Son Eminence Monsieur le Cardinal Roger Etchegaray
Président du Jubilé du 3ème Millénaire
Città del Vaticano

Feria Va post Cineres anno Incarnationis Domini MM°

Eminence,

A la veille de la cérémonie de 'repentance' prévue pour Dominica Quadragesimae dans le programme du Jubilé dont vous êtes le Président, je me permets de vous communiquer mon témoignage et quelques réflexions d'historien de la philosophie concernant les " fautes graves de l'Eglise du passé " que la célébration du Jubilé est censée reconnaître publiquement. Ces réflexions et témoignages furent destinés et ont été déjà transmis en son temps par mes soins à Mgr Gaston POULAIN, Evêque de Périgueux, Président du 'Comité épiscopal pour les relations avec le Judaïsme'. Je pense qu'à la veille de cette grande confession publique de l' " Eglise pécheresse ", il n'est pas inutile de faire connaître ces réflexions au plus haut Responsable du Jubilé. Aussi, sera-t-il utile, ad perpetuam rei memoriam, que ce texte figure dans les Archives du Saint-Siège.

Nous nous permettrons quand même de céder à la tentation de la joie que nous inspire le Triomphe du Christ dans et par son Epouse bien aimée, l'Eglise, à travers les vicissitudes et les persécutions sans cesse renouvelées - et même actuellement ressenties - et en raison de la pléïade des Saints qui ont jalonné ces deux milles ans d'histoire. Et nous ne céderons pas à la tentation d'un feu Jacques Maritain qui, dans son 'ecclésiologie'*, - malgré la distinction aussi astucieuse que subtile entre la 'personne' et le 'personnel' de l'Eglise qu'il avait inventée pour cause -, ne voyait dans l'Eglise que la Shoah, Galilée et l'Inquisition... à cause de son 'idéologie' et son historiographie, oh! combien réductrice...

Je considère que, loin des 'impératifs' imposés par des idéologies éphémères, notre 'mémoire doit se purifier' dans l'Ecole des Saints qui sont les garants de la sainteté permanente de l'Eglise. Cela n'empêchera pas d'évoquer avec douleur pendant ce Jubilé l'indifférence de certaines 'églises locales' devant le martyre de millons de fidèles catholiques refoulés et torturés pendant un demi siècle derrière le rideau de fer, ni la connivence de certaines 'églises locales' avec les bourreaux de leurs propres frères dans la foi pour des considérations mesquines de politique intérieure..., ainsi qu'en témoigne l' 'autobiographie' du Père Bigo S.J.**

En vous souhaitant bonne réception, veuillez agréer, Eminence, l'expression de ma plus haute considération.

*Jacques MARITAIN, De l'Eglise du Christ. La personne de l'Eglise et son personnel, Desclée de Brouwer, Bruges 1970.

** Pierre BIGO, Débat, dans l'Eglise. Théologie de la libération. Ouvrage couronné par l'Académie française. 2e éd. revue et corrgiée, Bibliothèque A.E.D., Mareil-Marly 1990.



(COPIE d'une lettre envoyée à Mgr Gaston POULAIN, Evêque de Périgueux, Président du 'Comité épiscopal pour les relations avec le Judaïsme')

Le 19 juillet 1997

Monseigneur,

Je me permets de vous communiquer une lettre que je vous ai destinée l'an dernier à la lecture de votre déclaration concernant l'abbé Pierre. Même si l'affaire n'est plus d'actualité, je pense que les réflexions inspirées à cette occasion gardent leur valeur et qu'elles vous aideront à continuer un dialogue fructueux dans la Vérité avec les représentants du Judaïsme de votre pays.

En vous souhaitant bonne réception, veuillez croire, Monseigneur, à mes sentiments de haute considération.


Monseigneur,

J'ai pris connaissance par la presse de votre déclaration concernant l'abbé Pierre. Je voudrais vous en remercier à double titre: 1° d'avoir eu le courage de vous désolidariser de l'abbé Pierre en raison de ses engagements politiques; 2° d'avoir complété le 'Catéchisme de l'Eglise catholique' qui, certes, déclare que l'antisémitisme est un péché mais qui n'a pas prévu tous les détails et implications possibles conditionnées par de nouvelles situations historiques, sociologiques, juridiques et idéologiques sujettes aux variations de ce Monde et des Humains qui l'habitent. En tout cas, votre déclaration fera désormais jurisprudence devant les tribunaux (ou 'confessionnaux', ces 'meubles affreux', dixit Jean Rey, théologien post-conciliaire) de l'Eglise qui est en France, et cela à double titre: 1° en ce qui concerne la casuistique de l'antisémitisme; 2° en ce qui concerne la prudence qui s'impose quant à la 'canonisation', de leur vivant, d'éminents représentant de la 'cause des pauvres' dans votre Eglise. Car, étant un être 'dynamique', l'homme est susceptible de changements tant vers le bien que vers le mal, et cela jusqu'à sa mort. Pour éviter le drame de conscience que cette nouvelle tournure de l'abbé Pierre doit leur causer, les usurpateurs de nos médias et les amis idéologues de l'abbé Pierre auraient dû, depuis longtemps, prendre connaissance de cette vérité métaphysique élémentaire.

Cependant, ne vous réjouissez pas trop vite à la lecture de mes louanges. La chose est infiniment plus grave que cela ne semble à première vue. En effet, votre déclaration, ainsi que celle, récemment, de vos 'confrères' concernant le Sida, sont la preuve inquiétante d'une perte d'autonomie de l'Eglise-qui-est-en-France que vous représentez officiellement dans votre domaine précis. Tout comme la déclaration de vos confrères concernant le Sida est la preuve d'une perte d'autonomie sous la pression de la franc-maçonnerie, des idéologues de 68, des lobbies de tous ceux qui ont intérêt à la diffusion mondiale de l'hédonisme avilissant lié à un commerce sordide des préservatifs - comme si les bénéfices commerciaux résultant de la vente des pillules, déclarées à l'époque comme nécessaires et suffisantes, ne leur suffisaient pas -, la vôtre est la preuve irréfutable d'une perte d'autonomie et de liberté sous la pression du Licra dont l'abbé Pierre eut la gloire d'être le membre d'honneur il y a encore quelques jours. Mais, par imprudence, le Licra non plus, n'a pas tenu compte de la vérité métaphysique élémentaire que je viens d'évoquer.

La constatation triste de cette perte d'autonomie m'incite à des réflexions ultérieures. N'étant ni idéologue, ni historien spécialiste en la matière (mais quand même historien de métier), je n'entends point discuter les thèses dont vous évoquez le caractère 'indiscutable' et la certitude "scientifique". Mais ce qui est étonnant c'est l'extension de la morale (celle de l'"obligation morale" - et pourquoi pas 'éthique'?) vers le domaine des sciences (historiques). Je ne vois pas comment l'acceptation d'une vérité scientifique devrait résulter d'une obligation morale ou 'éthique'? La science a ses propres méthodes, ses propres règles de certitude résultant de la recherche d'une évidence qui lui est propre. L'acceptation d'une proposition scientifique doit être fondée sur l'évidence que comporte la science en question et non pas sur des critères qui lui sont extérieurs. Aucun principe moral ne peut m'obliger à accepter une thèse scientifique dont je ne vois pas l'évidence fondée précisément sur la méthode propre à chaque science. Est-il besoin de rappeler ici que le genre de certitude propre à la science historique est le moins astreignant parmi toutes les sciences. En effet, la science historique est fondée essentiellement sur le témoignage humain dont la véracité doit être examiné en chaque cas. D'autre part, le témoignage humain est toujours fondé sur la liberté des témoins et de leur valeur morale. C'est pourquoi en matière d'histoire, nous n'arrivons qu'à ce que l'on appelle à juste titre la certitude morale qui est loin d'être celle de la physique, de la métaphysique ou de la logique.

Mais il y a aussi d'autres affirmations étonnantes dans votre Déclaration. Vous dites: "La caution morale que l'abbé Pierre représente, l'autorité qu'il a acquise par sa parole et par ses actes engagent l'Eglise de France aux yeux de l'opinion. Elle ne peut pas accepter d'être ainsi compromise."

Je vous avoue que, depuis que je connais l'abbé Pierre, malgré ses mérites incontestables, je ne l'ai jamais confondu ni identifié purement et simplement avec l'Eglise de France et surtout pas avec l'Eglise catholique apostolique romaine, à l'égard de laquelle celui-ci a fait naguère des déclarations peu aimables. J'ai toujours considéré comme malsains ses engagements politiques unilatéraux. Je ne vois pas comment par exemple un disciple authentique du Christ peut être prisonnier de trotskistes. Votre désaveu de l'abbé Pierre n'accablera pas nécessairement les disciples du Christ, mais seulement ceux qui ont érigé celui-ci en idole politico-médiatique et religieux.

Le désaveu de l'abbé Pierre et de ceux qui remettent en question l'historicité de la Shoah vous a donné l'occasion de rappeler la "responsabilité de l'Eglise". Vous dites, en effet, que "la recherche doit se poursuivre", ce qui paraît assez paradoxal et surprenant après que vous ayez qualifié comme "indiscutables" les acquis de la recherche historique menée jusqu'ici "par la communauté scientifique internationale". Il ne s'agit évidemment pas dans votre esprit de remettre en cause les 'acquis' par ses recherches ultérieures: celles-ci doivent prendre une orientation toute différente: "L'Eglise elle-même sait -dites-vous- qu'elle doit s'interroger sur ses propres responsabilités. Elle a commencé à le faire. Faut-il rappeler la déclaration toute récente des évêques allemands?"

Avant de discuter le bien-fondé historique de cette question, je me permets d'ouvrir d'abord une parenthèse. Depuis assez longtemps, tous nos médias divulguent le relativisme: elles nous inculquent que 'tout change', qu'il n'y a pas de 'vérité', qu'il n'y a pas d'absolu, que les 'mentalités changent', que les 'moeurs évoluent', bref qu'il n'y a rien d'immuable et rien d'absolument certain. Les mêmes médias nous inculquent aussi qu'il n'y a aucune autorité (sauf bien entendu la leur...). Bref, nos médias propagent le doute universel en inculquant le relativisme universel et le changement perpétuel qui implique évidemment le rejet de toute autorité, de tout 'dogme'. Vous savez aussi que de nos jours, l'historicité de nos Evangiles est battue en brèche partout, même par un journaliste aussi éminent que Jacques Duquesne et cela sous l'influence néfaste et unilatérale de l'historicisme allemand du siècle dernier, réchauffé d'abord par nos théologiens post-conciliaires et, à leur suite, par nos curés de paroisse. Ces gens-là inondent les cerveaux de nos contemporains avec le doute concernant les événements du passé.

Est-il alors surprenant que ce mouvement de doute universel - héritage, sans doute, d'un cartésianisme mal compris et mal appliqué -, concernant les 'vérités' de l'histoire et propagé par les adeptes français de ce courant allemand, ait fini par ébranler chez certains esprits faibles même la certitude scientifique de la Shoah? C'est pourquoi, dans votre déclaration, vous auriez dû aller beaucoup plus loin et dénoncer toute l'idéologie sous-jacente à ce mouvement qui remet en cause toute certitude et toute vérité historique dont souffre aussi actuellement l'Eglise. Vous voyez comment cette idéologie peut ébranler chez des individus faibles la certitude historique de la Shoah, de même qu'elle peut ébranler la certitude historique concernant le Christ, son Evangile et son Eglise? Là, évidemment, il y a une responsabilité de l'Eglise: l'Eglise, et vous-mêmes en tant que représentant de l'Eglise, vous devriez 'lutter' plus efficacement contre cette idéologie de l'historiographie et il était temps de la dénoncer énergiquement. Ce n'est pas le fait d'accepter ou de ne pas accepter une conclusion 'scientifique' d'historiens qui est morale ou immorale, mais c'est la pratique de l'historiographie imbue de l'idéologie en question qui est immorale. C'est cette pratique immorale qu'il fallait dénoncer d'abord à l'intérieur de l'Eglise, pratique qui, ainsi qu'on peut le constater, a fini par faire ses ravages même dans le domaine profane. Voici dans quel sens j'admets volontiers la responsabilité de l'"Eglise": c'est de ne pas avoir lutté efficacement contre cette idéologie impliquée dans certaines méthodes historiographiques.

Mais je sais que vous avez pensé à une autre responsabilité: non pas celle qui concerne la remise en question des acquis historiques de la Shoah, mais à la responsabilité de l'Eglise dans la préparation, dans la réalisation de la Shoah. Ici, il faut bien faire attention aux rudiments de la logique: qu'entendez-vous par "Eglise"? Lorsque vous dites "Eglise" dans ce contexte, considérez-vous vous-mêmes comme faisant partie de l'Eglise? Si oui, j'en conclus que vous étiez vous-mêmes présent dans les camps d'extermination pour envoyer vos victimes dans les chambres à gaz. Est-ce vrai? Vous n'étiez peut-être même pas né au moment de la Shoah. Ou bien alors l'autre membre du dilemme: vous vous considérez comme ne faisant pas partie de l'Eglise. Mais alors dans cette hypothèse-là, vous n'avez pas le droit de parler au nom de l'Eglise dont vous ne faites pas partie. Ou bien encore voici une troisième hypothèse: celle de la responsabilité collective poussée à l'extrême à tel point qu'elle atteint même les sphères de la 'méta-histoire'. Seulement ici, vous vous buttez contre l'attitude d'éminents représentants du Judaïsme actuel qui refusent catégoriquement l'idée d'une responsabilité collective, même dans le cas du "peuple allemand". Ainsi le Grand Rabbin de Budapest lors d'une émission en langue hongroise l'an dernier le Jeudi Saint; de même que Ignaz BUBIS souvent ou Cohn BENDIT et Michael FRIEDMANN du "Zentralrat der Juden", il y a quelques jours, sur une chaîne (n° 9) de la télévision allemande. Si même aux yeux des représentants éminents du Judaïsme actuel, la thèse d'une responsabilité collective doit être écartée, alors pourquoi parlez-vous de la 'responsabilité de l'Eglise' comme telle (= responsabilité collective)? N'oubliez pas que la liturgie authentique de l'Eglise nous impose seulement "mea culpa" et jamais "vestra culpa"...

Ou bien alors, sous la pression de certains milieux, la responsabilité collective exclusive de l'Eglise catholique romaine dans la réalisation de la Shoah devrait-elle être imposée comme un dogme, même si, ainsi que je le sais par expérience personnelle, elle ne pourra jamais prétendre à une certitude historique? L'historien honnête devrait quand même répondre à un certain nombre de questions dont le 'théologien' aussi bien que l'idéologue devraient tenir compte: pourquoi la Shoah fut-elle décidée et exécutée précisément dans le pays imbu de l'idéologie raciste d'Alfred Rosenberg? Pourquoi la Shoah n'a-t-elle pas eu lieu dans des pays catholiques comme l'Irlande, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, la Hongrie, les pays d'Amérique Centrale ou d'Amérique du Sud? Pourtant, les habitants de tous ces pays faisaient partie de l'Eglise... Pourquoi la Shoah n'a-t-elle pas eu lieu avant le XXe siècle et pourquoi a-t-elle eu lieu précisément dans cette Europe, théâtre de guerres fratricides continuelles et de massacres inouïs pendant la première guerre mondiale et pendant les révolutions bolcheviques ensuite?

Une autre question fondamentale: peut-on prouver par les sciences historiques que la Shoah fut motivée exclusivement ou même partiellement par des raisons d'ordre religieux? Les historiens -spécialistes de ces événements de même que ceux qui les ont vécus- savent très bien qu'il s'agissait là d'autre chose que de motivation religieuse. Certains esprits bien informés de l'histoire de la théologie chrétienne, tels Abécassiz, dénoncent l'influence néfaste de ce qu'ils appellent l'"ancienne théologie". D'autres, comme Cohn Bendit dénoncent l'"Eglise" -"die Kirche"- comme l'"humus de l'antisémitisme"... S'il était vrai de dire que l'"ancienne théologie" fut responsable de la Shoah, comment se fait-il que cette "ancienne théologie" n'ait pas produit partout et à toutes les époques les mêmes effet, à savoir l'extermination scientifiquement préparée et programmée des Juifs, sauf en Allemagne national-socialiste en plein XXe siècle? Dès lors que l'on admet que c'est le national-socialisme allemand du XXe siècle qui était le responsable, le réalisateur et l'exécuteur de la Shoah, peut-on prouver que le national-socialisme est le produit direct ou tout au moins lointain de l'"ancienne théologie" que l'on inculpe ainsi? Cette ancienne théologie culmina précisément dans l'Encyclique "Mit brennender Sorge" de Pie XI qui eut le courage de condamner toutes les perversions de l'idéologie du national-socialisme allemand et qui fut à l'époque la seule voix authentique et courageuse pendant que les politiciens bien pensants s'apprêtaient à s'agenouiller à München devant le Führer...

Métaphysiquement parlant - et ceci est vrai même dans le domaine de la physique -, les mêmes causes doivent produire les mêmes effets. Toute la science dite 'exacte' est fondée sur ce principe d'une évidence, certes, a priori, mais vérifiée aussi par l'expérience, sans lequel on ne pourrait entreprendre aucune nouvelle expérience, dans l'incertitude totale de savoir ce qui devra arriver, si ce principe n'était pas reconnu a priori comme vrai. Je ne vois donc pas pourquoi pendant 20 siècles de son histoire, notre Mère la Sainte Eglise avec sa "théologie ancienne" inculpée et discréditée n'ait produit nulle part la Shoah. Bien sûr, on essaie d'expliquer par tous les moyens cet événement dramatique -des savants allemands et autrichiens (p. e. Hans Mommsen) y voient de nos jours une grande complexité de causes-, mais ce serait en toute hypothèse un jeu trop facile d'imputer cet événement à une seule cause, ne serait-ce que d'ordre principalement -même si pas exclusivement- 'religieux'... Comment expliquer alors que les Catholiques de New York - nourris pourtant de l'"ancienne théologie" - n'aient pas exterminé les Juif des ghettos new-yorkais?

Mais passons aussi au témoignage. Je me permets de vous dire qu'en Hongrie, mon pays natal, j'ai assisté au drame de la Shoah. En tant que catholiques, nous l'avons vécu avec beaucoup de douleur et nous avons fait tout ce qui était possible, mais nous n'avons pas pu faire l'impossible: "ad impossibile nemo tenetur". Mais à l'âge de 16 ans, j'étais dans la résistance, en tant que catholique pratiquant soutenus par des amis prêtres! Dans ma ville natale, nous avons eu des prêtres courageux qui pénétraient avec force dans les ghettos constitués sous l'occupation allemande en 1944 pour annoncer l'Evangile aux pauvres victimes; les institutions ecclésiastiques, des paroisses etc., ont caché partout des Juifs au risque de leur propre vie; Mgr Angelo Rotta, Nonce Apostolique distribuait des passeports aux Juifs pour les sauver. Mais nous n'avons pu tout empêcher. Je vous dis cela en témoin! Et en même temps que les Allemands déportaient les Juifs, ils déportaient toute la jeunesse hongroise vers l'Allemagne à partir de l'âge de 15 ans, déportation que leurs parents n'ont pu empêcher non plus. Moi-même je me suis caché en risquant d'être fusillé comme déserteur et, plus tard, je fus déporté tout comme mon frère et mon oncle; nos soldats, plus de 350 000 hommes, ont tous péri sur le front de l'Est... Ma mère devait-elle pleurer ses deux fils déportés et portés disparus ou des Juifs qui avaient le même sort? Le Grand Rabbin de Budapest a reconnu aussi l'an dernier que la situation du peuple hongrois en 1945 fut aussi dramatique que la situation des Juifs de Hongrie: déportations, massacres, famines, ruines, désolation partout...

Ma mère et mon père se trouvaient dans l'impuissance totale: ils ne pouvaient pas empêcher ma déportation, ni la déportation de mon frère, ils ne savaient même pas où, quand, comment on m'avait déporté: ils ont seulement constaté que je ne suis plus rentré, que je n'étais plus... Mais je n'ai jamais eu la moindre intention de leur reprocher de ne pas avoir empêché ma déportation. Je n'ai jamais eu l'idée de reprocher à l'Eglise de mon pays de ne pas avoir empêché ma déportation et tout le désastre qui a déferlé sur mon pays. Je savais qu'il y avait là une force surhumaine, insaisissable, irrésistible, la force du Mal, devant laquelle nous nous trouvions tous dans une impuissance physique totale. Il ne nous restait que la force spirituelle de l'espérance chrétienne dans la Providence qui nous maintint intacts même dans les situations les plus dramatiques et notre confiance inébranlable en la Providence divine qui transforme en bien les choses les plus atroces.

De même, nous n'avons jamais reproché à l'Eglise de ne pas avoir empêché toutes les tragédies de l'histoire, par exemple l'invasion turque qui nous a coûté la disparition -par massacre massif et déportation- de plus des 3/4 de la population de la Hongrie qui, d'un pays en pleine efflorescence, devint un champ de bataille, un champ de mort, un champ d'extermination pour 150 ans...

Quant aux reproches faits à Pie XII, à la suite de Hochhut, de ne pas avoir sauvé les Juifs à cause de son silence, il faut savoir que Pie XII n'a pas protesté publiquement contre la persécution des Juifs afin d'éviter de nouvelles représailles envers ceux-ci, comme celles suscitées par la protestation de l'épiscopat hollandais qui causa notamment le mort d'Edith Stein. D'autre part, selon la même logique, et à plus forte raison, on pourrait aussi reprocher à Pie XII de ne pas avoir sauvé les Catholiques polonais... Ceux-ci n'ont-ils pas été également victimes d'une 'Shoah'? N'oublions pas la question cynique, mais en quelque sorte prophétique de Staline: Combien de divisions a-t-il (le Pape)? Et même les divisions des Alliés n'ont pas réussi à empêcher la mise en marche et le fonctionnement des chambres à gaz et des camps d'extermination... Par contre, ainsi que je l'ai appris cela récemment à la T.V. allemande, le CIA a posé son veto contre une éventuelle condamnation au Tribunal de Nürnberg de tous les savants allemands impliqués dans la préparation scientifique de l'extermination massive des Juifs, des Tziganes et d'autres, afin de les récupérer pour raisons stratégiques d'une éventuelle guerre chimique à laquelle les Etats Unis devraient faire face... Mais c'était une affaire d'Etat, qui n'a même pas le droit d'être épinglée par les historiens. Voici une connivence secrète au plus haut niveau politique avec les bourreaux de l'Humanité qui ont vraiment commis directement le crime contre l'humanité et qui ont pu ainsi éviter leur tribunal et leur jugement....

Mais pour comprendre une situation du passé, en bon historien, il convient de partir de l'analogie d'événements de notre époque. Monseigneur, pourquoi n'avez-vous pas empêché les génocides du Cambodge, du Vietnam, de l'Ethiopie et plus récemment celles du Rwanda, pourquoi n'avez-vous pas empêché les épurations ethniques qui se sont déroulés sous nos yeux, à quelques centaines de kilomètres à peine de chez nous? Alors, êtes-vous responsable, même si vous n'êtes pas "coupable" (Georgina Dufoy....)? Même Bernard Henri Lévy a reconnu un jour, -dans son impuissance totale d'empêcher les horreurs commises dans les Balkans malgré toutes ses protestations et malgré ses présences et efforts médiatiques-, qu'il était difficile voire impossible d'empêcher la Shoah avec des protestations. Mais pour arriver à cette conclusion, il faut du courage et une certaine dose de réalisme. L'aveu courageux et lucide de BHL devrait faire réfléchir l'auteur du 'Vicaire' et tout ceux qui aiment tant "se dédouaner" sur Pie XII et l'Eglise...catholique, tout en oubliant l'importance de la présence de l'Eglise luthérienne dans l'Allemagne national-socialiste (dite pudiquement 'nazi'). Quiconque n'a vécu pareille situation dramatique ne peut jamais prononcer un jugement valable là-dessus.

Et voyons ce qui se passe de nos jours: notre Saint Père ne cesse de dénoncer avec vigueur toutes les injustices et toutes les horreurs et atrocités dont nous sommes témoins dans notre monde actuel... et au lieu de l'écouter, ceux-là mêmes qui reprochent continuellement à l'Eglise sa responsabilité dans des événements dramatiques du passé, ne font que saper son autorité... Et nous constatons avec consternation que, malgré ses protestations énergiques continuelles, le terrorisme continue, des millions d'enfants meurent de faim, des massacres se perpètrent impunément... L'histoire nous montre qu'il y a une emprise du Mal sur le Monde que nous ne sommes pas en mesure d'empêcher par nos propres forces malgré notre meilleure volonté. Etes-vous capable d'empêcher la mort de millions d'enfants tués par la famine? Même, l'expédition militaire américaine de Somalie fut un échec cuisant face au déferlement de la haine et du Mal. Qui réussit à endiguer le fléau de la drogue? Le fléau du sang contaminé? Le fléau de la "vache folle" et toutes ces entreprises d'immoralité où l'argent et les intérêts économiques sordides sont à l'oeuvre? C'est seulement après avoir démontré notre capacité de maîtriser des situations actuelles inextricables que nous aurions le droit de jeter la pierre sur des gens qui ont vécu des drames analogues dans un passé plus ou moins lointain.

D'autre part, n'oublions surtout pas que l'antagonisme entre le Judaïsme et le Christianisme, plus précisément entre des Juifs (et pas "les Juifs", car l'immense majorité des premiers disciples de Jésus eux-mêmes étaient juifs) et les disciples de Jésus fut déjà au départ une guerre fratricide: Saül plein de zèle pour faire égorger les disciples de Jésus, ses propres frères de 'sang'... Pour comprendre tout cela, il faut aussi méditer l'"histoire" de Caïn et Abel, qui, comme tant de récits bibliques, sont plus que de "simples histoires", étant chargés de valeur et d'enseignement méta-historiques.

Mais j'ajoute encore un mot, à l'adresse d'un Pasteur de l'Eglise dont la tâche primordiale est l'annonce et la défense publique de l'intégralité du dépôt de la foi. Ceux qui attaquent Jésus et son Eglise, ne sont-ils pas aussi coupables d'"antisémitisme", voire coupables d'un crime "fratricide", étant donné que Jésus Lui-même - vrai Dieu, certes, mais aussi vrai homme - et en tant qu'Homme était juif, de même que les Colonnes de son Eglise, les douze Apôtres et l'immense majorité de ses disciples? Peut-on faire abstraction de ce fait dans un dialogue serein mené dans l'esprit de Vérité? D'autre part, si l'antisémitisme est un péché, l'anti-christianisme, la guerre acharnée contre Dieu et son Eglise, ne constitueraient-ils pas autant de péchés? Si tant est, qu'il existe encore des péchés après l'influence "bienfaisante" et anesthésiante de Françoise Dolto ou celle de nos sociologues qui nous inculquent chaque jour que tout est "faute de la société"... comme tout est 'réduit' -ou plutôt 'érigé'- en "phénomène de société". Et s'il en est ainsi, on serait obligé de déclarer l'abbé Pierre et son ami Roger Garaudy non coupables... et d'arrêter aussi définitivement tout procès... Vous voyez combien la société dans laquelle nous vivons est malade de ses propres incohérences logiques...

Dans ce contexte de dialogue, il faut aussi dénoncer un nouveau danger: celui de l'émergence d'un nouvel "Übermensch", celui d'une nouvelle forme de racisme où tel groupement d'humain s'érige en race pure sans faute ni péché, en race supérieure appelée à juger les autres, notamment l'Eglise. La seule issue pour un dialogue réaliste consiste dans la reconnaissance mutuelle de l'existence du péché originel et du fait qu'aucun d'entre nous n'en est exempt. Il y a donc danger d'un nouveau racisme et en même temps d'un certain masochisme de l'Eglise. Certes, on ne présente plus l'Eglise triomphaliste, cela a été dénoncé et combattu par nos Pères conciliaires, du moins dans la "cafeteria" du Concile. Pourtant, 'Ego vici mundum'... Mais comment en est-on arrivé là à un masochisme qui ne voit plus que des péchés horribles dans toute l'histoire de l'Eglise catholique, à la manière de l'"ecclésiologie" de Maritain? Est-il étonnant que les fidèles quittent massivement une Eglise bafouée de l'extérieur et détruite de l'intérieur par une culpabilisation malsaine, injuste et intolérable? Je n'ai jamais tué de Juif, je n'ai jamais fait de mal à aucun Juif: pourquoi dois-je être bafoué dans ma foi de disciple de Jésus, d'autant plus que la responsabilité et la culpabilité collective ne sont pas de droit?

Déjà, l'Eglise de France a perdu toute une génération de jeunes qui subissait régulièrement le lavage de cerveaux scientifiquement organisé dans nos écoles dont le seul but est la destruction de l'Eglise catholique romaine et, avec elle, de toutes les vraies valeurs humaines et surnaturelles. Nous assistons à une stratégie de grande envergure: avec l'incohérence habituelle, on inculque à notre génération, -en même temps que la permissivité, c'est-à-dire l'inexistence du péché- qu'il n'y a qu'un seul péché: la Shoah. Tous les jeunes le savent. Et on nous inculque également qu'il n'y a qu'un coupable: l'Eglise catholique romaine... J'ai gardé précieusement dans mes archives la brochure distribuée gratis au collège d'enseignement public où mes enfants faisaient leurs études... dont à l'époque j'ai fait état à Mgr Decourtray, alors Président de la Conférence des Evêques de France. Est-il alors étonnant que cette génération de jeunes porte dans son esprit le mépris et la haine de l'Eglise catholique romaine? Ne voit-on pas là à l'oeuvre une stratégie diabolique visant clairement à la destruction totale de l'Eglise par une culpabilisation collective généralisée?

Il faudrait certes définir philosophiquement et étudier historiquement l'antisémitisme mais aussi l'anti-christianisme. Je crains qu'en étudiant avec toute l'objectivité requise les relations entre Juifs et disciples de Jésus également Juif (en tant qu'Homme...), l'on ne retrouve finalement partout la présence du péché originel et le drame éternel de Caïn et d'Abel...

Je me permets de vous soumettre ces réflexions avec mon témoignage personnel concernant le drame du milieu de notre siècle. Ces réflexions sont aussi inspirées à cause de l'émergence de certaines tendances masochistes qui font jour actuellement dans l'Eglise et qui essayent de présenter celle-ci comme le bouc émissaire principal - sinon unique - de toutes les misères des deux derniers millénaires de l'histoire de l'humanité. Pour rétablir l'équilibre des jugements historiques du passé, à part le devoir d'éviter tout anachronisme, il serait souhaitable de tenir devant les yeux sans cesse l'enseignement de la parabole de l'ivraie, et de l'appliquer à tous les âges et à tous les événements. Il faudrait aussi rappeler l'avertissement que Jésus a adressé aux Pharisiens: " Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre " (Jn 8:7). Nous aurions le droit de juger les témoins d'un drame du passé uniquement dans la reconnaissance de notre impuissance à empêcher des drames similaires du présent. Ceci nous amène à la reconnaissance d'une grande vérité: le péché originel nous révèle le mystère des dimensions sociales et historiques du péché et il nous apprend qu'aucun de nous n'en est exempt, ni moi, ni mon interlocuteur, quelle que soit sa couleur ou sa race (si tant est qu'il soit permis d'admettre l'existence de races...). La reconnaissance mutuelle de notre égalité dans la condition de pécheur est la conditio sine qua non de tout dialogue dans la Vérité. Et le Pasteur qui aime son troupeau doit le défendre aussi.

Restant à votre disposition pour continuer le dialogue, veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de ma haute considération.