Le principal motif de cette conférence est de montrer les racines chrétiennes de l'Europe et, par la même occasion, de faire connaître aux habitants de La Chaise-Dieu l'histoire de l'abbaye intimement liée à l'épanouissement spirituel du christianisme en Europe précisément à une époque de bouleversements politiques, disciplinaires, voire même doctrinaux. Faire connaître leur histoire dans sa plénitude, faire comprendre le rayonnement spirituel de leur terre natale.
Mais étant donné que, depuis d'ores et déjà 25 ans, cette abbaye rayonne sur le plan international grâce au festival de musique fondé par mon compatriote Georges Cziffra, des touristes de la France et de toute l'Europe qui visitent ce haut-lieu de la culture musicale doivent aussi prendre conscience du passé de cette abbaye fondée par le chanoine de Brioude devenu ermite et s'enrichir de ce passé qui conditionne notre présent. Car, qu'on le veuille ou non, l'histoire n'a pas commencé il y a seulement deux siècles - laissons cette conviction à ceux qu'on appelle à juste titre les historiens du "point zéro" qui ne regardent l'histoire de l'humanité qu'à partir d'un point précis correspondant à leur idéologie et non pas à la complexité de la réalité historique et pour qui tout ce qui est arrivé avant ce point choisi arbitrairement doit être ignoré, passé sous silence comme dépourvu de toute signification.
Pourtant l'archevêque de Canterbury qui - sous l'imprécation pressante des moines de Casa Dei monte à cheval à Lyon pour venir chez eux le 4 août 1100 -, est depuis trois ans en exil, dépouillé de tout. C'est un champion de la défense de la liberté, de celle de l'Eglise et des citoyens face à un roi tyran, face à l'absolutisme royal; il est auteur d'un traité d'envergure métaphysique sur la liberté intérieure de l'homme, il vit la vraie fraternité fondée sur le respect mutuel des personnes, dans la perspective de l'unique Dieu Père et Créateur dont nous sommes tous les enfants. Dans toute sa correspondance, il s'appelle frère, et c'est ainsi qu'il appelle aussi tous ceux qui entrent en relation avec lui. C'est dire qu'au tournant des XI et XIIe siècles l'idée de liberté politique, religieuse et personnelle et de celle de la fraternité sont bien vivantes. C'est dire aussi en même temps l'importance de la visite à Casa Dei de saint Anselme considéré comme l'une des figures dominantes de l'époque. En effet, en lui se réunissent à merveille et dans une mesure difficile à égaler une force d'esprit capable de monter aux sommets de la pensée et une volonté de fer - c'est la reine d'Angleterre, épouse du roi Henri I Beauclerc qui parle ainsi - prête à sacrifier sa propre vie pour les justes causes dont il est censé prendre la défense.
Les historiens de La Chaise-Dieu mentionnent certes le nom de saint Anselme parmi les personnages importants de l'époque qui eurent des relations avec cette abbaye, mais jusqu'à présent, on n'a pas donné un aperçu complet de ces événements. Voilà un premier point que nous voudrions développer en détail. Mais au-delà de l'importance des relations de saint Anselme avec cette abbaye, nous voudrions faire connaître quelques aspects particuliers de sa pensée qui la rendent profondément actuelle malgré le millénaire qui la sépare de nous.
Qui est saint Anselme? Beaucoup d'entre vous qui ont suivi l'enseignement général imparti dans les écoles ne connaissent sans doute pas son nom. Quoi d'étonnant? De nos jours, on peut arriver jusqu'au baccalauréat, sans avoir jamais entendu prononcer dans les collèges et les lycées le nom des grands génies du christianisme comme saint Augustin, maître de saint Anselme, qui dominait toute la pensée occidentale pendant plus d'un millénaire et demi et dont l'influence s'exerça non seulement jusqu'à la réforme, mais jusqu'à l'existentialisme, courant philosophique à la mode pendant la période qui suivit la deuxième guerre mondiale; à plus forte raison, saint Anselme fait partie de ceux dont l'existence est officiellement ignorée dans les écoles. Pourtant, il y a trois ans, l'un de ses opuscules célèbres, le Proslogion figurait sur la liste d'ouvrages à étudier pour l'agrégation en philosophie.
Il n'y a pas longtemps, j'ai procédé, non pas à un sondage d'opinion publique sur l'identité et l'existence de saint Anselme, mais je me suis permis de parler d'Anselme simplement à un professeur de Collège en région parisienne. Mon attente ne fut point déçue: le professeur en question a avoué de n'avoir jamais entendu parler de saint Anselme. Très timidement, je lui ait fait savoir qu'il s'agissait du personnage politique et religieux dominant du tournant du XIe et du XIIe siècles de l'Europe et qui fut en même temps un grand penseur.
A notre consolation: il existe encore des lacunes dans notre enseignement, il est susceptible d'amélioration et de perfectionnement. A moins que l'effort des enseignants de nos jours ne doive être concentré sur la méthode pour apprendre à notre jeunesse à lire et à écrire leur langue maternelle (je veux dire le français), ce qui leur laissera encore moins de temps pour exercer leur mémoire à l'apprentissage des personnages historiques qui, pourtant, souvent, conditionnèrent les événements du futur, voire même l'existence des générations à venir, mais surtout pour leur permettre de s'enrichir de l'enseignement précieux que l'histoire peut donner à l'homme, pour le guider à travers les péripéties du présent vers les inconnus de l'avenir en puisant quelques certitudes, aussi faibles qu'elles soient, dans les événements du passé. Car non seulement le passé nous conditionne, mais il nous enseigne: 'Historia est magistra vitae'. C'est aussi le cas de saint Anselme, même si la plupart de nos contemporains n'en sont point conscients. Mais ce qui n'émerge pas dans la conscience de nos contemporains, persiste et subsiste dans ce que certains n'hésiteraient pas à appeler le subconscient de l'histoire dont les secrets sont réservés aux seuls historiens de métier, et dont seules les historiens de métier résistant à l'influence d'idéologies paralysantes seront capables d'apercevoir et d'exploiter la portée. Je dis, c'est précisément le cas de saint Anselme.
Pourtant, selon un grand historien contemporain anglais protestant, Richard Southern, professeur à l'Université d'Oxford, saint Anselme est l'une des figures les plus sympatiques de l'histoire européenne. Les Anglais, les Normands - je veux dire les Français -, les Piémontais - je veux dire les Italiens - n'essayent-ils pas de se l'approprier, les uns l'appelant 'Anselm of Canterbury', les autres 'Anselme du Bec', tandis que les Italiens persistent à l'appeler 'Anselmo d'Aosta' et organisent des congrès internationaux en son honneur? C'est dire qu'il serait dommage de ne pas le faire connaître à tous nos contemporains même si presqu'un millénaire nous sépare de l'époque où il vivait. Mais c'est précisément cette distance dans le temps et dans la durée qui nous permet d'approcher plus profondément sa personnalité, à travers les vicissitudes du temps et de l'histoire et de l'évaluer dans toute sa richesse à travers le réseau complexe tissé par les événements de l'histoire européenne.
Les premiers contacts d'Anselme avec l'abbaye de La Chaise-Dieu remontent à l'époque de son priorat. La collection des lettres de saint Anselme, éditée avec soin par lui-même, contient deux lettres: une adressée à Anselme, alors prieur de l'abbaye du Bec par l'abbé Durand de Casa Dei, successeur de saint Robert le fondateur et futur évêque de Clermond Ferrand (élu en 1077 mort en 1095) - et une autre: la réponse d'Anselme. Ces deux lettres manquent de date précise, mais elles ont été écrites selon toute probabilité entre 1073 et 1077.
C'est donc l'abbé Durand (1067-1078) qui s'adresse dans une lettre pleine d'affection et d'admiration à Anselme. Succédant à Lanfranc, conseiller de Guillaume le Conquérant, Anselme était prieur de l'abbaye du Bec, récemment fondé par Herluin, et écolâtre de l'école monastique la plus prestigieuse de l'Europe dont sortiront des papes, des cardinaux et des évêques. De la lettre de l'abbé Durand il appert que la renommé de la science et de la sainteté du prieur du Bec s'est répandue partout en Europe, jusqu'à Casa Dei. C'est assez significatif si nous pensons à la distance géographique considérable qui sépare le Bec en Normandie de La Chaise-Dieu.
L'abbé Durand est désireux de recevoir les méditations d'Anselme. Car Anselme a la renommée d'un grand contemplatif. Après une enfance et une jeunesse difficiles passées dans le manoir paternel d'Aoste Anselme fut amené à rompre avec son père peu de temps après avoir perdu sa mère très jeune. Il quitte sa terre natale et il prend le bâton de pèlerin à travers la Bourgogne. En région lyonnaise, il devait avoir sans doute des parents lointains pour l'accueillir. Mais il ne reste pas là longtemps. C'est un jeune homme désireux de s'instruire à tel point qu'il n'hésita pas d'entreprendre le voyage jusqu'à Avranches pour s'installer auprès du maître le plus connu de l'époque: Lanfranc de Pavie, célèbre juriste devenu moine à l'âge mûr dans la modeste abbaye du Bec - fondée par un rude soldat normand récemment converti: Herluin qui, comme le chanoine Robert de Brioude, choisit l'ermitage -, abbaye qui devait devenir bientôt l'une des abbayes les plus fleurissante de l'époque. Le jeune Anselme âgé de 23 ans se retrouve donc au pied de l'écolâtre le plus célèbre de l'Europe. Très jeune, lorsqu'il fréquentait l'école des bénédictins d'Aoste, Anselme eut déjà la pensée de se faire moine. Cependant, la résistance de son père et puis un certain relâchement empêchèrent la réalisation de sa vocation précoce. C'est enfin en 1060, âgé de 27 ans qu'il décida d'entrer à l'abbaye du Bec, après avoir hésité quelque temps entre Cluny et la vie érémitique.
Son maître à penser Lanfranc est en même temps son prieur, mais pas pour longtemps. En effet, celui-ci est appelé bientôt par Guillaume le Conquérant à fonder l'abbaye de Saint-Etienne de Caen, tandis que l'abbé Herluin nomme le jeune Anselme prieur de la communauté, à peine trois années après qu'il ait joint celle-ci, ce qui ne manqua pas de provoquer un véritable tollé de la part de certains moines. Avec une fine pédagogie et une psychologie admirable, il réussit à désarmer complètement les reluctants. C'est dans une atmosphère de recueillement total qu'Anselme commence à mener une vie contemplative. Il rédige alors des prières et des méditations qui se diffusent très rapidement. C'est ainsi que l'abbé Durand prend connaissance de ces écrits profonds, d'une spiritualité marquée à la fois par un attachement filial et par une rigueur de la discipline de la vie. Il connaît la méditation d'Anselme dans laquelle celui-ci déplore ses péchés, la stérilité de sa vie qui incitent en lui la peur devant le jugement divin. Cette peur est cependant purificatrice car elle amène le pécheur auprès de Jésus Sauveur, plein de miséricorde. La reconnaissance de ses péchés ne conduit donc pas l'homme au désespoir mais à l'espérance du salut en Jésus. L'abbé Durand est plein d'enthousiasme à la lecture de cette méditation et il demande au prieur du Bec d'en envoyer d'autres que l'abbaye ne possédait pas.
Impressionné par la profondeur des méditations du prieur du Bec, l'abbé Durand désire aussi nouer des relations intimes et durables entre les deux communautés par l'intermédiaire d'Anselme. Pour concrétiser et sceller cette unité d'association, l'abbé Durand propose alors l'échange d'ouvrages manuscrits, en demandant à Anselme de lui envoyer les Epîtres de saint Paul. Notons en passant que l'échange d'ouvrages entre les bibliothèques monastiques n'était point une chose rare. Les moines qui possédaient un mansucrit en double l'échangèrent volontiers contre un mansucrit qui manquait encore dans leur armarium.
La réponse d'Anselme - l'unique lettre adressée par lui à l'abbaye de Casa Dei - est un bel exemple d'humilité chrétienne. Il se présente comme un frère - voilà l'idée d'une fraternité fondée sur les valeurs de l'esprit évangélique - et exprime sa grande confusion devant l'admiration que l'abbé Durand vient de témoigner à son égard. Il s'étonne que celui-ci, sans le connaître et malgré la distance qui les sépare, ait pu avoir tant d'estime pour lui. Et voici que le jeune prieur du Bec exprime sa petitesse face à la grandeur divine: il se sent comme un néant devant le Dieu Créateur. Cette idée - à savoir celle de la grandeur infinie de Dieu et celle de son propre néant de créature - ne le quitte plus. Cette idée exprimée d'une façon si limpide et si ferme dans sa lettre adressée à l'abbé Durand devient l'idée centrale de ses méditations. C'est cette idée qui reviendra bientôt dans son premier opuscule qu'il intitulera Monologion, conçu comme un exemple de méditation sur les raisons de la foi. Si nous connaissions la date exacte de la lettre de l'abbé Durand, nous pourrions savoir si les autres ouvrages, les autres méditations d'Anselme qu'il réclame pour ses moines font allusion également au Monologion. En effet, cet opuscule fut rédigé en 1076; or le terminus ad quem de la lettre de l'abbé Durand est l'année de sa nomination épiscopale, à savoir 1078. Toujours est-il que depuis la publication du Monologion, Anselme devient très célèbre et son ouvrage est littéralement arraché et diffusé partout, malgré la réticence voire l'hostilité ouverte de certains milieux de l'époque.
De quoi s'agit-il dans cet opuscule? On pourrait le présenter comme la dialectique de l'esprit fini, de l'esprit de l'homme et de l'esprit tout court, à savoir Dieu. On peut se demander si effectivement la 'Phénoménologie de l'Esprit' - Phänomenolgie des Geistes - du célèbre philosophe allemand Hegel n'a pas été inspirée par le Monologion. Dans sa modestie, Anselme présente son ouvrage comme un "exemple de méditation sur les raisons de la foi", sur les raison que l'homme peut invoquer en faveur du caractère raisonnable des mystères chrétiens. En réalité, il s'agit là d'un essaie de synthèse du contenu de la foi, expliquée paradoxalement selon une méthode qu'Anselme appela "sola ratione", méthode "par la seule raison". Il entend mettre au service de la foi toutes les ressources de la raison humaine. Le biographe d'Anselme rapporte que, dès le début de son priorat, celui-ci concentre tout son effort à l'élucidation des mystères très difficiles de la foi, qu'il essaye d'apporter toutes les aides et toutes les ressources de la raison pour le renforcement des mystères que la foi chrétienne nous propose. Anselme introduit alors une méthode unique qui, négativement, consiste à passer sous silence toutes les autorités scripturaires et patristiques mais qui, positivement, essaye de montrer la vérité et la cohérence rationnelle de tout ce que nous croyons.
Quel est le contenu de cette méditation fondée sur cette nouvelle méthode? L'enfant d'Aoste fut impressionné par l'image qui représentait Dieu ayant son trône au sommet de la montagne, dans les hauteurs. Indépendamment de l'influence que cette image devait avoir sur le trajectoire de la théologie d'Anselme, il est certain que dès son premier opuscule, le Monologion , il monte au sommet, vers le Summum qui est Dieu.
En effet, au début du Monologion, Anselme essaye d'établir que la multiplicité des biens que nous expérimentons doit avoir sa source dans le Bien tout court qui confère sa bonté aux biens particuliers.
La raison d'être de la bonté de toutes choses devient chez Anselme d'emblée un grand bien, nous dirions même le grand bien. Voici donc l'association spontanée entre l'idée du Bien et celle de la Grandeur. Mais dans son analyse, Anselme va encore plus loin: il associe l'idée de "esse per seipsum" et celle du bien au plus haut degré qui mène directement vers celle du Sommet de tout ce qui est (summum omnium quae sunt). La grandeur suprême, le degré suprême a donc son fondement dans la manière d'être de soi, per se esse. En effet, seul celui - ou seul ce qui existe par lui-même et qui, par conséquent, ne peut rien recevoir, - est celui qui ne peut avoir de plus. Or, ce qui ne peut avoir de plus est la grandeur suprême, ou le sommet de la grandeur. L'idée de grandeur suprême entre donc ici en étroite relation avec l'idée d'une manière d'être particulière et unique, en d'autres termes, la notion de grandeur suprême est étroitement liée à celle de la manière d'être par soi. C'est la vraie grandeur.
Après avoir établi la relation étroite entre la notion d'être, de bonté et de grandeur, dans le chapitre suivant (M c. 2), Anselme établit l'existence d'un summe magnum à l'instar d'un summe bonum:
"De même qu'il fut prouvé qu'il existe quelque chose qui est le bien au plus haut degré - puisque toutes les choses bonnes sont bonnes grâce à une autre chose qui est bonne par elle-même; de même la conclusion s'impose selon laquelle il existe quelque chose de grand au plus haut degré, puisque tout ce qui est grand est grand grâce à une autre chose qui est grande par elle-même."
Et Anselme de préciser le sens de la grandeur:
"Je dis, cependant, non point grand au point de vue de l'espace, comme c'est le cas d'un corps, mais ce qui plus il est grand, plus il est bon ou digne, comme c'est le cas de la sagesse. Et puisque le grand au plus haut degré ne peut être que ce qui est bon au plus haut degré, il est nécessaire qu'il existe quelque chose de "maximum" et d'"optimum", c'est-à-dire le sommet de tout ce qui est."
Anselme achève ainsi le cycle en arrivant à la conclusion de l'existence d'un summum omnium quae sunt.
La grandeur de Dieu implique logiquement une contrepartie. Si Dieu seul est grand, si Lui seul est la grandeur au sens plénier du terme, peut-on encore parler de "grandeur" au sujet de tout ce qui n'est pas Dieu?
Dieu, désigné comme "spiritus" - "Esprit" - seul est:
"Il semble donc s'ensuivre de ce qui précède - insinue Anselme - que seul cet esprit - qui est ainsi de sa manière admirablement singulière et singulièrement admirable -, est en un certain sens et que, comparées à celui-ci, toutes les autres choses, qui semblent être, ne sont pas. En effet, à regarder avec soin, seul celui-ci (spiritus) semble être sans plus, d'une manière parfaite et d'une manière absolue tandis que toutes les autres choses semblent presque n'être pas et être à peine. ...
Et Anselme de continuer:
"Ce qui seul est ainsi d'une manière simple et en tous sens parfait, simple et absolu, c'est de celui-ci seul que l'on peut dire d'une certaine manière et à bon droit qu'il est. Et, en revanche, tout ce dont on apprend, grâce à la considération précédente, qu'il n'est ni d'une manière simple, ni d'une manière parfaite, ni d'une manière absolue mais qu'il est seulement à peine ou qu'il n'est presque pas, de celui-là on dit à juste titre d'une certaine manière qu'il n'est pas. Selon cette considération donc seul cet esprit créateur est et toutes les choses créées ne sont pas. Cependant, ils ne sont pas totalement non existants, puisque, à partir de rien, ils ont été faits quelque chose par celui qui seul est d'une manière absolue."
Résumons brièvement: pour Anselme, il s'agit détablir un relativisme métaphysique selon lequel toute chose finie est relative, quelle que soit sa nature. Ce relativisme est beaucoup plus radical que le relativisme restreint ou généralisé d'Einstein qui ne concerne que la réalité mesurable du monde physique et qui, finalement, fait abstraction de la Réalité foncière par rapport à laquelle toute chose finie se situe. C'est précisément cela qu'Anselme affirme: il n'y a que la réalité plénière, l'être absolu c'est-à-dire Dieu qui existe réellement; tout le reste n'a qu'une réalité relative, dans la mesure ou chaque être fini et limité - aussi bien dans le temps que dans l'espace - reçoit son existence de l'Etre absolu, c'est-à-dire de Dieu. Selon la pensée d'Anselme, tout être est relatif, tout être se situe par rapport à Dieu, grandeur infinie. Logiquement, pour Anselme, il n'y a, il ne peut y avoir qu'un seul absolu, et tout le reste est relatif. Cette vérité métaphysique apparemment abstraite aura pourtant des conséquences pratiques considérables: elle déterminera plus tard l'attitude d'Anselme face aux prétentions absolutistes des rois tyrans, face à l'absolutisme royal et elle lui servira de sauvegarde puissante pour défendre la liberté de l'homme, du citoyen et de l'Eglise. Cette vision d'Anselme ne tolère aucun autre absolu que Dieu. Par là même, toute idéologie politque à prétention absolue est exclue d'avance.
La raison d'être de la grandeur de Dieu réside donc dans sa plénitude d'être, dans le fait que Lui seul est, que Lui seul est d'une manière simple (c'est-à-dire indivisible) d'une manère parfaite et absolue. Il est d'une manière simple aussi par rapport à l'expression (dici) de l'homme. En effet, en raison même de son éternité, on ne peut pas dire de Dieu - selon un mouvement quelconque - qu'Il était ou qu'Il sera. Or, ce n'est pas le cas de la créature soumise au changement qui ne lui permet pas la possession de l'être d'une manière indivisible et simple.
La méthode 'sola ratione' - par la seule raison - aura plus tard un retentissement considérable dans la philosophie moderne qui, précisément, veut utiliser toutes les ressources de la raison, rien que les ressources de la raison, dans l'élucidation du réel, mais en instituant en même temps le divorce entre la foi et la raison, jusqu'en érigeant des temples en l'honneur de la déesse raison.
Chez Anselme ce divorce n'existe pas. Bien au contraire, il s'agit d'un travail parallèle: parallèlement à la connaissance que la foi procure à l'homme, il déploie toutes les ressources de la raison pour arriver aux mêmes vérités que l'homme ne connaissait jusque là que par la foi. Il en découlent une double constatation paradoxale: d'une part, grâce à cet effort rationnel, on constate que tout ce que la foi enseigne est raisonnable (pas contraire à la raison) et d'autre part, on constate, également qu'en arrivant par la seule raison aux mêmes vérités que nous connaissions par la seule foi, source de connaissance vraie, puisqu'elle vient directement du Dieu-Vérité qui parle, nous comprenons la valeur de la raison qui, quant à elle, s'avère aussi capable de saisir ces vérités. La raison capable du vrai: voilà une découverte fondamentale, qui, du coup, revalorise la raison humaine, la ratio hominis.
La démarche anselmienne qui, paradoxalement, vise à la foi 1° la revalorisation de la raison en étroite relation avec la révélation et 2° l'élucidation des mystères de la foi est une démarche complexe mais libératrice. En effet, à l'époque d'Anselme, deux tendances diamétralement opposées entraient en conflict acharné: d'une part les dialecticiens qui essayaient de soumettre la foi à la raison et d'autre part certains théologiens qui, face aux exagérations de ces derniers, essayaient d'exclure plus ou moins complètement l'usage de la raison et qui, dans l'élucidation des mystères contenus dans les livres sacrés se contentaient d'en appeler aux autorités, la plus part du temps aux gloses. Peu de temps après Anselme, un Robert de Melun, successeur d'Abélard, dénoncera avec vigueur le procédé de ceux qui érigent les gloses - des éclaircissements textuels par tel ou tel passage des Pères de l'Eglise - en absolu.
Avec la publication du Monologion, Anselme, âgé de 43 ans, fonde déjà sa réputation de penseur, dont la pensée est caractérisée par une montée extraordinaire vers les sommets, par une subtilité logique et dialactique inégalée et par une puissance de synthèse digne des plus grands esprits de l'humanité.
Pour illustrer encore le génie d'Anselme, je vous propose de faire connaître son opuscule le plus célèbre, le Proslogion, un petit livre d'à peine une trentaine de pages dans l'édition critique de ses oeuvres qu'Anselme édita entre 1077 et 1078, donc à peu près à l'époque où l'abbé Durand proposa de nouer des relations avec Anselme.
Perfectionniste et soucieux du profit intellectuel de ses disciples, Anselme est profondément insatisfait après qu'il ait réalisé dans le Monologion une première synthèse du contenu de la foi chrétienne concernant la nature divine. Il est gêné - selon ses propres paroles - par l'"enchaînement d'un grand nombre d'arguments" qui composent son ouvrage. Il conçoit alors le projet d'embrasser par un argument autosuffisant et autoprobant tout ce que nous croyons de la substance divine, à savoir que Dieu est vraiment et qu'Il est le souverain bien qui n'a besoin de rien d'autre et dont tous les autres êtres ont besoin pour leur être et pour leur bien-être. La réalisation de ce projet lui demanda un grand effort intellectuel et un temps considérable. Enfin, un jour, selon son propre récit, il aperçut - à la manière d'une lumière foudroyante - ce qu'il cherchait désespérément et qu'il était déjà sur le point d'abandonner. Après un vol et une tentative de destruction - perpétrés par son entourage - du texte de ses méditations, par précaution, il a consigné sa pensée sur un parchemin et, après quelques hésitations, il donna à ce nouveau petit traité le titre définitif: Proslogion.
Pour beaucoup de commentateurs, cet opuscule est synonyme de ce qu'on appelle depuis Kant l'"argument ou preuve ontologique" de l'existence de Dieu. Or c'est une erreur. En effet, l'intention même d'Anselme est de prouver par un argument unique "tout ce que nous croyons de la substance divine", ce qui comprend non seulement l'existence de Dieu mais aussi sa nature et ses attributs. D'autre part, la preuve d'Anselme - l'"unum argumentum" - se déroule, non pas dans la perspective de l'être, mais dans la perspective exclusive de la grandeur. Il ne s'agit donc pas dans l'opuscule d'un discours sur l'être mais essentiellement d'un discours sur la grandeur dont l'expression dialectique est énoncée par le principe dialectique de la grandeur, à savoir le "id quo maius cogitari non potest" - "ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé". En effet, ce qui caractérise la démarche dialectique du Proslogion c'est la considération de Dieu - son existence, sa nature et des attributs divins - dans la perspective exclusive de la grandeur. Dieu comme grandeur (suprême) est certes un thème biblique courant à tel point que saint Augustin et Boèce -bien avant l'"Allah Akbar" de Mahomet - identifient l'esse de Dieu avec sa grandeur: pour Dieu, son être c'est être grand. C'est cette idée fondamentale qui est sous-jaçante au Proslogion. Encore fallait-il trouver un outil permettant de mesurer la grandeur divine. C'est bien cela qu'est appelé à faire le principe dialectique de la grandeur.
Permettez-moi de vous inviter à présent à monter avec Anselme au sommet de la pensée. Cette montée se réalise au moyen d'une dialectique très subtile, peut-être pas toujours facile à saisir du premier coup et qui demande un effort spéculatif considérable. Mais c'est comme l'alpinisme. Tout le monde n'est pas capable de grimper jusqu'au sommet du Mont-Blanc ou de l'Himalaya. Même si nous ne pouvons pas tous faire l'effort d'arriver au sommet, nous pouvons au moins admirer celui ou ceux qui réussissent cet exploit extraordinaire. De même pour l'exploit d'Anselme dans le domaine de la pensée, Anselme, cet enfant d'Aoste, cet alpiniste qui devient un véritable 'alpiniste de l'esprit'.
L'outil qui permet à Anselme cette montée extraordinaire de l'esprit est donc le principe dialectique de la grandeur. Ce principe est à la fois un principe de mesure et un principe de recherche continuelles. C'est un principe de mesure dont la "jauge" est la capacité de comprendre de l'homme, le "cogitari posse". Déjà chez Cicéron, nous constatons l'utilisation de la capacité de comprendre de l'homme comme mesure de la grandeur divine. Nous retrouvons cet usage également dans la Bible. Anselme pose donc devant la capacité de comprendre de l'homme tout ce dont il comprend qu'il vaut mieux être que ne pas être, et dont le premier est précisément l'existence réelle, l'esse in re.
La recherche anselmienne prend son point de départ dans un dialogue avec l'Insensé du Psaume qui dit dans son coeur: "Dieu n'est pas". Or, non seulement la foi enseigne le contraire, mais elle nous présente même une formule qui signifie Dieu et qui permet de relever le défi de l'Insensé sur le plan de la raison. Nous croyons en effet, dit Anselme, que Dieu est "quelque chose par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé". La foi étant engagée au point de départ par l'énoncé du principe dialectique de la grandeur exprimant le chemin qui mène vers Dieu c'est-à-dire qui permet l'"identification de Dieu" par la raison, il s'agit simplement de mettre en marche ce principe et de dégager par la raison toutes ses implications. C'est pourquoi cette démarche est celle de la foi en quête d'intelligence, "fides quaerens intellectum", qui, par ailleurs, fut le premier titre de l'opuscule.
Or cette démarche, déclenchée certes par la foi qui cherche à comprendre ("credo ut intelligam"), est une démarche dialectique. Le sujet de l'énoncé du principe dialectique est "aliquid", "quelque chose", donc une réalité indéterminée que l'on ne saisit pas encore, que l'on n'identifie pas encore. Cette indétermination qui est nécessairement inhérente au principe dialectique - puisqu'il est un principe de recherche, - recevra, grâce à la confrontation avec Gaunilon, une certaine détermination par le principe "quidquid absolute cogitari potest melius esse quam non esse": "tout ce dont on peut penser d'une manière absolue qu'il vaut mieux être que ne pas être". Cette détermination - qui fait toujours appel à la capacité de comprendre comme mesure - précise seulement la perspective dans laquelle et selon laquelle la grandeur c'est-à-dire le "plus grand" (maius) doit être placée et interprétée. La mesure de la grandeur doit être effectuée selon les degrés de bonté dans l'être: le "melius esse". Car le "plus grand" c'est ce qui est meilleur. A la suite de saint Augustin, Anselme absorbe donc l'idée de bonté (meilleur) par l'idée de grandeur (maius) parce qu'il s'agit de mesurer. On ne mesure que des grandeurs, qu'il s'agisse de grandeurs de bonté, de beauté ou de vérité. Or, la recherche anselmienne dans le Proslogion est essentiellement une recherche par comparaisons entre grandeurs, donc une recherche par mesure qui nécessite essentiellement une démarche dans la perspective de la grandeur.
La démarche dialectique du Proslogion se déroule en deux temps: dans un premier temps, Anselme parcourt par la raison tout ce qui, devant la capacité de comprendre de l'home, est mieux être que ne pas être. Le terme de comparaison ou la mesure est la capacité de comprendre de l'homme. Mais dans un deuxième temps, cette mesure même, constituée par la capacité de comprendre de l'homme est dépassée, car Dieu est non seulement quelque chose par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé, mais quelque chose de si grand qu'Il dépasse même la capacité de penser de l'homme. Dans le premier temps de la dialectique de la grandeur, Anselme essaye de combler parfaitement cette capacité pour saisir Dieu comme grandeur tandis que dans le deuxième temps, il s'agit de dépasser même cette capacité puisque la grandeur divine, par son immensité et par son immensurabilité, dépasse toute mesure, y compris celle, la plus grande, mise à la disposition de l'homme sous la forme d'une capacité de comprendre illimitée.
Le premier temps de la dialectique consiste donc à envisager toutes les perfections et à les affirmer de Dieu par une réduction à l'absurde continuelle en utilisant le principe dialectique de la grandeur. Le premier présupposé qu'Anselme met en valeur face à l'Insensé qui nie l'existence de Dieu est une prise de conscience: il amène l'interlocuteur à une prise de conscience du fait qu'il comprend le principe "ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé". S'il le comprend, ne serait-ce que dans une certaine mesure ("aliquatenus"), cela veut dire que ce qu'il comprend est dans son intelligence. Or, si ce qu'il comprend ainsi n'existe que dans son intelligence, il est en contradiction avec le principe même. En effet, ce qui existe dans la seule intelligence est sans aucun doute plus grand que ce qui n'existe nulle part. En d'autres termes, si nous avons dans notre intelligence l'idée de quelque chose, par exemple l'idée d'un cheval ou l'idée d'un projet que nous voudrions réaliser, c'est certainement quelque chose de plus que de n'avoir aucune idée dans notre esprit. Seulement, de toute évidence, ce qui existe à la fois dans l'intelligence ("in intellectu") et dans la réalité ("in re") est plus grand que ce qui n'existe que dans la seule intelligence. L'interlocuteur doit donc admettre que l'affirmation de l'existence de Dieu découle logiquement, et sous peine d'une contradiction, du principe dialectique de la grandeur. Si quelqu'un accepte donc que Dieu est "quelque chose par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé", il doit accepter nécessairement que Dieu existe. Car un 'dieu' qui n'existe pas ne peut pas être "quelque chose par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé".
Anselme va encore plus loin: il examine aussi le mode d'être de Dieu devant la pensée. En effet, l'impossibilité de penser quelque chose comme n'existant pas est plus grande que la possibilité de penser quelque chose comme n'existant pas. C'est pourquoi, en raison même du principe qui cherche ce qui est le plus grand possible devant la pensée, non seulement il faut dire que Dieu existe dans la réalité, mais qu'il existe de telle façon qu'on ne peut même pas Le penser comme n'existant pas. En d'autres mots, le principe d'Anselme lui permet d'affirmer aussi la nécessité absolue de l'existence de Dieu en comprenant l'impossibilité absolue de sa non existence devant la pensée.
Mais l'argument d'Anselme - il s'agit toujours du même principe dialectique de la grandeur - ne s'arrête pas là, contrairement à ce que pensent un bon nombre de ses commentateurs. Le projet d'Anselme va au delà du problème de la seule existence divine et il englobe aussi la recherche de son essence et de ses attributs moyennant le même principe dialectique. Anselme procède alors à une critique métaphysique du fini, pour écarter tout ce qui apparaît devant la pensée comme un moindre être ou une moindre bonté en vertu du principe qui lui impose d'envisager "tout ce dont on peut penser d'une manière absolue qu'il vaut mieux être que ne pas être" ("quidquid absolute cogitari potest melius esse quam non esse"). Car, tout ce qui représente un "mieux" représente de soi un "plus". Or, tout ce qui est "plus", doit être inclus en Dieu nécessairement et sous peine de contradiction en vertu du "id quo maius cogitari non potest". C'est ainsi qu'Anselme inclut l'être par soi, le fait d'être Créateur à partir du néant, tout ce qu'il vaut mieux être que ne pas être, le fait d'être juste, heureux, sensible sans être corps, tout-puissant, miséricordieux, impassible, le fait d'être un esprit souverain, le fait d'être bon aussi bien à l'égard des bons qu'à l'égard des méchants, le fait de ne pas être soumis à la loi du lieu et du temps, le fait d'être totalement un et, enfin, le fait d'être non seulement "ce par rapport à quoi plus grand ne peut être pensé" mais d'être également "plus grand que l'on ne peut le concevoir". C'est ici que se réalise le deuxième temps de la dialectique de la grandeur qui consiste en un dépassement de la capacité de comprendre de l'homme, dépassement exigé précisément par la grandeur absolue de Dieu.
Toutefois, même si selon l'intention de son auteur, le Proslogion est essentiellement "un argument" destiné à prouver Dieu par une démarche dialectique de la grandeur, cette démarche dialectique se baigne pour ainsi dire dans une atmosphère de prière du croyant qui cherche désespérément à voir Dieu dans cette vie. La dialectique fait partie d'un tryptique du drame du bonheur. L'homme a été créé pour voir Dieu qui est son bonheur. Le désir suprême de l'homme est de Le voir. Sa tragédie c'est le sort misérable qui l'attend à cause du péché. C'est le premier acte du drame. Le second acte c'est la recherche passionnée de Dieu par la raison, c'est l'achèvement d'un argument unique destiné à saisir, dans la mesure du possible, le Dieu unique ineffable et insaisissable, source du bonheur de l'homme. Le troisième acte est une effusion de joie dans une montée continuelle vers Dieu à travers les joies et les jouissances de ce monde qui ont toutes leur source en Dieu.
L'opuscule d'Anselme, bien que d'un volume modeste, n'a pas manqué de provoquer des réactions passionnées. Gaunilon, le moine de Marmoutier, fut le premier à avoir eu l'intention de réfuter l'argument d'Anselme par une rétorsion, en essayant de montrer l'incohérence de sa démarche par les conséquences absurdes qui, selon lui, doivent en découler. Ainsi Gaunilon pensa-t-il pouvoir déduire du principe anselmien l'existence dans la réalité d'une île fertile et perdue du fait que l'on peut en avoir l'idée dans l'intelligence. Selon cette interprétation, tout ce qu'on pourrait penser de meilleur - même dans un domaine déterminé de la réalité - devrait inclure nécessairement l'existence, et par conséquent devrait exister. Dans sa réponse, Anselme montre que seul le cas de Dieu, à savoir celui de l'Infini, peut permettre pareille conclusion. En effet, aucune réalité finie, - aussi parfaite ou aussi grande qu'elle soit dans une catégorie d'être déterminée - ne postule l'existence au nom du principe dialectique de la grandeur, puisqu'il y a lieu de penser quelque chose de plus grand dans une autre catégorie d'être. Par conséquent, aucune réalité contenue dans la pensée et partant, limitée à une catégorie déterminée, n'inclut nécessairement son existence "in re".
Gaunilon, comme bien d'autres philosophes après lui, commet deux fautes: 1° il braque son attention sur le seul problème de l'existence de Dieu, ainsi que la plupart des commentateurs d'Anselme; 2° il applique le principe anselmien à n'importe quel fini, non pas en tant que principe de dépassement, mais comme principe englobant. Anselme montre précisément la nature essentiellement transcendante de son principe, dans la mesure où il exige l'ouverture vers l'Infini de la capacité de comprendre de l'homme.
L'argument d'Anselme - qu'on devrait appeler "argument méga-logique" au lieu de l'appeler "argument onto-logique", puisqu'il se déploie dans la perspective exclusive de la grandeur - ne cesse pas de passionner les esprits depuis Gaunilon, son premier critique dont plusieurs penseurs ont suivi les traces, pour ne mentionner que saint Thomas d'Aquin ou Kant. D'autres penseurs, en revanche - et il s'agit surtout des représentants de la pensée moderne, comme Descartes, Malebranche, Leibniz, Spinoza, Hegel - ont approfondi la voie ouverte par la réflexion d'Anselme. Hegel reconnaît en Anselme un esprit profond pour avoir compris et réalisé, la première fois dans l'histoire de la pensée, le passage inévitable entre le "concept de Dieu" et son "être". Cependant, la pensée d'Anselme déborde cette perspective: d'une part, elle englobe tout ce qui apparaît comme plus grand devant la capacité de comprendre mais, d'autre part, elle se dépasse elle-même, en reconnaissant la finitude de l'outil de recherche qu'est la pensée humaine et elle essaye de s'approcher de l'Infini de Dieu dans une apophasie silencieuse qui conduit l'homme à l'adoration et qui le remplit de joie. C'est à cette joie qu'aspiraient l'abbé Durand et ses moines à Casa Dei.
Après ces considérations philosophiques qui nous permettent de saisir quelques aspects de la pensée d'Anselme que certains historiens de la philosophie n'hésitent pas d'appeler le 'nouveau Platon', reprenons le fil des événements. Le prieur du Bec atteint donc l'apogée de ses activités intellectuelles avec ses deux opuscules: le Monologion et le Proslogion. C'est, au plus tard, à cette époque qu'il faut situer l'échange des lettres entre l'abbé Durand et Anselme. Nous n'avons plus aucune nouvelle des relations entre Casa Dei et Anselme jusqu'en 1100, année d'une visite impromptue de celui-ci à l'abbaye. Entre-temps, Anselme, âgé de 45 ans, est élu abbé du Bec en 1078, après 15 années de priorat. 15 ans plus tard, en 1093, à l'âge de 60 ans, il devient dans des circonstances dramatiques archevêque de Cantorbéry et premier baron du royaume d'Angleterre. Pour lui, c'est le début d'un long calvaire semé de luttes continuelles face à deux rois tyrans: Guillaume le Roux ou Rufus, le fils du Conquérant et Henri I Beauclerc. Anselme doit faire face en Angleterre à une situation désastreuse, aussi bien au point de vue des moeurs publiques qu'au point de vue de la liberté de l'Eglise. Guillaume le Roux se comporte en souverain absolu qui ne recule devant aucun crime. Sa convoitise ne connaît pas de bornes: dès qu'un siège épiscopal devient vacant, il se l'attribue sans nommer de successeur pour jouir des avantages matériels que la confiscation des évêchés lui procurent. C'est pour cette raison qu'il refusa aussi pendant 4 années consécutives de nommer un successeur sur le siège primatial de Canterbury après la mort de Lanfranc en déclarant: "Tant que je viverai, il n'y aura pas d'autre archevêque que moi". La simonie bat son plein: le roi marchande les dignités ecclésiastiques comme les autres dignités du royaume. Il ne donne son consentement à la nomination d'Anselme que sous la pression des barons du royaume lors d'une maladie grave. Bientôt après il revient sur sa décision et commence à harceler le nouvel archevêque. Il essaye de lui extorquer une grosse somme d'argent pour l'archevêché. Anselme résiste de toutes ses forces, malgré les conseils pervers donnés par certains de ses évêques. Il veut éviter toute apparence de simonie: il ne veut pas donner la moindre impression d'avoir acheté sa dignité ecclésiale.
Le conflit qui, jusqu'alors, était latent, éclate en plein jour lors d'une assemblée du royaume convoquée à Rockingham en février 1095 sur la demande d'Anselme. Durant l'assemblée, Anselme défend avec vigueur la primauté du Siège Apostolique face aux prétentions absolutistes du roi, soutenu par ses évêques courtisans, et contre ses pratiques simoniaques. Anselme ne cède pas. Le roi non plus. La situation devient de plus en plus tendue: les émissaires du roi procèdent à des exactions et le roi finit par envoyer Anselme en exil. Nous sommes en fin octobre 1097. En 1098, Anselme arrive jusqu'à Rome, après un long voyage non exempt de dangers. Aussi bien fut-il amené à faire une bonne partie de son parcours en incognito. Il est reçu chaleureusement par le pape Urbain II qui l'invite au concile de Bari et au concile de Rome.
C'est à cette époque qu'Anselme termine le troisième ouvrage qui perpétua son nom dans l'histoire littéraire et notamment dans l'histoire de la théologie: le Cur Deus homo - Pourquoi Dieu s'est fait homme - où il scrute avec son esprit profond et avec toutes les puissances de sa raison les motifs de l'Incarnation. Anselme veut voir, dans l'oeuvre de la rédemption, dont l'Incarnation est le centre, une oeuvre suprême de l'amour divin. Il applique ici le principe qu'il avait déjà exploité dans le Proslogion pour prouver que Dieu est vraiment: en raison du même principe il essaye d'établir que l'Incarnation est le sommet de la manifestation de l'amour de Dieu à l'égard de l'humanité, amour par rapport auquel la raison humaine ne peut penser rien de plus grand. La pensée d'Anselme gravite donc ici autour de la notion d'amour, autour du suprême degré d'amour que l'homme puisse concevoir. Mais en rédigeant cet ouvrage, il poursuit un double but: il veut répondre à ceux - païens, juifs et musulmans - qui ridiculisent notre foi à cause de l'Incarnation d'une part et d'autre part, il veut conforter la foi de ses propres frères.
Anselme est donc harcelé d'une part par les adversaires du christianisme et d'autre part il est sollicité par les Chrétiens eux-mêmes qui veulent trouver des raisons valables pour étayer le dogme remis en question par les objections des adversaires.
Mais Anselme pouvait très bien opposer aussi une fin de non recevoir face au Judaïsme et l'Islam, selon une logique implacable en usant de la rétorsion. En effet, le Judaïsme aussi bien que l'Islam s'appuient sur la parole de Dieu, plus exactement sur le fait que Dieu parle aux hommes. Peut-on, en toute logique, nier à partir de ce moment, la possibilité de l'Incarnation?
Car, dès lors qu'on admet que la parole du Dieu transcendant et ineffable peut retentir dans l'espace et le temps - deux coordonnées essentielles de toute limitation - si donc l'homme est capable de saisir le message du Dieu transcendant, infini et ineffable à l'intérieur des limites du Temps et de l'Espace, que Dieu est donc capable de se manifester par sa parole à l'intérieur de ces limites, pourquoi ne serait-Il pas capable de pousser jusqu'à son paroxysme la manifestation de son amour à l'égard de l'homme par l'envoi de son Fils à l'intérieur de ces mêmes limites et pourquoi l'homme ne serait-il pas capable de saisir cette manifestation? Dans cette perspective, c'est-à-dire dans la perspective même de leurs objections et leurs dérisions, le Judaïsme et l'Islam sont en contradiction flagrante avec eux-mêmes. Car ces derniers rendent impossible, logiquement, leur propre message d'un Dieu transcendant, ineffable et infini, message qui, lui aussi, retentit précisément dans le temps et dans l'espace. Il y va donc, certes, de la vie ou de la mort du christianisme, mais aussi du Judaïsme et de l'Islam.
Après avoir achevé cette oeuvre magistrale que ses disciples arrachèrent littéralement et commencèrent à diffuser avant même qu'il ait pu y mettre la dernière main, Anselme retourne à Lyon en 1099. C'est là qu'il recevra l'année suivante l'invitation pressente de se rendre à Casa Dei. Anselme n'est pas un inconnu des communautés des moines. Depuis son priorat, il donne souvent des conférences, il anime des causeries spirituelles, il impartit l'enseignement avec une pédagogie extraordinaire dont lui seul connaît les secrets. Surtout depuis la rédaction de deux de ses opuscules - le Monologion et le Proslogion - sa renommée dépasse les frontières et elle se répand à travers le continent, mais aussi en Angleterre. Il n'est donc pas étonnant que les moines de Casa Dei, après avoir appris l'arrivée d'Anselme à Lyon, se précipitent pour se l'accaparer. Qui a invité Anselme à Casa Dei? D'après les sources historiques, c'est en 1100 qu'Anselme séjourna dans cette abbaye, donc à la fin de l'abbatiat de Pons de Tournon (1094-1102), cinquième abbé de Casa Dei. Or celui ci fut amené à maintes reprises à passer à Lyon où se trouvait Anselme en ce moment en exil.1 Nous sommes en pleine époque des préparatifs de la croisade décidée par le pape Urbain II, ami et admirateur d'Anselme, croisade dans la préparation de laquelle l'abbaye de Casa Dei avec ses nombreux prieurés prit une part très active. La visite du pape dans cette abbaye n'en est que l'illustration éloquante.
Ces circonstances pouvaient bien motiver la pressante invitation d'Anselme. Nous venons de le voir, Anselme a juste achevé un ouvrage important avant son arrivée à Lyon, ouvrage concernant les motifs de l'Incarnation, constituant la pierre d'achoppement pour les Juifs aussi bien que pour les Musulmans. L'idée de la croisade qui était déjà dans l'air et pouvait très bien exciter chez les moines le désir d'avoir près d'eux celui qui vient d'achever une explication magistrale de ce dogme fondamental, en tenant compte précisément des objections des Juifs et des Musulmans. Il était donc tout à fait plausible que ce fait motiva l'invitation d'Anselme.
Nous sommes toujours en 1100. Anselme quitta donc Lyon le 4 août et vint séjourner à l'abbaye de Casa Dei. Les sources historiques ne donnent aucune précision concernant la durée de son séjour à l'abbaye, mais quelques allusions laissent deviner qu'il s'agissait d'une visite de plusieurs jours. En effet, l'une des sources parle du troisième jour passé à Casa Dei au moment où Anselme reçoit les messagers lui annonçant la mort de Rufus.
Eadmer commence par raconter le rêve de quelqu'un qui annonçait la mort de Guillaume le Roux, le roi tyran qui expulsa Anselme de son royaume. Cela est arrivé à Lyon, le jour de la fête de Saint Pierre, le 1er août. Trois jours plus tard, le 4 août 1100, Anselme arrive à Casa Dei. Il est reçu et hébergé avec beaucoup d'honneur. Et voici la suite du récit:
"Un jour, pendant que les frères se reposaient sur leurs lits après le repas, le ciel tonna brusquement avec grand fracas, et de fréquents éclaires sillonaient le ciel en illuminant par intervalles la montagne. Pendant que l'orage devenait de plus en plus violant, voici qu'un grand coup de foudre tomba sur la maison où l'on conservait le foin. Soudain, un horrible incendie se déclara et il répandit dans l'air une immense fumée noire et suffocante.Tous ceux qui étaient avec Anselme à l'hospice, se levèrent frappés par la peur. Quant à moi - ajoute le biographe - je suis resté seul avec Anselme. Mais celui-ci voulant se reposer, me demanda si l'incendie qui vient de se déclarer fut éteint. Je lui répondit: 'Loin de s'éteindre, il a plutôt augmenté'. Anselme se leva alors et il dit d'un air paisible et avec sa modestie habituelle: 'Il vaut mieux que nous prenions soin de nous-mêmes, car selon le poète: "quand le mur voisin brûle, il s'agit de ta propre affaire." Ceci dit, il s'approcha du feu, en le regardant, il fit de la main droite le signe de la croix. On avait l'impression que la flamme se prosternait, comme si elle attendait la bénédiction. Puis la flamme retomba et elle s'éteignit complètement sans rien dévorer. Il était étonnant de constater que la flamme - après avoir détruit plusieurs édifices qui se situaient aux alentours -, n'eut causé aucun dégât dans le foin des moines qui hébergeaient Anselme, pourtant la maison que la foudre avait atteinte, était presque pleine de foin."
Voilà comment le biographe d'Anselme décrit cet épisode du séjour d'Anselme à Casa Dei. Quant à la violence de l'orage, les habitants de La Chaise-Dieu et de la région peuvent aisément s'en rendre compte. Anselme réussit donc à maîtriser l'incendie d'une manière miraculeuse par un signe de la croix. Ses compagnons furent par ailleurs témoins de maints miracles qu'Anselme - cet homme charismatique de l'époque - accomplit durant sa vie et qu'il continua à accomplir après sa mort.
La suite du récit apprend l'arrivée de deux moines annonçant la mort du roi tyran, Guilllaume le Roux. Selon leur témoignage, le deux août, juste après la première vision lyonnaise, le roi se rendit à la chasse dans la forêt. Une flèche percuta sa poitrine et il mourut sur le champ. A l'écoute de ces nouvelles, Anselme fut profondément bouleversé et il éclata en sanglots. Puis il décida de regagner Lyon où il reçut des messages pressants aussi bien de la part de l'Eglise d'Angleterre que de la part du nouveau roi, Henri Ier Beauclerc l'invitant à retourner en Angleterre.
Voilà tout ce que les sources historiques nous apprennent concernant le séjour d'Anselme à Casa Dei. Ce séjour - était-ce le premier ou le dernier, nous ne le savons pas - fut l'occasion pour Anselme d'apprendre l'événement dramatique de la mort du roi tyran à cause duquel il était en exil depuis trois ans.
Le retour d'Anselme à Canterbury ne signifia point la fin de son calvaire. La même lutte pour la liberté de l'Eglise recommença et, bientôt, elle amena pour Anselme un deuxième exil qui dura aussi trois ans - de 1103 à 1106. Comme pendant son premier exil, Anselme parcourt l'Europe du Nord vers le Sud et il s'établit à Lyon. Son séjour dans cette ville dura seize mois. S'est-il rendu de nouveau à Casa Dei? Cette hypothèse n'est pas à exclure, mais nous n'avons aucun témoignage historique à ce sujet. Il est certain qu'Aimeric qui fut abbé de Casa Dei à cette époque se trouva à Lyon en 1106 en compagnie du pape Pascal II, mais Anselme quitta cette ville déjà en fin avril 1105 pour se rendre en Normandie. Rentré définitvement en Angleterre, Anselme ne cessa de scruter par toutes les forces de son esprit les mystères de Dieu jusqu'à sa mort survenu le 21 avril 1109, ainsi qu'il en a pris l'habitude depuis qu'il est devenu moine.
Avant de terminer cette conférence sur le grand européen que fut Anselme, permettez moi de vous confier un rêve. Le but d'une conférence comme celle que vous venez d'entendre est de vous enrichir grâce aux trésors cachés du passé, de vous communiquer et de vous faire découvrir des valeurs de l'esprit qui sont aussi nécessaires à l'homme que l'air, l'eau ou le pain sans lesquels toute vie biologique est impossible. Il faut penser aussi à la vie de l'esprit. En admirant les lignes massives de cette abbaye, en contemplant ses ogives, en nous émerveillant devant ses tapisseries, nous nous rendons compte de la richesse et de la puissance de l'esprit qui produisit ces choses incomparables, autant de pièces véritables de l'art sacré. Le Père Marie-Dominique Philippe a insisté naguère dans une conférence sur l'aspect nécessairement désintéressé de l'art, et notamment de l'art sacré: l'art doit être indépendant de l'argent. Je lui ai fait remarquer que cela ne signifie point que la postérité n'en tire aucun profit. Que deviendrait le tourisme, première industrie de la France, s'il n'y avait pas toutes ces merveilles réalisées pendant de longs siècles sous l'inspiration chrétienne? Ne serait-il pas alors dommage de passer sous silence l'esprit - je veux dire toute une spiritualité, toute une théologie, toute une philosophie - qui motivait les moines bâtisseurs et les bâtisseurs des cathédrales? Les monuments que nous admirons sont inséparables de l'esprit qui les anime, de l'esprit qui animait leurs réalisateurs.
Grâce à l'initiative de Georges Cziffra, depuis 25 ans, des pièces de la musique sacrée, autant de chefs- d'oeuvres du passé, retentissent sous les arcades de votre abbatiale et elles portent le message du passé dans le langage universel de la musique loin au-delà des frontières. C'est dire que cette abbaye est devenu le lieu d'un message universel, à partir des trésors puisés dans les répertoires de la musique sacrée européenne. Les musiciens venus des divers pays d'Europe réactualisent ces trésors; enrichis selon leurs propre sensibilité, ils nous les communiquent selon leur propre vision, selon leur propre interprétation. Et voici un rêve: ne pourrait-on pas réactualiser en même temps les trésors de l'esprit de l'Europe chrétienne du passé, afin de contribuer à la reconstruction d'une Europe chrétienne? L'Europe des marchands, l'Europe des marchés, sans douane, sera une Europe fondée sur du sable, elle deviendra tôt ou tard inexorablement la proie de convoitises de ceux qui ne s'intéressent qu'au pouvoir fondé sur l'argent, peu soucieux de savoir si l'argent provient de la drogue, de la vente de littératures abjectes, du trafic des armes eurtrières, du trafic de personnes humaines ou de l'esprit de vénalité. Nous avons vu qu'Anselme résita aux mirages du pouvoir de l'argent au risque même de sa vie.
L'Europe a besoin aussi d'un autre message, celui de l'esprit qui puise ses trésors dans le plus profond de l'homme. N'oublions pas que l'HOMO FABER est tout d'abord un homme qui conçoit: un homme qui conçoit son oeuvre dans son esprit, qui la contemple et qui la caresse avant même de la façonner dans la matière. Saint Anselme propose précisément l'exemple du peintre au moment où il s'apprête à nous faire envoler vers les sommets de la pensée: avant de réaliser sa peinture sur la toile avec le pinceau, le peintre la conçoit dans son esprit. Et cela vaut pour toutes les activités de l'HOMO FABER. Le déploiement de l'activité de l'homme comprend aussi bien la conception que la contemplation, avec un moment esthétique de la complaisance dans son oeuvre - Dieu ne s'est-il pas complu dans son oeuvre de création lorsqu'Il vit que tout était bon? - et en cela l'homme ne fait que suivre l'exemple de Dieu, son archétype. Sachons donc estimer les valeurs de l'esprit et ne nous laissons pas séduire par les mirages de la productivité purement matérielle, sans penser d'abord aux sources spirituelles de cette productivité. N'oublions pas que même l'ordinateur n'est rien sans l'esprit de l'homme qui l'a conçu et qui continue à l'activer et le guider. Pour Anselme, l'esprit est non seulement le lieu où l'homme conçoit ses projets, mais il est le lieu privilégié de notre connaissance de Dieu: plus l'esprit de l'homme se connaît lui-même, plus il s'approche de Dieu, puisque Dieu lui-même est Esprit.
L'abbé Durand demandait à Anselme ses méditations, fruits mis par écrit de ses contemplations:
"La piété de ton oraison écrite - dit-il dans sa lettre - réveille en nous la piété du recueillement endormi si bien que nous partageons notre joie comme sursautant dans notre esprit, en aimant ces choses là en toi ou, plutôt, en t'aimant dans ces choses et en aimant par dessus ces choses et par ces choses Dieu et toi-même." (E. 70, 12-15)
Qu'est-ce sinon l'aveu de la recherche de la vraie amitié fondée sur l'estime de l'oeuvre d'Anselme, elle-même fruit de sa contemplation des mystères de Dieu, amitié qui, par la joie partagée, culmine dans le respect et l'amour d'autrui fondé sur l'amour partagé de Dieu? C'est infiniment plus que la fraternité de l'idéal laïc coupée de ses racines profondes puisqu'elle ignore volontairement pourquoi nous sommes tous des frères? Parce qu'issus du même Père Créateur! Le message de Casa Dei est précisément l'affirmation solennelle de cette racine de fraternité qui doit conduire à la vraie amitié. C'est de ce message qu'a besoin notre Europe pour qu'elle puisse survivre dans la tourmente de son histoire agitée par la diversités des ses langues, de ses cultures, de ses traditions et par la diversité de son passé. Sinon, l'Europe sera gouvernée par des idéologues pour qui la fraternité est fondée sur leur "prétendu ancêtre le singe" qui ne savait ni lire ni écrire, encore moins construire des cathédrales; ou dont l'humanisme est construit à partir d'une forme de faux rationalisme qui se prosterne devant la capacité de la raison humaine érigée en absolu et adorée comme la "déesse raison", faux rationalisme parce que séparée de Dieu qui a créée la raison et de la foi en Dieu qui l'authentifie.
Anselme nous a légué aussi une vision globale qui nous permet de nous orienter. La conception anselmienne de la réalité est une conception unitaire. L'ensemble des choses existantes est appelé l'universitas rerum: université des choses. Le mot université évoque actuellement dans notre esprit les établissements d'enseignement supérieur dont la paternité lointaine revient à Anselme, "père de la scolastique". Or la signification du terme est beaucoup plus profonde. Déjà le mot université dérive du latin universitas studiorum - dont nous retrouvons encore l'usage dans la langue italienne, puisque sur la péninsule, les universités s'appellent "università degli studi", l'université des études, voire l'université des efforts.
Car l'étude est avant tout un effort, un effort de l'homme, un effort d'assimilation et de digestion, un effort d'intégration et de synthèse. Toute étude doit tendre à percevoir de nouvelles choses en les remettant à la place qui leur convient dans l'ensemble de notre savoir. L'étude, la culture demande donc un effort d'organisation qui doit voir la convergence de tout vers l'Un. C'est précisément le sens du terme universitas - université: le fait de converger vers l'Un. Ici nous rejoignons la conception harmonieuse de la réalité prônée par Anselme: l'universitas rerum, l'université des choses. Cela signifie - longtemps avant Teilhard de Chardin - que toute chose converge vers l'un, que toute chose trouve son unité dans sa source qui est la source de tout être, la source de toute bonté, la source de toute beauté, la source de toute vérité: à savoir le Dieu Créateur. C'est la leçon principale que la pensée d'Anselme doit nous apporter.
Cette vision anselmienne remet donc toute créature, tout être limité à sa place: aucune créature ne peut prétendre à s'ériger en absolu, aucune personne, aucune puissance, aucune idéologie - ni l'argent ni la puissance politique. La vision et la reconnaissance de l'unique Absolu, Dieu, a permis à Anselme de prendre une attitude pratique courageuse et inébranlable en matière de politique et de gouvernement, vision qui dépasse les limites, mais qui en même temps relativise toute créature, y compris le pouvoir temporel. Anselme se trouva face à deux tyrans: Guillaume le Roux et Henri I Beauclerc. Il résista courageusement à l'absolutisme royal au risque de sa vie, au prix de deux exils et au prix de la confiscation de tous les biens de son église. Sans cette vision unifiante et relativisante de toute chose qui caractérise sa pensée, il n'aurait jamais eu le courage de tenir face à la pression qui venait non seulement de la part des rois, mais de son propre entourage, de ses propres évêques qui, pour garder leurs privilèges matériels, préféraient s'inféoder aux rois.
Cependant, cette inféodation comporte toujours un risque de taille: celui de la perte de la liberté. C'est pourquoi la leçon d'Anselme est celle d'une libération, celle d'une sauvegarde de la liberté fondamentale de l'homme: il n'accepte pas la censure, il n'accepte pas que le pouvoir temporel s'ingère dans les affaires de l'Eglise, dans le domaine du spirituel qui selon lui devait garder intact son caractère surnaturel. Dans sa lutte acharnée, les moyens d'Anselme sont purement spirituels. Il n'a pas d'armée, il n'a pas d'argent. La seule arme dont il dispose est d'ordre spirituel: l'excommunication du roi. Toutefois, lors du concile de Rome, lorsque le pape Urbain II s'apprête à excommunier Rufus, le roi tyran, Anselme supplie le pape de ne pas recourir à cette sanction, en espérant dans la miséricorde divine pour qu'il se convertisse.
Plus tard, face aux atermoiements et aux intrigues de Henri I Beauclerc, Anselme menace certes le roi d'excommunication, mais il n'exécute pas sa décision et obtient finalement un apaisement lors de son entrevue à l'Aigle. Si Anselme résiste de toutes ses forces aux rois tyrans, s'il dénonce dans sa lettre adressée au roi Baudouin de Jérusalem les mauvais rois qui sont nombreux (multi mali reges), selon sa propre expression, il ne prône pas pour autant la doctrine du tyrannicide comme peu de temps après lui Jean de Salisbury, évêque de Chartres. La lutte d'Anselme est celle d'une lutte pour des valeurs éminemment spirituelles: la liberté des citoyens, la liberté de l'Eglise - que selon ses propres paroles, Dieu aime par-dessus tout dans ce monde -; les moyens mis en oeuvre dans cette lutte sont aussi des moyens purement spirituels: une vie de prière et de contemplation des mystères de Dieu qui lui donnent lumière et courage de mettre en pratique, au risque même de sa vie, la vérité qu'il perçoit dans ses contemplations. Quand on regarde de près la vie d'Anselme, on voit combien ses méditations - aussi abstraites qu'elles puissent apparaître à première vue -, mettent en branle tout son esprit, deviennent sa vie, sa vie quotidienne et qui renforcent ses convictions et lui donnent la force devant les obstacles humainement insurmontables, bref qui lui donne l'espérance et la joie.
Permettez-moi de conclure sur ce ton d'espérance et de joie. Depuis vingt cinq ans, plusieurs fois a déjà retenti dans votre abbatiale la voix humaine accompagnée de la musique, toutes deux porteuses d'un message de joie et d'espérance. Je pense à la neuvième symphonie de Beethoven et à l'Hymne à la joie de Schiller si magistralement orchestré par le maître de Vienne. Ce message de joie et d'espérence qui invite à la vraie fraternité est cependant inséparable de l'appel à la contemplation de Dieu le Père qui attire nos regards vers le haut, au delà du ciel habité par les étoiles. Et voici que nous entendons chanter la chorale dans une atmosphère de recueillement et de tension mystique, dans une montée de la mélodie douce et harmonieuse qui nous rappelle la montée d'Anselme vers les sommets de l'esprit:
"Brüder über Sternenzelt, muß ein lieber Vater wohnen..."
"Ahnest du den Schöpfer, Welt? über Sternen muß er wohnen...""Frères, au-delà du ciel étoilé doit habiter un Père qui nous aime..."
"Oh monde! soupçonnes-tu le Créateur? Il doit habiter au- delà des étoiles."
Le message de Beethoven rejoint ici à 7 siècles de distance le message d'Anselme: une envolée mystique vers les sommets, le 'Summum omnium quae sunt', le 'Sommet de tout ce qui est', le Sommet de tout ce que la pensée humaine peut atteindre: c'est Dieu le Père, le Créateur qui nous aime en nous tirant du néant et qui fonde ainsi la vraie fraternité dans la joie. Il habite au-delà des étoiles, au-delà de tout ce que la pensée limitée de l'homme peut percevoir. Le message d'Anselme est aussi un défi continuel à l'Insensé qui dit dans son coeur: "Dieu n'est pas". Anselme interpelle avec toutes les puissances de son esprit l'homme qui cherche des prétextes de se séparer de Dieu pour affirmer son autonomie en fondant son propre univers, sa propre fraternité. Anselme montre que la vraie vision du monde est celle qui voit tout converger dans une parfaite harmonie vers l'unique Dieu Créateur; Anselme montre - comme Beethoven - que la vraie fraternité, celle qui culmine dans la joie et l'espérance, est inséparable de la contemplation de Dieu. C'est le message qu'Anselme donna à Casa Dei. C'est ce message que Casa Dei a accueilli lorsqu'elle a accueilli Anselme. C'est ce message que Casa Dei doit transmettre à l'Europe.