Cf. C. Viola, HISTOIRE, HISTORIOGRAPHIE ET THEOLOGIE. Saint Anselme devant l'assemblée de Rockingham (25-28 février 1095). La relativisation du pouvoir temporel, in Mediaevalia Christiana XIe-XIIIe siècles. Hommage à Raymonde Foreville (éd. C. Viola). Paris 1989, pp. 204-206.
Peu de temps avant sa mort1, Jean Charles Payen tint à souligner l'importance de la théologie et des théologiens pour traiter du problème du bonheur au Moyen âge. Cette remarque est, certes, pleinement justifiée quand il s'agit du problème du bonheur englobant toute une perspective philosophique et théologique, mais elle est justifiée aussi d'une façon générale en ce qui concerne l'histoire du Moyen âge, sa compréhension, son interprétation et en fin de compte toute description historique visant cette époque.2 Pourtant, chose extraordinaire, certains historiens de notre époque traitent des problèmes historiques du Moyen âge occidental sans référence à la théologie, même lorsqu'ils retracent la vie des personnages aussi éminents qu'Abélard, lui-même théologien. C'est un peu comme si quelqu'un voulait traiter du marxisme et de son histoire sans référence aucune à Marx.
On s'en convient, l'histoire du Moyen âge pose parfois des problèmes délicats à l'historien, surtout lorsqu'il s'agit des "historiens purs" qui, d'après je ne sais quel critère a priori voudraient décrire cette période et la comprendre sans tenir compte de sa spécificité due à l'influence du christianisme dans tous les domaines.3
D'autre part, il y aura toujours un antagonisme entre deux conceptions diamétralement opposées de l'histoire et de l'historiographie4 dont l'une veut insister sur l'influence prépondérante et quasi exclusive des personnages historiques sur le milieu, sur le cours des événements et l'autre qui au contraire entend privilégier d'une manière exclusive l'influence, sur les personnages et les événements, de ce qu'on aime appeler de nos jours l'infrastructure. Dans le premier cas, l'événement devient intelligible grâce à la compréhension de la personne (acteur de l'histoire); dans le deuxième cas, le personnage et les événements deviennent intelligibles grâce aux infrastructures sociales ou économiques qui - selon cette conception - sont censées soutenir tout le reste.
Cependant, il existe aussi une troisième voie: celle que nous allons suivre et qui consiste dans la recherche de ce que nous appellerons volontiers la méta-structure de l'histoire. Cette méthode présuppose l'existence d'une ouverture de l'histoire vers une Transcendance précisément à travers certains personnages qui, tout en étant solidement ancrés dans leur milieu, transcendent néanmoins celui-ci et dont l'action historique revêt du coup une portée qui va au-delà de ce que l'infrastructure ou le milieu à eux seuls laisseraient prévoir.
Nous essayerons de dégager grâce à un exemple particulier le rôle de la méta-structure - cette ouverture de l'acteur des événements vers la Transcendance - et qui montre clairement que des événements contraires et inattendus peuvent se produire même si l'infrastructure des différents acteurs de l'histoire demeure identique. Bien entendu, cela impliquera logiquement l'insuffisance même de la méthode qui dans son explication ne s'intéresserait qu'à la seule infrastructure.
Par ailleurs, la tendance à vouloir tout ramener à l'infrastructure n'est qu'une des manifestations spécifiques de cette tendance plus générale - devenue une véritable "mentalité" - qui caractérise la méthode de la pensée occidentale, et qui consiste à vouloir toujours interpréter et comprendre à tout prix tous les phénomènes à partir d'un principe prétendu unique et en fonction de ce dernier, et cela précisément dans le domaine du multiple et du fini. C'est en quelque sorte l'extrapolation inconsciente et non justifiée, dans le domaine du fini et du multiple, de la réduction finale de tout multiple vers l'Un dont le cas spécifique est précisément la réduction de tout être fini et créé vers l'unique Dieu Créateur.
Sans avoir l'intention de transformer l'histoire du Moyen âge en histoire de la théologie, il y a lieu d'assigner une place importante à celle-ci dans l'explication des événements de cette période et dans l'explication de certaines attitudes de leurs principaux acteurs. Je ne veux point prétendre que tout s'explique par la théologie, mais dire simplement que sans celle-ci, les événements et leurs acteurs demeurent souvent insaisissables malgré l'effort d'une réduction purement horizontale que l'on opère quand on ramène tout à l'infrastructure ou quand, pour des raisons purement a priori, on décide d'éliminer toute interprétation théologique.5
Pour illustrer les relations étroites qui relient parfois l'histoire, l'historiographie et la théologie entre elles, je choisis la figure de saint Anselme. Pour commencer, je me permets de rappeler l'essentiel des événements qui marquèrent sa vie et son époque pour examiner ensuite l'un des événements majeurs du début de son archiépiscopat, à savoir l'assemblée de Rockingham6 où l'attitude d'Anselme et ses motivations apparaissent dans toute leur clarté et qui d'emblée nous renvoient sur le terrain de la théologie. Malgré l'effort conjoint des confrères d'Anselme dans l'épiscopat pour l'empêcher, cet événement étale au grand jour la crise ouverte entre le roi Guillaume le Roux et Anselme, archevêque de Canterbury et premier baron du royaume, crise qui était déjà latente depuis quelques temps.
1. Lors du Colloque international "L'idée de bonheur au Moyen âge" qui eut lieu à Amiens les 22, 23, 24 et 25 mars 1984.
2. Nous renvoyons dans ce volume, p. 25-50 à l'étude pénétrante de Pierre Bouët, Orderic Vital, lecteur critique de Guillaume de Poitiers, qui montre l'importance des visions théologiques dans l'historiographie d'Orderic Vital. Depuis la Cité de Dieu de saint Augustin, la vision de l'histoire en Occident est empreinte d'une vision proprement théologique. Cf. H.-I. Marrou, Théologie de l'histoire, Paris 1968. - Indépendamment du problème de ce qu'on appelle l'"objectivité historique" ou l'"objectivité dans l'historiographie" qui exige que l'historien tienne compte, dans sa description et dans son évaluation, de tous les éléments que les sources historiques mettent à sa disposition, il faut reconnaître une évidence: pour un croyant catholique, l'histoire et ses événements auront un sens alors que pour un incroyant ils n'en auront pas du tout ou bien ils n'auront pas le même sens que pour un incroyant, athée ou un "anti-clérical". Rien d'étonnant en cela. Peut-on reprocher à un musicien de parler de la musique avec une conviction et une résonance totalement différentes du discours de quelqu'un qui n'a même pas d'oreilles musicales? Le discours de ce dernier sur la musique serait-il "plus objectif" - voire même "seul objectif" - du fait qu'il n'a aucune sensiblité musicale? De même, le discours sur l'histoire du christianisme d'un incroyant ou d'un athée militant serait-il "seul objectif" du fait qu'il lui manque toute "sensibilité" à l'égard de la foi chrétienne et de son impact sur l'histoire? Selon cette même logique, il faudrait interdire au physicien tout discours sur la physique, il faudrait interdire au chimiste tout discours sur la chimie etc. et le confier, par un "souci d'objectivité" à des ignares en ces matières. Sans vouloir y insister davantage, nous nous permettons de rappeler les remarques pertinentes et toujours actuelles d'Étienne Gilson concernant le manque d'objectivité historique à l'égard de l'histoire chrétienne. Cf. E.GILSON, L'esprit de la philosophie médiévale, Paris 1944, c. XIX: Le Moyen âge et l'histoire, p. 365 svv. Quant à l'hypocrisie qui règne toujours dans certain milieu d'historiens, voir dans ce volume l'étude profonde de K.F. WERNER, Observations sur le rôle des évêques dans le mouvement de paix au Xe et XIe siècles, ici, p. 174, 193 note 97..
3. Cf. E.Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale, Paris 1944, c. XIX: Le Moyen âge et l'histoire, p. 365 svv.
4. Contrairement à l'usage qui semble prévaloir chez les historiens, nous nous permettons d'utiliser ce terme dans son sens étymologique: le fait d'écrire l'histoire, la description de l'histoire, le "métier d'historien".
5. C'est la prétention du rationalisme pur et dogmatique. Mais on peut se demander s'il est "conforme à la raison" de ne pas tenir compte, dans la description historique basée sur la critique historique, de tous les éléments qui ont contribué au façonnement d'une époque et de ses hommes?
6. Rockingham était un château royal situé entre Northamptonshire and Leicestershire. Cf. VA, p. 85, note 4.- La source historique principale attestant les événements de l'assemblée de Rockingham est: EADMERI, Historia Novorum in Anglia (éd. M. Rule, London 1884), p. 53-67, cité désormais HN. Cet événement fut résumé plus tard par Eadmer dans la Vita Anselmi (The Life of St Anselm Archbishop of Canterbury by Eadmer. Ed. R. W. Southern, Oxford 1972, II, c. 15, p. 85-87, cité désormais VA). Nous en trouvons également un récit raccourci chez Jean de Salisbury:
"Regem de transmarinis partibus redeuntem Anselmus adiit, humiliter petens, ut pro necessitate officii et more ecclesiastico Urbanum papam adire liceat pro pallio, sine quo plenitudinem officii sui exercere non poterat. At ille ad Urbani nomen intumuit, asserens in regno suo neminem sine ipsius electione debere apostolicum nominare. Præfigitur archiepiscopo dies et locus, ut de hac temeritate respondeat. Adsunt partes, et voluntati regis omnes acclamant. Præcipue tamen episcopi argutius allegabant papam non recipiendum in regno Angliæ, nisi regis electio præcessisset. Quos cum Anselmus, volens reddere Cæsari quæ sunt Cæsaris, et malens Deo quam hominibus obedire, canonicis et plane divinis rationibus infrenasset, uno impetu vociferati sunt eum deliquisse in regiam maiestatem, qui voluntati eius suas præposuerat leges. Nam nec Deo miseri quidquam nisi rege consulto audebant ascribere. Igitur ad unam regis vocem quidam archiepiscopo suo omnem obedientiam abnegant, et fraternæ societatis communionem abiurant; alii vero in his quæ præciperet ex parte Urbani romani pontificis. Omnes enim, excepto roffensi solo, obedientiæ vinculum solvunt, et præstitæ promissionis fidem. Insuper rex archiepiscopo et suis omnem securitatem adimens, manifestas denuntiat inimicitias, nisi se exinde romano pontifici non obediturum publice profiteatur. At ille, perseverans in fide, conductum et recedendi licentiam petit a rege."
Voir le texte latin c. VIII, dans GIOVANNI DI SALISBURY, Vita di Sant'Anselmo d'Aosta. Introduzione, traduzione e note di Inos Biffi, Milano 1989, p. 69-70. - L'événement est longuement relaté dans P. RAGEY, Histoire de saint Anselme archevêque de Cantorbéry, II, Paris-Lyon, 1889, ch. X-XIII, p. 63-90. Southern donne un bref résumé des circonstances dans Saint Anselm and his Biographer. A Study of Monastic Life and Thought 1059- c. 1130, Cambridge, 1966, p. 154-155.
Dans ses lettres, saint Anselme ne fait aucune mention explicite de l'assemblée de Rockingham, mais il y fait allusion en décrivant la situation grave dans laquelle il se trouva. Ainsi dans sa lettre adressée à Urbain II dans laquelle il fait état des graves difficultés qu'il doit supporter en Angleterre face aux excès du pouvoir royal (E 193 adressée à Urbain II pendant la deuxième moitié de 1095, donc peu de temps après l'assemblée de Rockingham, cf. Schmitt, V, p. 82-83); dans une lettre adressée aux évêques d'Irlande (E 198, Schmitt V, 88-89, probablement en 1095 pendant la trêve accordée par le roi à la fin de l'assemblée de Rockingham, cf. ibid., p. 88, note); dans une autre lettre adressée de Lyon au pape Urbain II pendant son premier exil au début de 1098 (E 206, Schmitt V, 99-101); enfin dans une lettre écrite à Paschal II (E 210, Schmitt V, 105-107) récemment élu pape, toujours de Lyon (fin 1099 ou début 1100, cf. Schmitt V, p. 105, note).
C. Viola, Saint Anselme, ses historiens et les théologiens, dans Twenty-Five Years of Anselm Studies (1969-1994). Review and Critique of Recent Scholarly Views. Anselm Studies III, (Edited by F. Van Fleteren & J. C. Schnaublet), Lewiston, NY: the Mellen Press, 1996, p. 2-4.
Ainsi pour lui [M. Bautier], l''histoire est fille de son temps. Nos conceptions, actuellement ne sont plus exactement celles de la génération qui nous a précédés.' (p. 38)2 Et, pour cette "nouvelle génération" d'historiens, saint Anselme apparaît comme le 'pauvre Anselme', traversant une "crise de conscience qu'ont incontestablement provoquée chez lui, et son dévouement intellectuel total à la papauté, et son légitime respect envers le pouvoir de son roi." Notons en passant que cette nouvelle génération d'historiens qui a "le devoir de regarder avec sympathie - cet appel de R.-H Bautier, d'ailleurs, ne faisait que renouveler celui de Louis Halphen, ainsi que E.-R. Labande l'a remarqué (p. 60) - tous les acteurs de l'histoire et de tout faire pour comprendre les positions des uns et des autres" (p. 38) semble finalement davantage se soucier d'absoudre ceux qui "n'ont pas accueilli cette prétention de l'Église (à savoir sa primauté absolue sur le pouvoir temporel) ou qui l'ont combattue" (ibid.) que celui précisément qui, au risque même de sa vie, a su montrer du doigts l'unique valeur transcendante de l'homme: à savoir Dieu.
J'admets volontiers que, souvent, le philosophe ou le théologien négligeant l'histoire rencontrent les mêmes apories contre lesquelles leurs prédécesseurs les avaient déjà prévenus, mais il existe aussi des tendances en science historique, aussi récentes soient-elles, qui ne veulent pas tenir compte, pour des raisons d'ailleurs assez discutables, des facteurs d'ordre transcendantal pour comprendre et "regarder avec sympathie" ceux qui, par leur attitude "inexplicable" dépassent les cadres de l'homme moyen. Ainsi, pour comprendre l'attitude et le comportement d'Anselme, l'historien peut-il faire abstraction du fait que pour celui-ci, du moment qu'il se place au niveau de l'"id quo maius cogitari non potest" et du "quiddam maius quam cogitari possit", toute chose devient "relative", y compris le roi et son pouvoir et que c'est précisément par l'élévation continuelle de son esprit vers le Dieu ainsi "compris" qu'Anselme apparaît, face à la tyrannie royale, comme le défenseur intrépide de l'homme, proie potentielle de tout pouvoir qui se veut absolu?3 Si des historiens ne le comprennent pas - à la manière de la plupart des suffragants d'Anselme - les barons laïques commencèrent à le comprendre lors de l'assemblée de Rockingham.
Aussi bien dans son allocution (p. 35) que dans les discussions (p. 149), R.-H. Bautier, prend volontiers la partie de ces évêques qui, somme toute, pour lui "n'ont pas toujours été de mauvais évêques" - à part le fait - ajoutons-le en le soulignant - qu'ils négligèrent la voie royale de l'obéissance à Dieu tracée par le Christ ("factus obediens usque ad mortem..." Phil. II, 8) et si pleinement mise en valeur par Anselme aussi bien dans ses écrits que dans sa propre vie.4 C'est par ailleurs à juste titre que Southern résume la vie d'Anselme comme une vie d'"obéissance".5 - La charnière de l'argument du Cur Deus Homo est aussi le problème de l'obéissance: la soumission parfaite de la volonté de l'homme à Dieu est la clef même de son bonheur.6 L'esprit d'obéissance chez Anselme n'est pas le résultat d'événements fortuits d'une situation historique particulière, mais celui d'une conviction théologique pleinement assumée et élaborée par sa propre raison. Pour la vérité historique, il faut noter aussi que, parfois, les mêmes prélats qui refusaient l'obéissance à l'archevêque de Canterbury et au Vicaire du Christ se signalaient par un esprit de soumission totale et servile, frôlant l'adulation, vis-à-vis du roi.7
D'autre part, au point de vue purement méthodologique, il y a lieu de se demander dans quelle mesure on est à même de "comprendre" à la fois deux comportements "contradictoires", comme celui d'Anselme d'une part et celui des évêques soutenant sans réserve Guillaume le Roux? Y a-t-il un commun dénominateur entre oui et non? Dans des situations de conflit, tôt ou tard, l'historien est amené, parfois même malgré lui, à prendre parti pour l'un ou l'autre des acteurs de l'histoire où le comportement opposé - puisque fondé sur des idées ou des considérations contradictoires - des acteurs ne permet guère de maintenir une "confusion des sentiments". Le conseil de "sympathie universelle" du maître de l'histoire sera tôt ou tard mis à l'épreuve et elle risque de se transformer en un "choix" - parfois douteux - qui est la négation même de l'universalité de la sympathie. Ce genre de phénomène se constate quotidiennement dans les "ateliers" d'historiens. Nous pensons que cette remarque n'est pas tout à fait dépourvue de sens si l'on veut évaluer selon ses justes valeurs certaines interventions ou certaines appréciations que l'on rencontre dans le volume.
1 Nous avons déjà répondu en détail à nos historiens dans deux études récentes. Cf. C. É. VIOLA., Histoire, historiographie et théologie. Saint Anselme devant l'assemblée de Rockingham (25-28 février 1095). La relativisation du pouvoir temporel, dans Mediaevalia Christiana. XIe-XIIIe siècles. Hommage à Raymonde Foreville (éd. C. É. Viola), Paris 1989, p. 204-236; voir aussi C. É. VIOLA., Histoire, historiographie et théologie. Une approche pour comprendre le Moyen âge. Saint Anselme et l'assemblée de Rockingham (25-27 février 1095), dans 'Histoire et littérature au Moyen Age', Actes du Colloque du Centre d'Études Médiévales de l'Université de Picardie, Amiens, 20-24 mars 1985, (éd. D. Buschinger), Göppinger Arbeiten zur Germanistik, Nr. 546, Göppingen 1991, p. 445-472.
2 Voir aussi p. 17 où R. Foreville reprend à son compte l'idée de H.-R. Bautier.
3 Cf. C. E. VIOLA, Between Canterbury and Rome. The Greatness of God as a Means of Transcending Human Limits in Saint Anselm's Thought, dans The European Dimensions of St. Anselm's Thinking. Proceedings of the Conference organized by the Anselm-Society and the Institute of Philosophy of Academy of Sciences of the Czech Republic, Prague, April 27-30, 1992 (edited by J. Zumr - Vilém Herold), Institute of Philosophy, Academy of Sciences of the Czech Republic, Prague 1993, p. 41-64.
4 Cf. C. É. VIOLA, HistoireÉ, p. 212-218 et 236, note 97.
5 "The principle of obedience to authority was the foundation of his life and thought; and by this he did not mean obedience as a code of external action and mental submission as men ordinarily interpret the word. He meant a loyalty intensely conceived and meticulously observed." Cf. R.W. SOUTHERN, Saint Anselm and his Biographer. A Study of Monastic Life and Thought 1059-c.1130. Cambridge, 1966, p. 30. Voir aussi ID., Saint Anselm. A Portrait in a Landscape, Cambridge 1990, p. 254 svv.
6 Voir le résumé de l'argument chez R.W. SOUTHERN, Saint Anselm and his Biographer., ibid., p. 92-93; voir également ID., Saint Anselm. A Portrait in a Landscape, Cambridge 1990, p. 197-227; ANSELME DE CANTORBÉRY, Pourquoi Dieu s'est fait Homme (Texte latin. Intoduction, bibliographie, traduction et notes de R. ROQUES) Paris 1963, p. 101 svv.; Michel CORBIN, S.J. La nouveauté de l'Incarnation, dans L'oeuvre de s. Anselme de Cantorbéry, (sous la direction de M. Corbin), T. III. L'Incarnation du Verbe. Pourquoi un Dieu-homme. Introduction, traductions et notes par Michel Corbin, S.J. et Alain Galonnier. Paris 1988, p. 11-163.
7 Cf. C. É. VIOLA, HistoireÉ, p. 234, note 84.
C. Viola, Histoire, historiographie et théologie. Une approche pour comprendre le Moyen âge. Saint Anselme et l'assemblée de Rockingham (25-27 février 1095), dans 'Histoire et littérature au Moyen Age', Actes du Colloque du Centre d'Études Médiévales de l'Université de Picardie, Amiens, 20-24 mars 1985, (éd. D. Buschinger), Göppinger Arbeiten zur Germanistik, Nr. 546, Göppingen 1991, p. 445-446.
Par la critique historique qui souvent se transforma en 'hypercritique' et qui, logiquement, finit par remettre en question l'objectivité de toute transmission de message ou d'événement par témoignage, le protestantisme libéral du tournant du siècle contribua largement à la désacralisation des Écritures dont le dernier aboutissement est la 'pratique' de la démythologisation bultmannienne. Par ailleurs, la 'théorie' de cette dernière est loin d'être exempte de toute critique sérieuse, notamment en raison de l'incohérence logique inhérente à la théorie même de démythologisation.
En mettant l'accent sur l'incapacité de nos contemporains de comprendre le message biblique tel qu'il nous est présenté sous la forme littéraire transmise par l'Écriture, Bultmann a remis en question implicitement la possibilité pour l'homme de recevoir un message à travers le temps. Cette conception implique que tout message est essentiellement fonction du temps à tel point qu'il soit impossible d'établir une valeur méta-temporel du message. Cependant, peut-on méconnaître le fait qu'une entreprise de démythologisation présuppose logiquement une saisie exacte du message, voire même une saisie plus profonde du message qui doit permettre au démythologisateur de dire ce qui est historiquement conditionné et par conséquent dans le message et ce qui y est de valeur permanente et méta-temporel. Logiquement donc le démythologisateur est forcé de reconnaître - implicitement - la valeur méta-temporelle du message qu'il nie lorsqu'il prétend 'adapter' le message à la 'mentalité' de son époque.1
Cette tendance qui n'affecta au début que l'interprétation de l'Écriture se fera sentir également en ce qui concerne la vision que l'on se fait de l'histoire de l'Église primitive, et plus tard de celle du Moyen âge qui, jusque là apparaissait comme l'âge où l'influence spirituelle et surnaturelle de l'Église prédominait dans tous les domaines de la vie individuelle ou sociale: de la vie quotidienne du simple paysan jusqu'au plus haut niveau de la culture universitaire dont l'Église elle-même fut l'intiatrice et promotrice. C'est ainsi que des historiens du Moyen âge de notre époque essayent de présenter de cette période une vision plutôt 'profane' et ils prétendent justifier leur conception en disant que l'histoire est 'la fille de son temps' et que par conséquent, nos visions de l'histoire ne sont plus les mêmes que celles de nos prédécesseurs. Il faut ajouter à cela la tendance de certains sociologues qui, positivement, essayent de 'tout désacraliser', c'est-à-dire d'extirper tout ce qui fut considéré comme sacré ou tout ce qui permettait à l'homme de se transcender soi-même et de transcender par là-même les dimensions de l'histoire limitées par le temps et l'espace .
Face à ces tendances d'exégètes et d'historiens, il y a moyen de montrer combien ces vues tronquent l'histoire et combien elles empêchent une compréhension plus profonde des événements de l'histoire et des motivations des acteurs de celle-ci.
En effet, on peut se demander à juste titre si l'histoire du Moyen âge européen est compréhensible sans une référence à son composant vertical qu'on appelle Dieu - entendu au sens du Dieu Trinitaire du christianisme au nom duquel d'ailleurs commencent les décrets de Charlemagne : "In nomine sanctae et individuae Trinitatis ..." - où du moins si elle est parfaitement compréhensible sans cette référence, à moins que l'historien ne prétende réduire ou ramener ce composant à d'autres composants et expliquer le "plus" par le "moins", ce qui pose évidemment un problème de simple logique et de bon sens.
D'autre part, il y aura toujours un antagonisme entre deux conceptions diamétralement opposées de l'histoire et de l'historiographie2 dont l'une veut insister sur l'influence prépondérante et quasi exclusive des personnages historiques sur le milieu, sur le cours des événements et l'autre qui au contraire entend privilégier d'une manière exclusive l'influence, sur les personnages et les événements, de ce qu'on aime appeler de nos jours l'infrasctructure. Dans le premier cas, l'événement devient intelligible grâce à la compréhension de la personne (acteur de l'histoire); dans le deuxième cas, le personnage et les événements deviennent intelligibles grâce aux infrastructures sociales ou économiques qui - selon cette conception - sont censées soutenir tout le reste.
Cependant, il existe aussi une troisième voie: celle que nous allons suivre et qui consiste dans la recherche de ce que nous appellerons la méta-structure de l'histoire. Cette méthode présuppose l'existence d'une ouverture de l'histoire vers une Transcendance précisément à travers certains personnages qui, tout en étant solidement ancrés dans leur milieu, transcendent néanmoins celui-ci et dont l'action historique revêt du coup une portée qui va au-delà de ce que l'infrastructure ou le milieu à eux seuls laisseraient prévoir.
Nous essayerons de dégager grâce à un exemple particulier le rôle de la méta-structure - cette ouverture de l'acteur des événements vers la Transcendance - et qui montre clairement que des événements contraires et inattendus peuvent se produire même si l'infrastructure des différents acteurs de l'histoire demeure identique. Bien entendu, cela impliquera logiquement l'insuffisance même de la méthode qui dans son explication ne s'intéresserait qu'à la seule infrastructure.
Sans avoir l'intention de transformer l'histoire du Moyen âge en histoire de la théologie, il y a lieu d'assigner une place importante à celle-ci dans l'explication des événements de cette période et dans l'explication de certaines attitudes de leurs principaux acteurs. Je ne veux point prétendre par là que tout s'explique par la théologie, mais dire simplement que sans celle-ci, les événements et leurs acteurs demeurent souvent insaisissables malgré l'effort d'une réduction purement horizontale que l'on opère quand on ramène tout à l'infrastructure ou quand, pour des raisons purement a priori, on décide d'éliminer toute interprétation théologique.
1 1 Mais la théorie de démythologisation implique aussi une conception tout à fait curieuse de l'homme. En effet, selon cette théorie, l'homme de notre époque (qui commence quand? et qui finit quand?) est incapable de comprendre ce que comprenait l'homme du siècle passé ou l'homme des siècles lointains. A notre avis, cette prétendue incapacité peut avoir deux explications: 1) ou bien l'homme d'aujourd'hui est moins doué que l'homme d'hier et de ce fait il est incapable de saisir le message du passé dans sa plénitude; 2) ou bien l'homme d'hier fut doté d'une intelligence moindre et inférieure, incapable par conséquent de nous transmettre son message. Revenons simplement sur le cas du démythologisateur. Comment celui-ci peut-il procéder avec sa méthode s'il ne suppose pas d'être entièrement en mesure de saisir le message du passé - sinon il ne pourrait pas démythologiser ce qu'il ne comprend pas pleinement - et de ce fait il devrait nier logiquement les hypothèses que nous venons de signaler dans les points 1) et 2). Il ne reste donc qu'une méthode ou 'Arbeitshypothese' possible: admettre la possibilité ou le fait de l'intelligibilité du message du passé, en d'autres termes, la valeur méta-temporelle et méta-historique du message et du témoignage humains. Sinon tout discours sur le passé devrait cesser définitivement comme chimère et non-sens. - Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure Bultmann réussit à rendre le message biblique 'plus compréhensible' pour nos contemporains en se laissant influencer par une philosophie aussi peu accessible aux non initiés que celle de Martin Heidegger...
2. Contrairement à l'usage qui semble prévaloir chez les historiens, nous nous permettons d'utiliser ce terme dans son sens étymologique: le fait d'écrire l'histoire, la description de l'histoire, le "métier d'historien".
C. Viola, Histoire, historiographie et théologie. Une approche pour comprendre le Moyen âge. Saint Anselme et l'assemblée de Rockingham (25-27 février 1095), dans 'Histoire et littérature au Moyen Age', Actes du Colloque du Centre d'Études Médiévales de l'Université de Picardie, Amiens, 20-24 mars 1985, (éd. D. Buschinger), Göppinger Arbeiten zur Germanistik, Nr. 546, Göppingen 1991, p. 471-472.
Dans le cas de l'assemblée de Rockingham que nous avons choisie comme exemple pour illustrer notre thèse, l'histoire, l'historiographie et la théologie s'unissent d'une manière inséparable. En effet, l'historiographe d'Anselme, Eadmer, auteur de la Historia Novorum, lui-même est théologien et il décrit, en témoin oculaire, le comportement de l'archevêque de Canterbury, lui-même grand théologien. Les événements que l'historiographe rapporte expriment donc à la foi la vision de l'historiographe et du théologien, et cela au sujet d'un grand acteur de l'histoire du tournant des XIe - XIIe siècles qui est en même temps un grand théologien. Les historiens de notre époque ne sont pas des théologiens: ils nous présentent leurs récits sans aucune référence aux dimensions théologiques de l'historiographie. Cependant, ce n'est point le cas de l'époque dont nous avons choisi un événement majeur. Aussi bien faut-il admettre, ne serait-ce que pour respecter les exigences d'une méthode objective soucieuse de tenir compte de tous les éléments qui entrent en jeu, la place primordiale qui revient à la théologie dans la présentation et dans la compréhension de ces événements, et cela d'autant plus que
1° selon les témoignages d'Eadmer et d'après celui des lettres d'Anselme lui-même, la motivation proprement théologique de la vie de celui-ci est plus qu'évidente;
2° ces mêmes motivations ont une portée historique en ce qui concerne les événements de la vie d'Anselme mais aussi au delà, elles ont une portée méta-historique. En effet, par son attitude basée sur une théologie de l'obéissance et une théologie de la rédemption fondée, elle aussi, sur l'obéissance (cf. Cur Deus Homo), il dépasse le temps et invite la postérité à être prête à des sacrifices dans des situations critiques où un choix crucial s'impose, un choix qui implique un conflit de conscience où l'homme est contraint de choisir.
Aussi paradoxal que cela apparaisse, c'est grâce à l'esprit d'obéissance à l'égard de Dieu et de son Vicaire sur terre qu'Anselme arrive à la véritable liberté. En effet, ce qui le caractérise dans son attitude pendant la crise politique c'est son esprit détaché de tout, celui d'un homme libre. Aussi bien l'archevêque apparaît-il face au tyran comme le défenseur de la liberté. Les historiens n'ont pas cessé de souligner - et à juste titre - qu'Anselme s'affirmait comme le défenseur intrépide de la liberté de l'Eglise, celui de la liberté et de l'indépendance de l'Eglise dans le domaine du spirituel mais aussi dans le domaine du temporel. Cependant, il est incontestable qu'Anselme fut aussi le champion de la liberté tout court, de la liberté individuelle face à toute forme de tyrannie. Du coup, la motivation théologique de l'attitude de l'archevêque devient génératrice de liberté face aux prétentions de la tyrannie. Toute tentative de 'désacralisation' dans la description de ces événements priverait l'esprit de liberté anselmien - diamétralement opposé à l'esprit de soumission servile des évêques - de ses propres racines et le rendrait incompréhensible.
Enfin, il faut penser aussi aux difficultés insurmontables que rencontrerait quiconque voudrait expliquer par les seules infrastructures l'attitude d'Anselme d'une part et, d'autre part, celle du roi et des évêques diamétralement opposée - voire même contradictoire - à celle de l'archevêque de Canterbury. L'infrastructure - la situtation économique et sociale - étant identique dans les deux cas, il faudrait supposer que celle-ci puisse produire à la fois deux attitudes contradictoires dont l'une détruit l'autre. A moins d'admettre que l'émergence de la figure de l'archevêque de Canterbury par rapport à la situation vient d'ailleurs: à savoir d'une vision qui transcende le temps et l'espace et qui s'ancre en Dieu. Car la foi en Dieu n'étouffe pas nécessairement la liberté. Elle est au contraire une force qui permet de résister à ceux qui voudraient transformer le citoyen en esclave.
C. Viola, Le droit et saint Anselme, dans 'Le droit et sa perception dans la littérature et les mentalités médiévales', , Actes du Colloque du Centre d'Études Médiévales de l'Université de Picardie, Amiens, 17-19 mars 1989, (éd. D. Buschinger), Göppinger Arbeiten zur Germanistik, Nr. 551, Göppingen 1993, p. 232-235.
Pour résumer la pensée d'Anselme en matière de droit, il faut dire que chez lui la perception du droit est avant tout la perception du droit à la liberté. Sa conception philosophique du droit fondée sur le fait de la limitation des créatures par le Temps et l'Espace met en lumière en même temps la limitation de la présence de la créature là où elle voudrait être présent. Comme la créature - ainsi l'homme - se meut dans le Temps et dans l'Espace, elle peut - par sa présence même dans un endroit déterminé et à un moment donné - empêcher la présence de l'autre et, par là même, limiter sa liberté. C'est pourquoi, du fait même de cette limitation imposée par le Temps et par l'Espace, l'homme est amené à affirmer sa présence là où cette présence est indûment exclue. C'est ce qu'Anselme faisait face au pouvoir royale qui se voulait omniprésent.
Toute la période de la vie d'Anselme archevêque est une lutte pour les droits fondamentaux, avant tout pour le droit à la liberté. Dans sa lutte pour le droit à la liberté face à la tyrannie royale1, Anselme vise par dessus tout la liberté spirituelle, le droit à des valeurs spirituelles, telle la liberté fondamentale de l'Eglise. Cependant, il sait très bien que cette liberté spirituelle n'est réalisable sans les conditons matérielles de toute liberté humaine. La tyrannie essaie d'étouffer la liberté de l'Eglise par tous les moyens: confiscations, exactions, simonie, investiture frauduleuse, intrigues, violences physiques. Tout mystique qu'il était, Anselme savait très bien que sans les conditions matérielles, cette liberté spirituelle n'était pas réalisable. Il en a fait l'expérience douloureuse personnellement lorsqu'à Douvres les agents du roi le privèrent de tout; il en a fait l'expérience en voyant l'état misérable des églises d'Angleterre; il en a fait l'expérience en voyant l'état insupportable des moines de la communauté de Canterbury à la suite des exactions royales produisant une véritable pénurie.
Dans cette conclusion, il faut souligner un fait important. En effet, la question se pose: quels étaient les moyens d'Anselme pour lutter pour les droits aux valeurs spirituelles fondamentales? Les rois tyrans avaient leurs courtisans, leurs armés. Abandonné même par ses évêques simoniaques, Anselme lutte seul, sans aucune aide matérielle. Il n'a pas d'armée. Il ne fait même pas appel à une intervention armée de ses amis. Il lutte pour la même cause que le pape Grégoire VII. Pourtant, celui-ci, in extremis, retranché dans le 'Castel Sant Angelo' appelle au secours Robert Guiscard, le duc de Normandie ainsi que les troupes de Mathilde de Toscane qui enfin réussissent à le libérer devant les menaces de l'armée impériale (d'Henri IV). La lutte d'Anselme pour le droit fondamental à la liberté, le droit fondamental aux valeurs spirituelles, tout en s'inscrivant en droite ligne dans celui de Grégoire VII, prend par ses moyens même une dimension purement spirituelle, dimension seule digne des valeurs même que cette lutte est censée défendre.
Par là même, Anselme donne une leçon magistrale pour l'histoire. En France, on célèbre actuellement le bicentenaire. Quel que soit le jugement de valeur global que l'on essaie de se faire du phénomène complexe de la Révolution française, ce qui est certain c'est que celle-ci prétendait prendre la forme d'une lutte contre l'absolutisme royal. Or, déjà sept siècles avant la Révolution, Anselme a dénoncé tout absolutisme du pouvoir royal, au nom du droit aux libertés fondamentales et en se fondant sur une dialectique de l'être limité face à l'unique Absolu qui est Dieu. Mais contrairement à ceux qui, il y a deux siècles, prenaient les armes sous prétexte de défendre les libertés fondamentales, mais qui en même temps écrasaient tous ceux qui ne pensaient pas comme eux, dans sa lutte pleinement pacifique et purement spirituelle, Anselme non seulement n'a utilisé aucune violence, mais il s'est déclaré prêt à sacrifier sa propre vie pour la défense du droit à ces valeurs spirituelles. C'est cela qu'il faut surtout retenir de sa perception des droits fondamentaux.
J'ai insisté à plusieurs reprises que la perception du droit chez Anselme est avant tout celle de la réforme grégorienne. Or, l'oeuvre du pape Grégoire VII est perçue différemment par les historiens français. Robert-Henri Bautier conteste la manière de voir et l'appréciation d'Augustin Fliche et il donne par conséquent un portrait bien triste d'Anselme dans ses luttes contre l'absolutisme royal en Angleterre. "Nos conceptions actuellement - dit-il - ne sont plus exactement celles de la génération qui nous a précédés. L'historien a le devoir de regarder avec sympathie tous les acteurs de l'histoire et de tout faire pour comprendre les positions des uns et des autres. Ne condamnons donc pas, comme trop souvent on l'a fait, ceux qui n'ont pas accueilli cette prétention de l'Eglise ou qui l'ont combattue [entendons la réforme grégorienne, N.D.L'A]. Ainsi nous pourrons, peut-être mieux comprendre les affres par lesquelles a dû passer le pauvre Anselme, et la crise de conscience qu'ont incontestablement provoquée chez lui, et son dévouement intellectuel total à la papauté, et son légitime respect envers le pouvoir de son roi."2
Reprenons pour l'analyser le principe herméneutique de Robert-Henri Bautier:
"L'historien a le devoir de regarder avec sympathie tous les acteurs de l'histoire et de tout faire pour comprendre les positions des uns et des autres."
Ce qu'on pourrait contester dans ce principe c'est la "sympathie universelle". Et même si nous admettons que l'historien doit manifester, tout au moins a priori, une "sympathie égale" pour tous les acteurs de l'histoire, il est permis aussi à l'historien de 'nuancer' cette sympathie au contact des faits, au contact de la réalité historique qui nous rendent possible de reproduire le portrait de chacun de ses acteurs.
Aussi bien le principe de sympathie universelle devient-il caduque dès que l'historien se trouve face à des phénomènes qui démontrent à l'évidence des attitudes, des prises de position contradictoires chez les acteurs de l'histoire. Il serait difficile pour l'historien tant soit peu objectif d'éprouver la même sympathie devant les 'pourvoyeurs des crématoires' que devant leurs victimes. De même, il est difficile d'éprouver le même degré de sympathie devant le roi tyran (ce terme est d'Eadmer, biographe d'Anselme) qui, pour s'accaparer tous les pouvoirs, écrase les faibles et les innocents, que pour celui qui, dépouillé de tout, se déclare prêt à sacrifier sa propre vie pour la défense des faibles. C'est ainsi que la leçon qu'Anselme a donnée à l'histoire devient aussi une leçon adressée aux historiens.
Après cette brève considération méthodologique, essayons de dégager aussi la signification profonde du comportement d'Anselme face au droit fondamental à la liberté. Ce qu'Anselme défend c'est le droit inaliénable aux valeurs spirituelles. Ce droit doit être respecté par tout le monde, empereurs, rois, princes. Parmi ces valeurs spirituelles, la plus éminente est précisément celle du droit de l'Eglise à la liberté. C'est ici que nous voyons à quel point Anselme est homme de son temps, car son attitude s'inscrit tout droit dans la ligne tracée par la réforme grégorienne. Mais au delà de son ancrage dans l'histoire concrète de son époque, l'attitude de l'archevêque de Canterbury déborde aussi les cadres étroites des conditions historiques. Il émerge de ces conditions pour montrer que jamais, personne, n'a le droit d'entraver l'exercice de ces droits fondamentaux.
Nous avons vu au début que selon Anselme, l'homme ne peut se prévaloir d'aucun droit face à Dieu. Dieu seul est souverain; Dieu est le seul souverain. Cette perception conditionne tout le reste: si Dieu est le seul souverain, alors aucun "souverain" de ce monde ne l'est vraiment, puisqu'il est simple créature comme les autres créatures. L'idée de 'Dieu-seul-souverain' relativise toute idée de souverainté politique, parce que celle-ci relève du domaine de la créature qui, pour reprendre encore les termes mystiques d'Anselme, est "quasi néant". C'est cette conception qui donne à Anselme la certitude intellectuelle et le courage moral d'affronter les situations de conflit des droits et des devoirs dans lesquelles il se trouva engagé malgré lui en tant qu'archevêque de Canterbury et premier baron du royaume d'Angleterre.
1 N'oublions pas qu'après la mort d'Anselme, l'Anglais Jean de Salisbury, son admirateur et biographe devenu évêque de Chartres n'hésitera pas à prôner la légitimité, à certaines conditions, du tyrannicide en s'appuyant ser des textes de la Bible: "Quod auctoritate diuinae paginae licitum et gloriosum est publicos tirannos occidere, si tamen fidelitate non sit tiranno obnoxius interfector au alias iustitiam aut honestatem non amittat" Cf. IOANNIS SARESBERIENSIS, Polycratici sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum (éd. C. I. Webb), Oxford 1909, t.II, p. 372 svv.
2 Cf. Les mutations..., p. 38.
C. Viola, Le 'Sitz im Leben' du 'Cur Deus Homo', dans Cur Deus Homo. Atti del Congresso Anselmiano Internazionale (Roma 21-23 Maggio 1998) a cura de Paul Gilbert, Helmut Kohlenberger ed Elmar Salmann (Studia Anselmiana n° 128), Roma 1999, p. 515-516.
Le titre de ma communication comprend l'expression 'Sitz im Leben', 'formule magique' inventée par nos savants exégètes d'il y a un siècle et qui devait révolutionner notre connaissance et notre compréhension de la Bible. Ainsi, tel passage biblique qui semblait à première vue relater un événement censé historique ne serait plus qu'une interprétation du texte tel qu'il fut vécu dans la communauté. Dans cette perspective, par exemple, le récit de la tempête apaisée (Mt 8:23-27; Mc 4:35-41; Lc 8:22-25) ne serait plus qu'un récit symbolique décrivant la situation de l'Eglise primitive dans la tempête des persécutions et les cris de secours mis dans la bouche des disciples constitueraient les prémices de ce qu'on appellera plus tard les litanies et les supplications. Bref, cette formule magique avait pour rôle de vider les récits de leur contenu miraculeux, trop dur à accepter par les critiques historiques qui prétendaient ne suivre que la Raison dans l'interprétation de la Bible. Mais comme il s'agissait d'historiens qui manipulaient cette formule magique, ils ne pouvaient pas renoncer à voir dans ces passages ou récits des éléments totalement étrangers à l'histoire, ils ont préféré les interpréter, non pas comme témoins d'un événement historique ainsi que cela semblait à première vue, mais comme des témoins de la manière dont la communauté primitive vivait. Ce qui était au départ 'Geschichte' -à savoir le récit biblique- devint alors 'Formgeschichte'... Dans cette entreprise, il s'agissait de remplacer pour ainsi dire l'histoire par une histoire symbolique vécue dans la communauté. L'avantage de ce procédé consistait à ne plus être obligé de reconnaître la valeur historique du récit tel qu'il est, mais seulement comme morceau témoignant telle situation concrète de la vie de l'Eglise. Seulement, pour le non initié aux finesses de nos exégètes, des questions se posaient et devaient rester sans réponse, ainsi par exemple: si l'Eglise primitive crie au secours de Jésus, c'est que Jésus et son histoire était une réalité pour elle, une réalité suffisamment authentique et puissante pour qu'on l'appelle au secours dans la plus grande détresse des persécutions. Ainsi la théorie de non-historicité du récit, transformant le récit en témoin 'historique' de la vie de la communauté, restait inopérante devant la question du pourquoi du cri de secours des premiers chrétiens vers ce Jésus dont l'historicité fut battue en brèche....
Mon intention n'est point de donner ce sens magique à l'expression Sitz im Leben. Il s'agit pour moi simplement de voir, d'examiner de près quelques aspects des relations du Cu avec la vie concrète de Saint Anselme, sans avoir le moins du monde l'intention de procéder à quelques démythologisation que ce soit. Je voudrais simplement voir la place du Cu dans la vie de saint Anselme, dans sa vie de penseur, dans sa vie d'homme d'action, engagée dans la vie politique et ecclésiale de son époque, afin de mettre davantage en lumière les relations intimes qui unissent l'oeuvre -le Cu- avec la vie d'Anselme. C'est dire que notre procédé, au lieu de déplacer l'histoire ou l'événement historiques dans un autre cadre fictif -comme c'est le cas de nos exégètes- au contraire doit consister à mettre en harmonie l'oeuvre avec la vie de son auteur, en d'autres termes, renforcer l'historicité de l'oeuvre par l'histoire même de son auteur, qu'il s'agisse de son histoire de penseur, de son itinéraire de penseur ou de son histoire d'homme d'action qui devient l'acteur principal des événements de son époque.
C. Viola, Jugements de Dieu et jugement dernier. Saint Augustin et la scolastique naissante (Fin XIe - milieu XIIIe siècles), dans The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages (éd. W. Verbeke, D. Verhelst et A. Welkenhuysen), Leuven University Press 1988, p. 242-248.
Cet essai a pour objet principal l'étude du sens et de la place du jugement dernier dans les synthèses de théologie qui commencent à voir le jour pendant la période que j'appelle la scolastique naissante et qui, dans mon esprit, doit s'étaler de la fin du XIe siècle jusqu'au milieu du XIIIe siècle, tout en reconnaissant la part de l'arbitraire dans le choix de la période et des auteurs que j'ai l'intention de consulter. Pour découvrir la place qu'ils assignèrent â l'eschatologie et, en particulier, au jugement dernier, je propose donc l'examen d'un certain nombre d'auteurs, de tendances diverses, de cette période, tels saint Anselme, considéré comme le père de la scolastique, période de formation des grandes synthèses théologiques, Abélard, saint Bernard, Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Pierre le Mangeur, Richard de Saint-Victor, Alain de Lille, Guillaume d'Auxerre, Jean de la Rochelle, Alexandre de Halès, saint Albert le Grand pour en arriver enfin à saint Thomas d'Aquin, tout en me référant continuellement à saint Augustin, modèle et source principale des théologiens des époques postérieures.1
Avant d'aborder les auteurs et leurs textes, il convient de faire quelques remarques préliminaires concernant la méthode et les objectifs de ces recherches.
1. Pour traiter du problème historique du jugement dernier, plusieurs voies, plusieurs 'méthodes' s'offrent spontanément: on peut essayer de découvrir la présence ou les traces de ce thème dans un nombre considérable de genres littéraires aussi bien profanes que sacrés ou théologiques de l'époque. Pensons seulement aux oeuvres exégétiques, tels les nombreux commentaires de l'Apocalypse et des chapitres de l'Évangile de saint Matthieu contenant les discours eschatologiques du Christ.2
Toutefois, il nous a semblé préférable de choisir, comme première approche de la problématique, principalement l'étude des grandes synthèses théologiques de l'époque, afin de mieux situer les thèmes eschatologiques et, en particulier, ceux concernant le jugement dernier, à l'intérieur de l'ensemble des questions que les théologiens se sont posées au sujet du contenu de la Révélation, ce qui nous permettra d'écarter les dangers que représente tout sujet de monographie isolé de son contexte qui est en l'occurrence la plénitude de la Révélation. Cette préférence méthodologique explique aussi le choix de la période historique que couvrent ces recherches.
2. D'autre part, indépendamment de la place qui revient au jugement dernier dans l'ensemble des questions qui intéressent les théologiens, nous voudrions montrer aussi la place de celui-ci par rapport aux autres jugements de Dieu. Car, la notion même du jugement dernier implique logiquement qu'il existe aussi d'autres jugements de Dieu. Déjà un examen rapide du vocabulaire du jugement qui précédera l'examen des différents genres littéraires et des synthèses où le thème du jugement dernier est présent montrera que, selon les auteurs que nous examinerons, il existe une multiplicité de jugements de Dieu, dont bientôt deux seront mis en évidence en raison de leur importance: â savoir le jugement particulier et le jugement dernier. Etant donné la tendance actuelle chez certains théologiens de vouloir ramener le jugement particulier au jugement dernier, il nous a semblé bon de verser dans le débat quelques éléments historiques et doctrinaux susceptibles d'éclairer davantage l'intention des auteurs du Moyen âge qui ont contribué au développement de la thèse théologique de l'existence d'un jugement particulier au moment de la mort de chaque homme.3 Toutefois, si Dieu est considéré comme juge la Bible en témoigne d'une manière éclatante , il n'est pas que juge: c'est une vérité qu'il faut tenir sans cesse devant les yeux; et même s'Il est juge, Il ne l'est pas seulement pour condamner mais aussi pour sauver et pour récompenser.
L'examen des synthèses théologiques sera précédé par celui d'autres genres littéraires de l'époque qui précédèrent celles-ci pour montrer la place et le sens que certains auteurs attribuèrent au thème du jugement dernier dans leurs monographies ou traités de moindre importance. Cette partie sera introduite par une brève considération concernant les signes précédant le jugement dernier afin de mettre en relief l'attitude de prudence des théologiens face à des interprétations parfois tendancieuses des images contenues dans les discours eschatologiques annonçant la fin du monde et le jugement dernier.
3. L'étude des différents genres littéraires théologiques de l'époque doit servir aussi à l'établissement de la vérité historique de cette dernière. En effet, certains historiens décrivent volontiers le Moyen âge comme l'époque où 'les hommes voyaient en Dieu surtout un juge' et où ils 'donnaient à leur vie comme préoccupation essentielle la constitution d'un dossier'.4 Les gens du Moyen âge auraient vécu sous la peur sinon la terreur qui aurait été un 'sentiment très répandu sous sa forme individuelle et surtout collective, face aux calamités et à la crainte de l'Enfer'.5 Est-il besoin de le dire, pareille vue d'historiens n'est pas tout à fait exempte d'arrière-pensées et qui se voit dispensée de regarder en face tous les documents susceptibles de donner un éclairage complet aux différents aspects de la réalité historique. Il ne manque pas non plus d'historiens récents qui parlent de la 'culpabilisation de l'Occident' ou, plus exactement, qui décrivent le phénomène de ce qu'ils appellent 'la culpabilisation en Occident'. Ainsi, d'après Jean Delumeau, du XIIIe au XVIIIe siècle, l'Église n'aurait cessé de prêcher la 'pastorale de la peur'.6
Sous le poids d'arguments historiques et psychologiques et en raison d'une certaine idée que l'on se fait du passé du christianisme, il existe de nos jours des tendances à présenter Dieu presqu'exclusivement comme le Dieu-Amour ou le Dieu de la miséricorde tout en essayant de mitiger voire même d'effacer la justice divine et ses effets.7 Remarquons tout de suite que pareil phénomène 'psychologique' n'est pas tout à fait nouveau dans la vie de l'Église et qu'il n'a pas pu échapper à l'attention de saint Augustin, pasteur d'âmes. En effet, dans la 'Cité de Dieu', celui-ci évoque le souvenir d'entretiens singuliers qu'il avait eus avec des gens dont l'attitude et la 'mentalité' ressemblent admirablement à celles de certains de nos contemporains:
Sunt etiam, -dit-il- quales in collocutionibus nostris ipse sum expertus, qui cum venerari videantur Scripturas sanctas, moribus improbandi sunt; et agendo causam suam, multo maiorem quam isti misericordiam Deo tribuunt erga humanum genus. Dicunt enim de malis et infidelibus hominibus divinitus quidem verum praedictum esse, quod digni sunt poena: sed cum ad iudicium ventum fuerit, misericordiam esse superaturam. Donabit enim eos, inquiunt, misericors Deus precibus et intercessionibus sanctorum suorum.8
Augustin fait allusion ici à des personnes qui, certes, respectent les Écritures, mais dont les moeurs ne sont pas sans reproche: pour défendre leur propre cause, celles-ci contrairement aux autres, ont tendance à attribuer à Dieu beaucoup plus de miséricorde qu'il ne faut à l'égard du genre humain ... en oubliant complètement les exigences de la justice divine. Tout en essayant de comprendre la psychologie profonde de ces gens, saint Augustin ne s'est pas montré prêt pour autant à sacrifier l'image biblique et authentique de Dieu dans toute sa richesse et complexité, pas plus que les autres théologiens qui à sa suite -tel un saint Anselme dans son Proslogion, c. 8-11- au lieu d'exalter l'un aux dépens de l'autre, s'efforçaient de concilier entre eux les mystères de la justice et de la miséricorde de Dieu.
1 Depuis saint Augustin, le cadre de la synthèse théologique est la structure même du Credo: 'Le Credo est la base de toute synthèse théologique: saint Augustin y a recouru dans celles qu'il nous a laissées. La plus parfaite est l'Enchiridion (421)...', cf. la remarque de Cayré dans oeuvres de s. Augustin, 1. Introduction générale, éd. Cayré -Van Steenberghen (Paris, 1949), p. 49. Sur la place du. jugement dans les différents symboles, v. art. 'Jugement', DTC, t. 8, col. 1721-1726. Voir aussi K. Barth, Dogmatik im Grundriss (Zürich, 1947); Karl Rahner, 'Über den Versuch eines Aufrisses einer Dogmatik', dans Schriften zur Theologie, Bd. I (Einsiedeln-Zürich-Köln, 1956), p. 152 svv. Dans son essai de synthèse de la dogmatique, Rahner place à la fin (F., p. 47) le traité d'eschatologie qui débute par une 'gnoséologie théologique des énoncés eschatologiques' vus dans leur possibilité et leurs limites. Remarquons la tendance 'kantienne' qui apparaît dans ce thème introductoire qui insiste sur la théorie de la connaissance ainsi que sur l'aspect de 'possibilité' (de même qu'au début de l'Aufriss: 'Idee jeder möglichen Offenbarung in die Welt hinein I. Der Gott einer möglichen Offenbarung... 'cf. ibid., p. 29). Le jugement dernier est rangé au 4' point des 'Eschata' qui comprend selon Rahner les éléments particuliers de l'eschatologie: '4. Die Einzelelemente der Eschatologie. a) Die Wiederkunft Christi. b) Die Auferstehung des Fleisches. c) Das allgemeine Gericht. d) Die Hölle als Gesamtschicksal des 'Corpus diaboli'. e) Der Himmel als das ewige Reich Gottes des Vaters'. Cf. ibid., p. 47. -L'articulation du traité proposée par Rahner correspond à la grande division classique; Rahner, comme les grands théologiens du Moyen âge, termine aussi son projet de synthèse dogmatique par le ciel 'comme le royaume éternel de Dieu'. Chez lui aussi nous retrouvons la résonance de la 'Cité de Dieu' d'Augustin. Toutefois, contrairement aux auteurs du Moyen âge, Rahner n'envisage pas de donner une place au jugement dernier dans la christologie. Sur sa théorie des 'énoncés eschatologiques' voir K. Rahner, Theologische Prinzipien der Hermeneutik eschatologischer Aussagen', dans Schriften zur Theologie, Bd. 4 (Einsiedeln, 1960), p. 40l-428. Sur quelques problèmes actuels de l'eschatologie voir Hans Urs von Balthasar, 'Eschatologie', dans Fragen der Theologie heute, hrsg. von J. Feiner, J. Trütsch u. F. Böckle (Einsiedeln-Zürich-Köln, 1960), p. 403-424; Idem, 'Les jugements de Dieu dans l'Apocalypse', dans Communio, n. X, 1(1985), p. 8-16; Walter Kasper, 'L'espérance de la venue définitive de Jésus-Christ dans la gloire', ibid., p. 17-33.
2 Certains théologiens parlent actuellement de 'concentration christologique' à propos de l'eschatologie, cf. Walter Kasper, 'L'espérance de la venue définitive de Jésus-Christ dans la gloire', dans Communio, n. X, 1 (1985), p. 23-26. Toutefois, la 'concentration christologique de l'eschatologie' mise en relief actuellement par ces derniers n'est pas en fait une nouveauté: l'eschatologie est donnée comme essentiellement christologique dans les sources bibliques, elle est affirmée comme telle sans aucune ambiguïté dans tous les symboles (cf. article 'Jugement' dans DTC, t. 8, col. 1721-1722) et c'est ainsi que les théologiens du Moyen âge l'ont compris. Il suffit de se rappeler par exemple les chapitres de la fin du livre IV de la 'Somme contre les Gentils' de saint Thomas. Voir en particulier c. 79:
'Quod per Christum resurrectio corporum sit futura. Quia vero supra ostensum est quod per Christum liberati sumus ab his quae per peccatum primi hominis incurrimus; peccante autem primo homine non solum in nos peccatum derivatum est, sed etiam mors, quae est poena peccati ... necessarium est quod per Christum ab utroque liberemur, et a culpa scilicet et a morte ... Effectum igitur mortis Christi in sacramentis consequimur quantum ad remissionem culpae ... Effectum autem resurrectionis Christi quantum ad liberationem a morte in fine saeculi consequemur, quando omnes per Christi virtutem resurgemus'. Quant au jugement dernier, il convient aussi essentiellement au Christ: 'Et quia Christus sua humanitate, secundum quam passus est et resurrexit, nobis et resurrectionem et vitam aeternam promeruit; sibi competit illud commune iudicium, quo resurgentes vel praemiantur vel puniuntur', cf. ScG, IV, 96.
Le seul théologien à avoir attribué la parousie au Père semble être Abélard dont l'opinion fut condamnée par Innocent II: 'Quod adventus in fine saeculi possit attribui Patri', cf. article 'Abélard', dans DTC, I, col. 45, 47. Toutefois, on ne peut pas affirmer avec certitude qu'Abélard ait professé cette doctrine étant donné que le passage de l'Expositio symboli (PL 178, col. 626) d'où visiblement on avait tiré la proposition condamnée peut être interprété d'une façon orthodoxe. Ajoutons tout de suite que l'opinion attribuée à Abélard est en contradiction avec le passage que nous avons relevé dans sa Theologia Christiana où le deuxième jugement dans la majesté est formellement attribué au Christ. Nous y reviendrons plus loin. - Notons en passant que selon K. Rahner (cf. Das letzte Gericht, V. Systematisch', dans J. Höfer-K. Rahner, Lexikon für Theologie und Kirche, Bd. IV (Freiburg, 1960), col. 734-736), le jugement dernier doit être considéré en relation avec l'achèvement du monde et de l'histoire comme totalité (' ... im Zusammenhang mit der Vollendung der Welt und der Geschichte als ganzer ...'). Cependant, cet achèvement ne doit pas être entendu comme le résultat d'une évolution intramondaine, mais comme celui d'une décision souveraine de Dieu (' ... diese Vollendung nicht einfach das Ergebnis der weltimmanenten Entwicklung, sondern von der souveränen Verfügung Gottes ... '). Toutefois, cette interprétation ne tient pas suffisamment compte du rôle essentiel du Christ.
3 Actuellement, les théologiens ont tendance à ne parler que d'un seul jugement laissant complètement dans l'ombre l'existence d'un 'premier' jugement qui suivrait la mort de chaque individu. Cf. Walter Kasper, 'L'espérance de la venue définitive de Jésus-Christ dans la gloire', dans Communio, n. X, 1(1985), p. 23-26. Sans avoir l'intention de prendre part à cette controverse marquée par un effort de synthèse et d'unification parfois exagéré, parce qu'il ne tient pas toujours suffisamment compte de la diversité d'éléments irréductibles des données multiples de l'eschatologie biblique (tendance habituelle à ramener tout à l'Un), je montrerai plus loin l'insuffisance et l'ambiguïté du principe herméneutique proposé par Karl Rahner pour interpréter les énoncés eschatologiques. Avant tout, je voudrais montrer sur quelques exemples comment le problème se pose et se résout dans l'histoire de la théologie naissante'. En attendant, je me permets de relever l'erreur historique commise par P. Gisel qui dit: 'Les développements de la théologie catholique ont souvent distingué une eschatologie personnelle (mort, jugement particulier, purgatoire, enfer et ciel) et une eschatologie universelle (résurrection des morts, parousie, jugement du monde et instauration définitive du Règne de Dieu). Ces développements sont relativement tardifs (la première mention doctrinale d'un jugement particulier apparaît en 1274, au IIe concile de Lyon). Ils apparaissent problématiques ... Mais, bibliquement et chez les Pères, les deux aspects sont profondément solidaires ... ', cf. Pierre Gisel, 'Création et eschatologie', dans Initiation d la pratique de la Théologie, sous la dir. de B. Lauret et F. Refoulé, T. III: Dogmatique 2 (Paris, 1983), p. 714. Ainsi qu'on vient de le voir, l'idée d'une multiplicité de jugements de Dieu est affirmée par saint Augustin; quant à la doctrine de l'existence de deux jugements distincts, l'un après la mort de l'individu, l'autre à la fin du monde, elle est certainement acquise depuis Abélard, donc bien antérieure au IIe Concile de Lyon. D'autre part, il serait inexact de dire que, dans la pensée des auteurs que j'étudie, les deux jugements ne soient pas en même temps solidaires, bien qu'envisagés selon des aspects différents. Je renvoie surtout aux considérations de saint Thomas qui explique bien pourquoi il n'y a aucun inconvénient de dire que Dieu juge deux fois. Saint Thomas trouve l'unification des deux jugements en Dieu, mais 'secundum diversa', selon des points de vue différents. Voir ici note n. 50.
4 Cf. Jacques Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Les grandes civilisations, dir. par Raymond Bloch (Paris, 1965), p. 606. Voir aussi pp. 205, 241, 244 sv.
5 Cf. Ibid., p. 622.
6 Récemment, deux ouvrages de tendance sociologique ont été publiés par l'auteur pour mettre en relief la prédication de la peur: Jean Delumeau, Le Christianisme va-t-il mourir? (Paris, 1977); Id., Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles (Paris, l983). Dans ce dernier ouvrage, imposant par son volume et alléchant, pour certains esprits, par son titre, l'auteur suit la méthode très sélective de Jacques Le Goff, en adoptant décidément les vues pessimistes et les jugements très négatifs et 'culpabilisants' de ce dernier: le Moyen âge est caractérisé par le signe distinctif de la peur et de la terreur. Jean Delumeau présente ici une monographie susceptible, à son avis, de caractériser le Moyen âge et les siècles qui le suivent par ce qu'il appelle 'la pastorale de la peur' (p. 369 svv.).
Quant à la méthode de l'auteur, il y a lieu de commencer par une remarque qui atteint le fond même du problème. Il existe un réel danger lorsqu'on se propose de faire une monographie, à savoir celui de vouloir ériger le sujet choisi de la monographie en absolu et exclusif. L'historien a beau vouloir embrasser tous les documents écrits concernant le sujet de sa monographie, il ne parviendra jamais à prouver par là qu'il n'existe pas d'autres documents susceptibles d'étayer éventuellement des sujets différents. C'est le cas de Jean Delumeau. En effet, on pourrait remplir des bibliothèques prouvant le bonheur et la joie que produisait partout -même dans les pires persécutions- l'annonce de la 'bonne nouvelle'. C'est une véritable gageure de vouloir réduire' l'histoire' de la 'bonne nouvelle' en une 'histoire de la peur'. C'est méconnaître complètement les données essentielles de la doctrine chrétienne et celles de l'histoire de l'Église. Donc l'auteur pèche par omission. Aussi bien est-il très aléatoire de conclure à partir de l'ouvrage de tel auteur à la 'mentalité' d'une époque, même en s'appuyant sur des statistiques de la diffusion de l'ouvrage ou sur la proportion 'quantitative' des thèmes (p. 536 svv.). La mentalité demeure difficilement exprimable par des chiffres. D'autre part, et cela concerne directement le sujet de notre présent article, il est tout à fait faux de prétendre que par exemple le thème du jugement dernier, avec tout ce qu'il comporte comme composant dramatique susceptible de provoquer ce que j'appellerais une 'peur salutaire' qui n'est d'ailleurs pas la même chose que par exemple l"Angst' heideggerien -pas plus que celle provoquée par la philosophie du maître de Fribourg décrivant l'existence de l'homme comme étant un 'Sein zum Tode' est une affaire de pure 'mentalité' d'une époque. Les discours eschatologiques de l'Ancien Testament ainsi que ceux du Nouveau établissent suffisamment la raison d'être et la présence continuelle du thème du jugement dernier, thème qui fait partie du Credo ('inde venturus est iudicare vivos et mortuos'). Il ne s'agit donc pas là d'un libre choix, mais d'un des dogmes fondamentaux du christianisme qui, par ailleurs, est à la fois porteur de crainte salutaire, certes, mais aussi d'immense joie et d'espoir. Là encore, l'auteur pèche par omission. Pour être valable au point de vue méthodologique, une monographie sur la peur devrait tout au moins distinguer et bien analyser, sans les confondre, plusieurs espèces de peur, dont la peur salutaire, ainsi que l'a fait par exemple Alain de Lille dans un de ses sermons (Sermo III, 'De timore iudicii': 'Est enim triplex timor, scilicet timor horroris, timor cautelae, timor reverentiae. Timor horroris est quo timemus seu horremus poenam; timor cautelae, quo cavemus culpam et etiam poenam; timor reverentiae, quo divinam reveremur maiestatem. Horum primus erudit, secundus provehit, tertius consummat et perficit': cf. PL t. 210, col. 204). Car on ne peut pas mettre sur le même pied la peur devant les catastrophes de la nature ou devant celles causées par les guerres avec la peur salutaire qui est une véritable sagesse inculquée précisément par le livre de la Sagesse et qui est porteuse de joie et de bonheur: 'Timor Domini gloria, et gloriatio, et laetitia, et corona exsultationis. Timor Domini delectabit cor; et dabit laetitiam, et gaudium, et longitudinem dierum' (Eccli., I, 11-12). Pour une bonne pédagogie 'sociale', il est tout à fait superflu de vouloir 'dénoncer' la 'pastorale de la peur' s'inspirant d'une sagesse véritable pour la remplacer par une 'autre pastorale de la peur' fondée sur l'autorité de Freud et de Jung (p. 9). La peur demeure donc ainsi d'après l'auteur une nécessité sociale. Mais quelle peur? Il ne nous le dit pas. Et pour terminer, j'adresse encore à l'auteur quelques questions susceptibles, à mon avis, de 'remettre en question' la méthode même dont il se sert: Est-il sûr que les gens de notre époque n'ont pas peur? (Tantôt, j'ai déjà fait allusion à la description heideggerienne de l'existence; maintenant, j'évoque la menace d'une conflagration universelle, présente dans les discours eschatologiques, mais plus que jamais réelle à cause du danger du nucléaire). N'est-il pas vrai aussi qu'à notre siècle les êtres humains sont soumis dans certains pays à une véritable 'pastorale' de la terreur? Ceci étant, peut-on alors affirmer selon les règles d'une logique élémentaire, que la peur est le 'signe distinctif d'une époque que l'on se propose de dénigrer -ainsi que Jacques Le Goff l'a déjà entrepris auparavant- du seul fait qu'elle s'affirmait chrétienne?
7 Voir aussi un récent numéro de la revue Communio sur le Jugement dernier: Thomas Langan, 'Un jugement qui libère', dans Communio X, 1, Janvier-Février 1985, p. 48-53; Henri Hudé, 'Dieu me jugera', ibid., p. 62-75.
8 Cf. S. Augustini De civitate Dei, XXI, c. 18, PL 41, col. 732, n. 1.
C. Viola, Jugements de Dieu et jugement dernier. Saint Augustin et la scolastique naissante (Fin XIe - milieu XIIIe siècles), dans The Use and Abuse of Eschatology in the Middle Ages (éd. W. Verbeke, D. Verhelst et A. Welkenhuysen), Leuven University Press 1988, p. 294-298.
Après avoir examiné la place du jugement dernier dans l'ensemble des jugements divins, nous venons de présenter brièvement quelques exemples de synthèse théologique. On le voit, ces synthèses sont autant d'efforts d'une compréhension plus profonde de l'ensemble des doctrines contenues dans la Révélation, doctrines parmi lesquelles prennent place l'eschatologie et notamment le jugement dernier. Nous avons pu constater le souci permanent des auteurs de l'époque -depuis Pierre le Mangeur et Hugues de Saint-Victor jusqu'à saint Thomas- d'être fidèles au plan essentiel même de l'histoire du salut dont l'une des prémisses est la considération du Dieu-Trine en lui-même pour passer ensuite à la considération des oeuvres de Dieu, à savoir la création et, à la suite de la chute de l'homme, la Rédemption. Les jugements de Dieu en général -nous pensons à la doctrine augustinienne- et le jugement dernier trouvent donc leur place à l'intérieur même d'une sorte de mouvement linéaire que constitue l'histoire du salut dont le jugement dernier sera l'achèvement.
Cependant, ce mouvement linéaire est parfois secondé par un mouvement circulaire1, car au fond et cela est singulièrement évident chez saint Thomas il s'agit d'un retour. Ce retour, chez Augustin et qui sera suivi par Pierre Lombard, c'est l'établissement définitif, par un jugement de 'discernement définitif, de la Cité de Dieu. Le jugement dernier est donc considéré comme l'acte final de la justice divine établissant définitivement la Cité. Cependant, chez saint Thomas, l'idée-clef de la synthèse sera différente et, par là même, l'acte suprême et définitif de la justice divine sera considéré tantôt dans la perspective de la sagesse de Dieu, tantôt dans celle de la fin dernière, telle qu'elle nous est connue par la Révélation et non pas seulement par la raison. Le but de ces efforts de compréhension est loin d'être celui d'exciter la peur, mais celui de pénétrer toujours plus profondément dans les mystères de Dieu en suivant son plan qui est son oeuvre, à savoir la création et, en raison de la chute, la Rédemption qui s'achève, par le truchement du jugement dernier, dans l'établissement de l'état définitif du monde et de l'humanité.
Dans ces tentatives de synthèse, le rôle du Christ apparaît essentiel aux yeux des auteurs. Le jugement dernier revient de droit au Christ et c'est par Lui, 'duce Christo' qui est la Voie, ainsi que le dit saint Thomas, que l'humanité doit arriver à sa fin. Le pouvoir judiciaire revient de droit au Christ, c'est pourquoi Alexandre de Halès et saint Thomas réservent une place particulière à cette question dans leur christologie. Le jugement dernier est donc inséparable du Christ: c'est pourquoi il est présent dans l'esprit de ces deux grands théologiens lorsqu'ils parlent du Christ.
L'une des idées-force de la synthèse chez saint Thomas est donc la Sagesse divine qui englobe toute l'histoire du salut, y compris le jugement dernier. Remarquons tout de suite que l'idée de la sagesse exprime à la fois la manière d'agir de Dieu qui dispose tout selon un ordre et l'oeuvre de la théologie qui est aussi une véritable sagesse. C'est ainsi que l'effort de synthèse du théologien participe à la sagesse même de l'oeuvre du Créateur.
Pour introduire la distinction qui traite de la fin du monde et du jugement 'général', Pierre Lombard cite l'Enchiridion d'Augustin qui décrit l'achèvement des deux Cités. Il faut remarquer qu'Augustin lui-même joint ici l'idée de cité à l'idée de fin. Cette remarque est importante, car le schéma général de Hugues sera l'histoire sainte, c'est-à-dire la 'series narrationis' qui commence par le 'principium mundi' et qui s'achemine 'ad finem et consummationem omnium'. Selon le même schéma, saint Thomas s'exprimera en des termes de 'exorsus a Deo' et 'terminatur in Deo'. Mais c'est toujours la même idée de principe et de fin qui y est mise en évidence.
Ainsi compris, le jugement dernier est la dernière manifestation de cette sagesse divine qui a tout ordonné et disposé selon un plan prévu. Il serait donc tout à fait erroné de vouloir isoler le jugement dernier de l'ensemble des événements qui constituent l'Histoire Sainte et de vouloir réduire celle-ci à un jugement qu'on appelle à juste titre le dernier. Mais il serait aussi erroné de considérer ce jugement surtout comme un jugement de condamnation. La 'massa damnata' d'Augustin est porteuse des signes manifestes de la grâce miséricordieuse de Dieu.2 Les questions même qui surgissent sous la plume des auteurs à propos du jugement dernier montrent sans cesse la double signification du jugement dernier: non seulement la peine des damnés, mais aussi et avant tout la gloire des justes. Ce n'est donc pas dû au hasard si les auteurs traitent ensemble la miséricorde et la justice de Dieu. Dès lors le thème du jugement dernier reçoit à la fois son sens plénier et la place qui lui est due à l'intérieur de la synthèse théologique qui, ainsi que nous l'avons remarqué à plusieurs reprises, suit rigoureusement l'agencement et le développement de l'Histoire Sainte.
En essayant de situer le jugement dernier dans l'Histoire Sainte, nous avons pu constater aussi que, selon les auteurs que nous avons consultés, celui-ci n'est que l'achèvement final d'une multiplicité de jugements de Dieu qui traversent l'histoire de l'homme, depuis la chute, jusqu'à la fin des temps. Si le jugement de Dieu concerne l'homme, il le concerne aussi bien en tant qu'individu qu'en tant que membre de la famille humaine.
Le premier jugement de Dieu, celui qui suivit sa chute, concerne dans ses effets tout le genre humain: il est d'une portée universelle, ainsi que saint Augustin l'avait souligné. Mais il reste encore la responsabilité individuelle.
Or, si l'individu est responsable devant Dieu, il est impensable qu'il puisse échapper comme tel à la justice divine. C'est bien cela que les auteurs de l'époque avaient compris. Dès lors, leur attention se concentre de plus en plus sur l'analyse et l'éclaircissement des conditions de l'exercice de la justice divine concernant l'individu. En conséquence, l'idée d'un jugement, ou d'un 'jour de jugement' après la mort de chaque homme, avant la résurrection, se précise et s'affirme peu à peu. L'idée augustinienne reprise et perpétuée par Pierre Lombard selon laquelle il existe un temps interposé entre la mort de l'homme et la résurrection et qui 'contient les âmes dans des réceptacles mystérieux' peut être considérée comme le fondement même d'une psychologie de l'âme séparée dont nous retrouvons déjà une esquisse chez Hugues de Saint-Victor et qui sera élaborée par Jean de la Rochelle. Cette psychologie tend à rendre compte à la fois sur le plan philosophique et théologique des implications de l'exercice de la justice divine après la mort de l'individu.
Cela prouve que l'existence de l'exercice de la justice divine à ce moment précis de l'existence de l'individu est généralement admise. Il n'est donc point étonnant de constater que, pratiquement, chez saint Thomas la perspective se renverse: il ne se pose pas la question de savoir s'il existe un jugement de Dieu après la mort de l'individu, mais, ceci étant admis, il se demande s'il est encore nécessaire qu'un autre jugement, à savoir un jugement général intervienne, ce qui lui donne l'occasion d'exposer sa théorie concernant la dépendance de l'homme, même après la mort, 'de la durée du temps actuel' pour fonder, par la raison, à la fois la doctrine du jugement particulier et celle du jugement dernier.
Dans cette perspective, le jugement dernier apparaît comme l'achèvement de la justice divine qui commence déjà à s'exercer par ses effets, irréversibles certes, mais incomplets, au moment de la mort de l'individu. Cependant, la manifestation de cette justice ne peut être parfaite -non seulement parce que le sujet de ses effets est l'âme seule-, mais aussi du fait que, tant que dure le cours des temps présents (l'histoire de l'humanité), l'effet des actions -bonnes ou mauvaises- de l'individu retentira pendant des générations à venir dont l'exercice parfait de la justice divine doit tenir compte.
Si l'existence du jugement particulier commence à être affirmée clairement depuis Abélard, -nous en retrouvons les éléments depuis Hugues de Saint-Victor sous la forme de questions concernant l'état de l'âme séparée- dans les synthèses, le jugement particulier n'est pas autant mis en évidence que le jugement dernier. C'est compréhensible, car vu la portée universelle du jugement dernier et sa présentation dramatique dans la Bible, les théologiens -depuis Augustin- ont concentré davantage leur attention au jugement dernier qui est aussi explicitement affirmé dans le Credo. C'est la deuxième raison qui explique le traitement particulier auquel est soumis le jugement dernier.
Dès lors nous pensons qu'une historiographie objective doit tenir compte de la présentation de l'ensemble des doctrines qui ont profondément marqué une époque pour la caractériser au lieu de concentrer l'attention sur telle doctrine particulière, fut-elle aussi centrale que la doctrine du jugement dernier, l'un des articles du Credo. D'autre part, l'étude des synthèses permet aussi de placer chaque élément doctrinal -en l'occurrence les jugements de Dieu et le jugement dernier- dans une vision globale qui est capable de modifier, sinon transformer complètement son sens. C'est ainsi que, pour parler avec saint Augustin, le jugement de Dieu apparaît comme un jugement de discrétion qui sépare, dès ici-bas, les deux cités mais dont la séparation définitive ne se réalisera qu'à la fin du monde; c'est ainsi que, pour dire avec saint Thomas d'Aquin, le jugement dernier sera la dernière manifestation de la Sagesse de Dieu: c'est ainsi que, duce Christo' qui prononcera la dernière parole de la justice divine selon les mérites et la libre décision de chacun, l'homme pourra retourner définitivement à Dieu, même si, dans cette vie, il s'est séparé de Lui par le péché; c'est ainsi que le jugement dernier sera l'acte de naissance (regeneratio) pour une nouvelle vie équivalente au bonheur éternel.
1 Voir à ce sujet J. A. Aertsen. The Circulation-Motive and Man in the Thought of Thomas Aquinas', dans L'Homme et son Univers au Moyen âge. Actes du septième Congrès International de Philosophie Médiévale (30 août - 4 septembre 1982), éd. C. Wenin, Philosophes médiévaux, XXVI (Louvain-la-Neuve, 1986), I, p. 432-439.
2 La pensée de saint Augustin s'exprime admirablement à ce sujet lorsque celui-ci explique pourquoi l'homme a tant de mal à comprendre et à admettre la réalité du supplice éternel: c'est parce qu'il a perdu le sens de cette sagesse qui permet de mesurer la gravité de la première prévarication. Car plus l'homme jouissait de Dieu, plus le rejet de Dieu fut abominable. Le jugement dernier est donc à la mesure du premier péché de l'homme. Cependant, dans le même contexte, Augustin fait ressortir admirablement la miséricorde de Dieu, tout en maintenant les exigences de sa justice: si tout le monde restait dans les peines du châtiment juste, la grâce miséricordieuse du Rédempteur n'apparaîtrait pas; si, au contraire, tout le monde était appelé de nouveau des ténèbres à la lumière, disparaîtrait la sévérité du châtiment. Et le fait que tant d'hommes seront libérés des ténèbres, est un puissant motif d'action de grâce pour le don gratuit du Libérateur. Voici le texte:
'Sed poena aeterna ideo dura et iniusta sensibus videtur humanis, quia in bac infirmitate moribundorum sensuum deest ille sensus altissimae purissimaeque sapientiae, qua sentiri possit quantum nefas in illa prima praevaricatione commissum sit. Quanto enim magis homo fruebatur Deo, tanto maiore impietate dereliquit Deum, et factus est malo dignus aeterno, qui hoc in se peremit bonum, quod esse posset aeternum. Hinc est universa generis humani massa damnata: quoniam qui hoc primitus admisit, cum ea quae in illa fuerat radicata sua stirpe punitus est, ut nullus ab hoc iusto debitoque supplicio, nisi misericordia et indebita gratia liberetur; atque ita dispertiatur genus humanum, ut in quibusdam demonstretur quid valeat misericors gratia, in caeteris quid iusta vindicta. Neque enim utrumque demonstraretur in omnibus; quia, si omnes remanerent in poenis iustae damnationis, in nullo appareret misericors gratia redimentis; rursum, si omnes a tenebris transferrentur in lucem, in nullo appareret severitas ultionis. In qua propterea multo plures quam in illa sunt, ut sic ostendatur quid omnibus deberetur. Quod si omnibus redderetur, iustitiam vindicantis iuste nemo reprehenderet: quia vero tam multi exinde liberantur, est unde agantur maximae gratiae gratuito muneri liberantis':
cf. S. Augustini De civ. Dei, XXI, c. 12, PL 41, col. 726-727.