera mon évidence personnelle, fondée sur l'élargissement de ma propre expérience du Réel, élargissement ou approfondissement opérés, certes, grâce au dialogue. Mais, en dernière analyse, c'est toujours moi qui saisis la vérité par la saisie de la vérité des choses perçues devant la réflexion. Et si la parole ou discours intérieur est une nécessité - car c'est le moment d achèvement de la saisie de la chose vraie et, partant, de la vérité - l'extériorisation, par la parole prononcée devant les autres sous forme de monologue ou de dialogue, n'est pas nécessaire pour saisir la Vérité. Il n'existe aucune nécessité de communication extérieure susceptible d'être posée comme condition absolue d'accès à la vérité.
19 Cf. J. GREISCH (présentation de), op. cit.
20 Cf. Mieczyslaw GOGACZ, Qu est-ce que la réalité? dans Journal de Philosophie, n° 1 (1985), p. 1.
21 Cf. Etienne GILSON, L'Etre et l'essence, Paris 1948, p. 184 svv.
22 Cf. Aristote, Mét. a 2, 993b.
23 "est enim verum cum dicitur esse quod est vel non esse quod non est." Cf. S. Thomas, ScG, I, c. 62 qui cite Aristote, III Mét., VII, 1, 1011b. - C'est à partir de ce texte d Aristote que saint Thomas interprète et comprend la convertibilité du vrai et de l'ens: "verum et ens se invicem consequuntur", cf. ibid. Ajoutons aussi que la présence, dans cette définition de la vérité, du "dicitur", donc du "logos" devait faciliter la tâche du théologien pour élaborer sa théologie du Verbe Divin.
24 Cf. Saint Augustin, De Vera religione, c. 31, PL t. 34, col. 147 et c. 36, ibid., col. 151.
25 Cf. S. Augustin, Soliloques, c. 5, PL 32, col. 889.
26 Cf. Ia Pars, q. 16, a. 5.
27 Cf. S. Thomas, De Veritate, q. 1, a. 1, c.
28 Or, le sommet de l'Etre et le sommet du Vrai c'est Dieu, l'Etre et le Vrai infini. Il serait donc logiquement intenable de vouloir rétrécir le champ d'investigation du Réel et du Vrai sans viser en même temps le fondement même du Réel et du Vrai qu'est Dieu. Car, les dimensions incalculables de la Vérité apparaissent surtout dans deux cas: 1° quand on considère la Vérité comme mesure de toute chose vraie; 2° quand on la considère dans sa source première et dans sa réalité la plus parfaite à savoir Dieu. Thème proprement augustinien dans le milieu chrétien, la Vérité comme mesure sera reprise et développée par saint Anselme (De Veritate) qui cherche surtout un sens précis à donner à la vérité des choses (huius vel illius rei), en partant du fait acquis grâce à la foi que la Vérité c'est Dieu. Cf. ici note 13. Pour saint Thomas le problème du Dieu-Vérité est un des problèmes fondamentaux puisque c'est sur lui que repose logiquement et ontologiquement tout l'édifice de sa théologie: à savoir la Prima Veritas. Saint Thomas arrive à la Prima veritas par une montée (cf. De Veritate q. 1 a. 4 ad 5m). Le chemin qu'il suit est différent de celui de saint Augustin, tel qu'il est tracé dans son De Vita beata . En effet, dans sa démarche, Augustin ne fait aucune allusion au jugement ni à l'usage des premiers principes qui sera le chemin de montée de saint Thomas mais à un processus de mesure qui sera repris et raffiné par saint Anselme. Pour saint Thomas, la vérité première est la vérité selon laquelle l'âme juge de toute chose (De Veritate q. 1 a. 4, ad 5m). Or cette première vérité a sa source en Dieu. En effet c'est de la vérité de l'intellect divin que procède - à la manière d'un exemple (exemplariter) - en notre intellect la vérité des premiers principes selon laquelle nous émettons nos jugements au sujet de toute chose: "veritas secundum quam anima de omnibus iudicat est veritas prima", cf. ibid. - Dans ce contexte, saint Thomas affirme clairement que la vérité première est Dieu Lui-même ainsi qu'il l'affirmera dans la Somme théologique, après avoir posé la question de savoir: "Utrum Deus sit veritas" (Ia Pars q. 16, a. 5). Le passage du De Veritate de Thomas affirme donc d'emblée que la dimension de la vérité est équivalente à celle de toute chose ("secundum quam de omnibus iudicat"). La Vérité a donc la même dimension que les choses: elle englobe toute chose. Cependont, ce texte implique en outre une autre affirmation concernant les dimensions de la Vérité: non seulement la vérité est coextensive à toute chose (qui tombe sous notre jugement), mais elle s'étend jusqu'à Dieu qui est la Vérité Première. Et c'est par là seulement que nous atteignons enfin toutes les dimensions de la Vérité.